30 mars 2017

Délice de saison à Venise : c'est le temps des moeche

© Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.

Il est à Venise un délice gastronomique rarissime qui demeure fort heureusement suffisamment rare pour ne pas devenir lieu commun et risquait de disparaître si la presque trentaine de millions de visiteurs en réclamaient lorsqu'ils débarquent à Venise. Il s'agit des moeche.

 "Dis Monsieur, c'est quoi les moeche ?" m'a demandé un jour un petit garçon en visite au marché du Rialto. Le petit bonhomme dont j'ai oublié le prénom habillé comme un collégien anglais accompagnait ses parents avec sa grande sœur. J'avais sympathisé avec eux lors d' un des concerts hebdomadaires que donnait à l'époque le propriétaire de l'Albergo Métropole. Ce devait être en 1982 ou 83. Cette famille suisse me demanda de leur montrer Venise différemment. Ce que nous fîmes en commençant par le marché qui était beaucoup plus authentique et florissant qu'aujourd'hui. 

© Catherine Hédouin
Chers lecteurs, laissez-moi reprendre l'explication que je lui donnais : les moeche (pluriel de Moeca en dialecte vénitien), sont des crabes verts mâles (crabes communs à cinq pattes thoraciques, dits aussi crabes enragés qu'on retrouve un peu partout dans les estrans d'Europe occidentale. Mais ce vocable ne désigne ces petits crustacés qu'à un moment bien précis de leur croissance. Ceux qui sont pêchés et dont nous parlons aujourd'hui sont les jeunes mâles arrivés au dernier stade avant la mue, où ils sont le plus vulnérables mais aussi où leur chair est la meilleure. Cette pêche spécifique aux eaux de la lagune de Venise est aussi une culture au même titre que les huitres ou les moules ailleurs. On en trouve la trace dès le XVIème siècle et savants et naturalistes ont commencé de s'y intéresser scientifiquement dans les années 1750. 

Les vénitiens ne prononçant pas les l, le féminin pluriel moleche est devenu moeche (prononcez [mo'èké]). Les femelles sont appelées masanete (Tramezzinimag du 15/11/2007 ICI). Connue depuis des siècles, cette culture spécifique à la lagune à laquelle se sont intéressés savants et naturalistes dès le XVIIIe siècle est reconnue officiellement : mâles et femelles sont inscrits au répertoire italien des Produits Alimentaires Traditionnels (PAI) bénéficiant d'une protection légale. 

Ces petits crabes communs en phase de mue sont pêchés au moment où ils perdent leur carapace devenue trop petite pour leur corps qui s'étoffe et juste avant que la nouvelle soit assez formée. C'est ce qu'en terme savant, on nomme l'exuvie (1). L'enveloppe du jeune mâle n'est toute molle que pendant un temps très bref, car la mue se fait en quelques heures au contact de l'eau saumâtre de la lagune. Le crabe est alors suffisamment tendre pour être cuisiné et mangé facilement.
© Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.
Cette pêche qui se pratique exclusivement dans la lagune de Venise, et plus précisément dans les environs de Burano, Chioggia et de la Giudecca, a lieu deux fois par an, entre la fin janvier et le mois de mai, puis de la fin septembre à la fin novembre. Bien sur, tout cela dépend des conditions météorologiques et les années se suivent sans que les quantités soient les mêmes. On dit ici que les meilleures moeche sont celles récoltées au printemps. C'est donc le moment encore pour quelques semaines si vous êtes à Venise (vois plus loin les restaurants recommandés par Tramezzinimag où vous en trouverez à coup sûr). 

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Sur le marché, selon les années, les prix oscillent entre 50 et 80€ le kilo. Produit rare et donc coûteux mais qui met à la bouche des gourmets. On raconte souvent la requête poignante faite il y a quelques années par un homme gravement malade. En phase terminale, il appela de Rome pour demander qu'on lui expédie des moeche qu'il voulait goûter une fois encore avant de mourir. Comme l'expédition était impossible, ce sont ses fils qui sont venus jusqu'à Chioggia récupérer de quoi en préparer assez pour un ultime repas familial. Les pêcheurs offrirent des bouteilles du meilleur prosecco. 

Pour être certain de pouvoir en obtenir, à moins de connaître le poissonnier le mieux est d'avoir dans ses relations un pêcheur spécialiste. Celui que je connais à la Giudecca est maintenant assez âgé et annonce chaque année qu'il va se retirer. Plaise à Dieu qu'il hésite encore longtemps et nous ramène longtemps encore ces délicieux dons de la lagune ! 

