17 juin 2016

Chronique de ma Venise en mai (5)

Jeudi 12 mai.
Le tournage touche à sa fin. Pauvre Antoine que j'ai malmené avec mes états d'âme et ma mauvaise humeur. Il assiste en direct, du soir au matin, à mes errements psychiques. Mal-être qui ferait pâlir de jalousie un adolescent empêtré dans les plus sombres états d'âme. Est-ce un jeu inconscient ? Notre amitié en souffre mais résiste. Antoine écoute (enregistre aussi) et finalement son insistance, ses questions, me montrent combien l'intérêt manifeste qu'il manifeste, au-delà du travail qui l'a mené jusqu'ici, pour mes souvenirs, ma vie d'avant quand elle avait pour décor la Sérénissime, des Guglie à san Vio, de la Fenice à la terrasse de l'Excelsior, est sincère. Maître du son qu'il transforme avec une incroyable maestria en image palpable, c'est aussi un vrai professionnel de l'investigation (barbarisme anglo-saxon). Nos journées ici ont été un bonheur. Et puis, il y a Sophie. heureusement pour lui, comme pour moi. Elle rétablit la balance et sait apaiser les conflits avec sa permanente bonne humeur et sa joie de vivre. La rigueur scandinave au milieu de l'effervescence méridionale...



On pourrait croire le contraire, mais nous sommes en plein travail, en ce milieu d'après-midi, sur la petit et tranquille Campo dei Pozzi. Un couple de touristes français, des espagnols un peu bruyants et un groupe d'étudiants qui habitent dans le environs. L'occasion d'observer la vie habituelle de cette Venise mineure peu atteinte par le flux des hordes de touristes et où se déroule encore le quotidien normal des vénitiens, natifs ou d'adoption. C'est là que nous avons rencontré, un soir, quelques jours après notre arrivée, les membres de l'association qui se bat pour nettoyer la ville des graffitis qui fleurissent partout et sont rarement des œuvres d'art mais que je n'hésite pas à comparer aux marquages de réverbères par les chiens errants. Humanité, tu as produit bien mieux dans toute ton histoire ! (Cela n'est-il pas applicable aussi aux "masterpieces" que notre ami Pinault offre à l'admiration du public dans ses entrepôts de la Pointe de la Douane ? : question qui ne mérite aucune réponse, ne perdons pas notre temps).

Trêve de propos réactionnaires - en matière d'art je suis féroce et irraisonnable - et revenons à la photo. Quel équipage, un journaliste talentueux, heureux d'être là, un vieux Fou de Venise, votre serviteur, ce jour-là un peu désabusé dont les propos, j'espère, ne seront pas diffusés en l'état sur les ondes de la radio suisse. La tranquillité des lieux, la douce lumière et les verres de spritz aidant, la conversation prenait un tour paisible : non, tout n'est pas si pourri, il y a plein d'espoir et d'avenir pour la Sérénissime, même entourée de barbares. Et puis, la très solaire Sophie venait de nous rejoindre. Artiste-peintre, ou plasticienne comme il vous plaira, ce ravissant sujet de sa Majesté le roi de Suède vit ici depuis trois ans. Le mélange de l'esprit rationnel scandinave à la faconde vénitienne est plutôt réussi. La jeunefemme est intelligente et cultivée. Passionnée aussi. Elle fait une peinture pleine d'âme et de sensibilité, ceci expliquant cela. Rien de mièvre dans son travail, aucune emphase. Un rayonnement véritable dans ses portraits grandeur nature qu'atténue sa perception toute nordique des couleurs. Bref, beaucoup de talent. Beaucoup de modestie aussi. La certitude d'un constant work in progress qui la stimule et la fait s'interroger. N'est-ce pas le but des années de formation, particulièrement aux Beaux-Arts ?

Vendredi 13 mai. 

