18 novembre 2016

La Venise d'avant


L'église de la Pietà que l'on peut voir aujourd'hui sur le quai des Esclavons n'est pas celle où Antonio Vivaldi dirigeait les jeunes musiciennes du couvent. L'église qu'il connut et où eurent lieu les nombreux concerts qu'on venait écouter de toute l'Europe a été démolie et reconstruite entre 1745 et 1760, donc après sa mort (survenue en 1741 à Vienne. L'Ospedale où vivaient les jeunes filles que faisait travailler le prêtre roux a été remplacé par un palais aujourd'hui transformé en hôtel, l'Albergo Metropole. La gravure ci-dessus montre l'entrée de la chapelle de l'Ospedale della Pietà telle que Vivaldi et ses jeunes musiciennes l'ont connue et la première église démolie. Entre l'église d'alors et le bâtiment de l'hôtel, la calle della Pietà existe encore, peu ou prou telle que Vivaldi l'aura connue. Jusque dans les années 1740, deux passages communiquaient entre l'Ospedale où vivaient les enfants et l'église exactement au niveau de la tribune des choristes. L'ancien passage au fond de la ruelle, qui liait les bâtiments de l'institution sert toujours. 

L'oratoire qu'on voit sur la gravure, à droite de cette ruelle donnait sur le parloir. La porte-tambour qui contenait un berceau (à l'origine une sorte de lavabo) existe encore. Appelée la ruota dgli Innocenti. Cylindre de bois tournant sur des rails qui permettait de déposer un bébé sans être vu mais aussi de enfants un peu plus grands. On peut la voir ouvrant sur le mur de l'hôtel qui est celui de l'ancien orphelinat. Placée à l'origine directement sur la Riva degli Schiavoni, puis près du ponte dei Bechi, endroit plus discret mais surtout adjacent à la salle des nourrices où on allaitait les nouveaux-nés. Autres vestiges visibles désormais par le public : la cour du couvent avec son puits et le magnifique escalier hélicoïdal avec sa rampe ancienne qu'empruntaient les jeunes filles pour rejoindre leurs dortoirs. Cour et escalier font partie de l’hôtel depuis les années 90, quand il a été agrandi. 


On peut encore voir aussi deux simples colonnes de pierre, vestiges de l'ancien oratoire, dans le hall de l'hôtel. Est-ce l'esprit du prêtre roux qui fit décider Pierluigi et Elisabeth Beggiatole, propriétaires de l'hôtel depuis la fin des années 50, d'organiser régulièrement des concerts de musique de chambre ou des récitals de chant dans un salon à côté du hall ? Certainement. D'autant que l'esprit de la musique y vibre en permanence puisque la salle se trouve à l'emplacement exact de l'ancien oratoire où Vivaldi retrouvait ses élèves. Mais ce fut surtout à la mémoire de leur fils, jeune musicien au talent prometteur, mort dans un accident de voitures.


Il y aurait mille autres choses à dire sur l'Ospedale. Expliquer comment ces orphelins vivaient, comment tout était organisé. Des trois institutions similaires de la République intra-muros, seule la Pietà accueillait les enfants abandonnés. Il fallut en 1548 le rappel d'une bulle du pape Paul III, gravée dans la pierre près de l'entrée, pour rappeler à l'ordre les gens tentés d'abandonner en toute discrétion leur enfant alors qu'ils avaient les moyens d'assurer leur subsistance. Loger et nourrir, élever, soigner, éduquer, tout cela coûtait fort cher et la république, bienveillante, ne pouvait tolérer qu'on profite des œuvres charitables quand on pouvait soi-même faire face aux besoins des autres. 

Lorsqu'il m'arrive de faire visiter à des amis cette partie de Venise, je constate que mes hôtes ont toujours la même réaction dans ces lieux. Est-ce la personnalité du musicien et le fait que ses compositions soient si populaires ? Est-ce l'émotion que provoque l'idée de ces abandons systématique d'enfants pauvres ou illégitimes ? Mais tous mes visiteurs ressortent assez émus de leur passage dans ces lieux. Plus que ça, ils en repartent avec la sensation que les lieux sont peuplés, vivants et qu'il ne serait pas surprenant, par une de ces failles spatio-temporelles dont rêvent les romanciers et les enfants, de croiser un jour de jeunes orphelines dans leur uniforme rouge de l'époque,dont le rire diaphane contrasterait avec la tristesse de leur condition ou, bien plus triste, une femme cachée par sa bauta qui actionnerait la porte-tambour pour y déposer furtivement un tout petit être avec comme seul bien la moitié d'une image sainte ou d'une carte à jouer (seul signe permettant si besoin était un jour de rompre l'anonymat de l'enfant et lui rendre son nom et son état légitime)...