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En réalité, il ne s'agit pas tout à fait d'une pêche comme celle des poissons. C'est aussi un élevage. En résumé, les moeche ne sont que des crabes dépouillés de leur ancienne carapace et pas encore recouverts par la nouvelle. Cette période de mue ne durant que quelques heures, cette courte phase pendant laquelle le crabe devient moeca, où il est quelque sorte tout nu, sa chair sans protection, qu'il doit être pêché. Mais ils ne s'organisent pas pour être tous au même moment prêts à fournir le marché. Il faut donc s'assurer d'en avoir le plus grand nombre car tous ne sont pas arrivés au même stade de mutation quand ils se retrouvent enferrés dans les nasses des Moecanti.


L'art des moecanti. 
Ainsi, aussitôt pêchés, les crabes sont triés. Ceux proches de la mue seront immédiatement acheminés au marché et ceux pour qui il faudra attendre un peu vont être mis dans des viviers d'où ils seront sortis au fur et à mesure. Ce travail n'est pas aussi simple qu'on pourrait le croire. Il faut des dizaines d'années d'expérience aux moecanti (ou molecanti, nom donné à Venise aux pêcheurs et éleveurs de moeche) et sinon l'assistance de collègues plus expérimentés pour sélectionner les pièces et faire rapidement ce tri. Car il faut faire vite et ne pas laisser les crabes mourir. 

En quoi consiste exactement ce tri ? Il s'agit de sélectionner les crabes spiantani (ceux qui sont presque à l'état de moeche) et les boni (ceux qui deviendront spiantani à leur tour dans quelques jours). Ainsi triés, les crabes sont transférés dans des viviers, sortes de caisses ajourées, les vieri, qu'on accroche à des pieux (pali) fixés sur le fond de la lagune. Ces pépinières permettront de suivre les phases du développement des moeche. Véritables nurseries, elles font l'objet d'une attention quasi constante. Les caisses qui contiennent les spiantani sont ouvertes chaque jour, parfois même plusieurs fois par jour, pour récolter au juste moment les pièces arrivées au stade de moeca. Les molecanti savent d'un coup d'œil reconnaître les moeche à point.

Il faut voir la surprenante vélocité des pêcheurs au moment du tri. A suivre leurs gestes, on pourrait croire que tout cela est machinal mais leur regard concentré montre bien la difficulté de la chose. C'est un métier ! Le travail des molecanti est une activité extrêmement complexe qui est inscrite dans la tradition vénitienne.

C'est ainsi que les techniques et les secrets jalousement préservés de cet élevage, se transmettent dans les familles de génération en génération. Pour confirmer le lien profond qui lie cette activité à la culture vénitienne, il suffit de voir le nombre de coopératives et d'associations qui permettent aux touristes comme aux passionnés de la nature, de découvrir cette pêche lors d'excursions passionnantes. Suivre avec il moecante le parcours qui se déploie le long de la route de pêcheurs est une expérience unique (3)



Mais quelle différence avec les crabes habituels me direz-vous ? Tout. Leur goût n'a vraiment rien à voir. Les moeche ont une légère saveur de crustacés à la fois bien plus fine et plus prononcée que celle du crabe habituellement consommée. La chair est vraiment d'une finesse incomparable et le fait que ces crustacés ne soient disponibles en l'état seulement quelques semaines par an, en font depuis toujours un mets rare et recherché ; un peu comme les pibales de Gironde. 

Cuisiner les moeche. 
Si certains cuisiniers en quête d'innovation se sont essayés à de nouvelles recettes, il n'est dé véritable manière de les consommer que la traditionnelle friture. Ainsi est leur destin, tant physique que métaphysique : finir frits pour notre plus grand plaisir. L'usage est de les laisser mariner vivants toute une nuit dans une préparation d'œufs battus (tels quels ou assaisonnée différemment selon les goûts de chaque cuisinière), afin qu'ils en soient gavés, puis de les passer dans la farine et de les faire frire dans de l'huile bouillante. Même sans la phase marinade aux œufs le résultat est excellent. La chair est extrêmement tendre, le goût très fin. Pattes et pinces sont croquantes. Les moeche doivent être mangées bouillantes et bien salées. 