Visite de l'atelier de Sophie, situé dans une petite cour proche du Canalazzo. Un magazzino humide et un peu sombre mais bien agencé. Sobrement meublé d'une vieille banquette vénitienne, un tapis persan élimé, les murs de brique blanchis à la chaux, l'atelier est éclairé par une seule fenêtre. Parmi les nombreuses toiles, trois tableaux frappent l'imagination. Le plus grand représente un groupe de jeunes gens qui regardent le visiteur. C'est une interprétation de la photo-souvenir des compagnons de son père dans l'armée. leurs visages juvéniles sont tous marqués par des pensées différentes. Ils sont tout sauf légers mais rien de malsain ou de retors dans l'expression, plutôt une inquiétude ou de la lassitude. Une autre toile représente un intérieur de maison, vide mais chaleureux. Avec un je ne sais quoi qui rappelle Matisse mais qui serait rempli des tonalités nordiques. Enfin, j'ai aimé le portrait d'un ami de l'artiste, bourru, rebelle mais poète. son visage et celui de son compagnon remplissent la toile mais aussi l'espace physique entre le spectateur et lui. Quelques modelages, des dessins. Visite intéressante. La demoiselle a des choses à dire et n'en est qu'à ses débuts.

13 juin 2016

Chronique de ma Venise en mai (4)

Sottoportego, huile sur panneau de Zoran Music.
10 mai.
Souvenir de ce dimanche électrique de 1981 où François Mitterrand fut élu président de la république. Il y a 36 ans. Déjà. Si mon frère se réjouissait comme des millions de français, le jeune bourgeois réactionnaire que j'étais alors était plutôt en colère. Non pas que j'eusse préféré Valéry Giscard d'Estaing, mais je ne voyais dans le nouvel élu qu'un imposteur, violent opposant de de Gaulle et représentant de tout ce qu'à l'époque je détestais. Puis, les années passant, j'ai appris à connaître l'homme, l'intellectuel, le penseur et à comprendre combien les véritables hommes d’État ne trahissent jamais leurs convictions même quand on les voient changer programmes et idées. Mais, Tramezzinimag n'est pas le lieu pour parler politique. François Mitterrand a été une des personnalités françaises les plus détestées mais c'était une sacrée personnalité. Ce que je retiens plus de trois décennies après son élection, c'est la stature intellectuelle et philosophique du personnage. Son amour pour Venise, son goût de la solitude et du secret.Et puis, cette romanesque histoire dont le décor fut souvent vénitien presqu'autant qu'il se déroula dans les palais nationaux éloignés des médias et du public... Mazarine cachée à la France mais secret de polichinelle à Venise et dans bien des salons parisiens... C'est l'Altanella, la trattoria favorite du président qui m'a fait penser à tout cela. Et puis les roses du jardin visité avant-hier...


Je me souviens de cette rencontre fortuite avec le président en fin de mandat, non loin de la Punta della dogana, côté Zattere. J'avais décidé d'aller fumer ma pipe sous le lampadaire de la pointe comme souvent. En passant le petit ponte de l'Umiltà près de la fondamenta qui longe les jardins du séminaire, j'aperçus le peintre Zoran Music et son épouse, Ida Barbarigo. Je leur avais été présenté lors d'un vernissage à la galerie où je travaillais. Ils parlaient avec une dame que je ne connaissais pas et répondirent chaleureusement à mon salut. Un peu en retrait, un homme assez âgé, portant un élégant chapeau, regardait le Bacino de San Marco, deux hommes se tenaient non loin de lui. Je reconnus aussitôt la silhouette si particulière : C'était le président. Je trouvais splendide la manière qu'il avait de se tenir face à la lagune. Il suivait des yeux un joli voilier qui passait en direction de San Giorgio. Il vint vers notre groupe. Intimidé, je fis une sorte de volte-face un peu nerveusement, ce qui fit se rapprocher avec l'air menaçant un des hommes qui étaient restés près du pont. François Mitterrand eut un bref geste de la main gauche et le garde du corps s'arrêta net. J'aimais instantanément le personnage, son geste impérial, le demi-sourire qui éclairait son visage quand je m'approchais pour le saluer, Ida me présentant au chef de l’État. Les quelques pas que nous fîmes tous ensemble suivis par les gardes du corps sont restés dans ma mémoire, mais ils n'ont certainement pas laissé un souvenir impérissable au président... Je bafouillais, je ne parvenais pas à répondre simplement à ses questions. Un véritable niais. Cependant, le président, qui devait être habitué à ce genre de comportement et s'en amusait certainement, entretenait la conversation. Sa simplicité autant que sa prestance ajoutaient à ma timidité.

Ma première pensée quand je fus en face de lui qui me serrait la main fut pour ce geste de folie que j'avais eu le soir de sa victoire. Dans Bordeaux qui clamait bruyamment sa satisfaction, le pavé des Chartrons où je vivais restait plutôt silencieux, ses habitants atterrés imaginaient déjà le vainqueur chausser les bottes de Staline et enterrer nos libertés et réquisitionner nos maisons. Je ne sais pas comment j'ai pu y parvenir, mais m'étant saisi d'un grand crêpe noir de deuil et d'une des échelles de la loge du gardien, j'avais réussi à grimper sur la statue de Jeanne d'Arc (...) qui trône devant la maison et l'avais couverte d'un grand voile noir, enfin juste la tête de bronze de la sainte héroïne, car la sculpture est de taille (*). J'étais encore juché sur le piédestal quand des supporters du vainqueur qui passaient en voiture s'arrêtèrent, des types en sortirent, menaçants. Heureusement pour moi, au même moment surgissait un camion de police-secours. Les types remontèrent aussitôt en voiture et je regagnais, piteux, la maison devant les agents goguenards... Jeunesse irraisonnée... J'aurai dû lui raconter cela comme on confesse une faute et solliciter son absolution... Mais c'est lui qui parlait. Il m'avait demandé d'où je venais, ce que je faisais à Venise, s'intéressa au sujet de mon mémoire, puis je me souviens qu'il me montra la vue d'un grand geste ample. Le ciel était splendide ce soir là, une gamme de bleus sombres et de violets tachés de rouge carmin. Une merveille. La lumière, les sons qui nous entouraient, la voix du président... j'ai tout cela présent comme s'il s'agissait d'aujourd'hui... Comment ne pouvais-je pas être séduit par tout ce qu'il évoquait. 

Comme tout le monde, je savais qu'il logeait au palazzo Balbi-Valier, chez son amie Ida Barbarigo. Il avait habité à la Giudecca aussi, chez le comte Volpi, mais suite à un désaccord qui frisa l'incident diplomatique, il n'y était plus. Tout le monde le savait à Venise mais je ne m'attendais pas à le rencontrer et encore moins à parler avec lui. Ils me laissèrent sous le lampadaire et continuèrent leur promenade en attendant le dîner dans une trattoria des environs...Quelques années plus tôt, en juin 83, il était venu officiellement, à l'invitation du président Sandro Pertini à l'occasion de l'inauguration de l'exposition 7000 Anni di Cina a Venezia, qui permit au monde de découvrir, entre autres merveilles, les incroyables sculptures à tailles humaine des cavaliers et fantassins des armées de l'empereur de Chine. Roland Dumas, alors son ministre des Affaires étrangères l'accompagnait. L'épouse et le fils du ministre étaient là aussi. On m'avait demandé de les promener dans la ville pendant la manifestation. Ce fut finalement Dillemann, le vice-consul de l'époque qui s'en chargea. J'étais resté chez moi du coup, un peu dépité de rater une occasion (officielle) d'utiliser l'Ile de France, le bateau du Consulat et de rencontrer le président au palais des doges...

(*) : A l'époque la ville pavoisait l'endroit pour la fête (nationale) de la sainte héroïne en disposant des fanions tricolores sur notre balcon et celui de l'immeuble d'en face. Un détachement militaire venait rendre les honneurs en présence du maire, du préfet et des autorités civiles, militaires et religieuses. Une gerbe était déposée par deux jeunes femmes habillées en alsacienne et en lorraine... le grand voile de deuil bordé de dentelle que j'avais pris dans un tiroir pouvait couvrir une femme de la tête aux pieds...

11 juin 2016

Le secret professionnel de l'île la plus secrète de Venise, la Giudecca

Crédit photographique ©  Jean-Pierre Dalbéra - 2016 - Tous droits Réservés


Dimanche dernier, mon ami Francesco Rapazzini était l'invité du 219e numéro de Secret Professionnel, l'émission de Charles Dantzig, pour parler de l'île de la Giudecca sur laquelle il a écrit de très belles pages pour le magnifique ouvrage publié par les éditions Robert Laffont pour la collection Bouquins. Francesco est écrivain, vénitien d'origine, mais aussi journaliste, aussi sait-il parfaitement parler à la radio. C'est toujours un plaisir de l'entendre avec son accent italien que je le soupçonne d'entretenir alors qu'il vit en France, à Paris, depuis vingt-cinq ans. Coquetterie ? Non pas, juste un indicible rappel de son appartenance. Il est né de père milanais mais a grandi auprès de sa mère à Venise, à la Giudecca précisément, et encore plus précisément dans la maison même de Giorgio Baffo, du moins son casino sur la Fondamenta di Ponte Longo, une de ces maisons que les patriciens emménagèrent dès la fin du XVIe siècle pour y faire de la musique, y donner des bals et jouer aux jeux de hasard que l’Église longtemps réprima.

Lorsque je l'ai connu, au hasard d'un traghetto en vaporetto, entre le Lido et les Zattere, alors que je revenais de la Mostra del Cinéma avec un de ses amis, Francesco ne savait pas encore trop ce que serait son devenir. Il ne parlait pas le français mais il écrivait déjà. Les années passèrent, nous nous sommes perdus de vue après mon mariage. La dernière fois que je l'avais vu, ma fille Margot venait de naître. Nous n'avions jamais vraiment cessé de nous écrire, puis les lettres se sont raréfiées de ma part comme de la sienne et un jour il m'annonça sa venue à Bordeaux, dans notre appartement de jeunes mariés... C'était au début du Printemps il me semble. Je devais partir pour Antibes où m'attendaient mon épouse et notre petite fille. Ce furent trois ou quatre jours merveilleux de retrouvailles et d'amitié, qui je crois furent parmi les éléments qui déterminèrent Francesco à laisser quelques années plus tard, Milan et Venise pour s'installer en France. Aucune prétention dans ces lignes.

Crédit photographique © Giovanni dall'Orto - 2008 - Tous droits Réservés
 
Je ne voudrais pas laisser à penser que je puisse avoir eu autant d'influence, mais je sais le raisonnement qu'a tenu à l'époque le jeune étudiant en droit un peu acteur et modèle qu'était alors Francesco. Tout le monde passe un jour par Venise, tout le monde y vient mais peu y restent. A chaque rencontre qui comptait dans sa vie, le jeune giudecchino se retrouvait un jour ou l'autre face à la douleur du départ de ses amis et cette sensation d'abandon s'est muée en désir de partir à son tour. Il a roulé sa bosse, exercé plusieurs métiers jusqu'à ce que l'écriture, le journalisme - talents (et virus) inscrits dans son code génétique puisqu'il est entouré dans sa famille par des artistes, des savants... jusqu’à Vittoria, sa propre mère qui est écrivain et directrice de revues - pour finalement devenir cet écrivain véritable et prolixe que nous connaissons. La vie parisienne ne l'empêche pas de rester profondément italien, et plus que cela, vénitien.

J'invite les lecteurs de Tramezzinimag à se pencher sur sa bibliographie. Elle est dense et Francesco écrit sur des sujets fort intéressants. Nous avons à plusieurs reprises cité ses ouvrages dans ces colonnes. Lisez-le, vous m'en direz des nouvelles. C'est bien écrit, gourmand, esthétique, profond, intelligent. A son image. 
 
 
Francesco Rapazzini parle de la Giudecca avec Charles Dantzig 
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