Il est primordial que les crabes soient vivants et en tout cas très frais car sans leur carapace ils pourrissent très vite. Il faut toujours les sentir avant de les acheter en ne se laissant pas tromper par leur parfum qui est très prononcé. Il faut les voir cavaler sur la table quand on les ramène à la maison, pendant qu'on enfarine leurs petits camarades ! Même tous blancs ils continuent de se mouvoir. On pourrait penser que leur sort est cruel. Mais ne vous inquiétez-pas, leur mort est très rapide une fois jetés dans la friteuse. Certaines cuisinières disent parfois qu'elles refusent d'en manger car elles les ont vu vivants quelques secondes plus tôt... Respectons leur refus, mais elles ne savent pas ce qu'elles perdent. Tant mieux pour les autres qui en ont ainsi davantage. Général une fois qu'on en a goûté on a vraiment envie d'y revenir ! Les enfants apprécient beaucoup en général cette légèreté et ce côté croquant. 

La Recette: 
Ingrédients : il faut, pour 400 grammes de moeche vivantes, un œuf entier bien frais plus un jaune, un verre de lait entier, de la farine, de la bonne huile de friture, sel, citron.
- Laver et bien égoutter les moeche. 
- Battre les œufs avec le sel et le lait. 
- Deux possibilités ensuite : soit inciser le dos des crabes pour en sortir l'eau puis les plonger dans la préparation puis les rouler dans la farine avant de les frire, ou les mettre vivants à tremper dans les œufs pour qu'ils les absorbent, les fariner puis les mettre à frire. 
- L'huile doit être bouillante. Y déposer les crabes. Les retourner à mi-cuisson et les servir aussitôt afin qu'ils soient bien croquants. Ils sont prêts quand la friture fait de gros bouillons. Ils doivent être suffisamment cuits mais ne doivent pas brunir (comme se doit d'être toute bonne friture) et servis très chauds. 
- Ajouter du sel à volonté, du citron et à table ! Il est des cuisinières qui les passent quelques minutes au four à basse température pour les rendre plus friables. 

Daniele Zennaro, le très créatif cuisinier du Vecio Fritolin qui connait parfaitement le territoire lagunaire, ses secrets et ses traditions, interprète la préparation des moeche en innovant. L'idée est d'amener le goût naturel du produit à sa quintessence qu'une friture mal préparée peut complètement détruire. Valoriser ce qui est naturellement bon et améliorer les faiblesses du produit. Ce qui fait la différence entre la bonne cuisine et la Grande cuisine. Si les moeche sont mises à frire vivantes comme le veut l'usage, il ne les trempe que très brièvement dans un mélange d’œufs et de lait. De cette manière, les moeche conservent une légèreté divine. Délicatement croquantes en surface et moelleux à l'intérieur.

Que boire avec ce plat ? 
Dans l'ordre, nos préférences à Tramezzinimag vont d'un traditionnel soave de qualité, bien frappé, à du champagne en passant par du prosecco :
  • Soave : J'aime beaucoup les produits des Vini Gini, particulièrement celui le Salvarenza Vecchie Vigne 2011 des grains de garganega pour le bonheur du palais récoltés à la main qui donnent un nectar à la couleur mordorée. Une alliance parfaite avec les moeche. Vin un peu cher mais qui mérite sa réputation d'excellence. 
  • Prosecco :  mon favori, celui de l'azienda Le Colture, Valdobbiadene Docg Prosecco superiore. Les spécialistes disent que ce n'est pas un prosecco pour touristes ! Inhabituel en effet par rapport à ces prosecco vendus en France, avec ses parfums très denses de pêche et d'abricot qui se transforment ensuite en fleur d'agrumes et de pétales de roses. En plus il a un bien joli nom : Rive di Santo Stefano brut Gerardo 
  •  Champagne : Ce sont des amis vénitiens qui m'ont fait découvrir ce champagne incroyable, 100% pinot noir, le vin rare de Marie-Noëlle Ledru, grande dame champenoise. Sa cuvée 2007 de Goulté blanc de noirs brut est un vin d'appellation Grand Cru AOC, produit en viticulture raisonnée. Un trésor. Il y a aussi le champagne Terre de Vertus, Blanc de Blancs du domaine Larmandier-Bernier, parmi les plus anciens domaines travaillant en agriculture biologique. Millésimé nature, c'est un vin raffiné, minéral très expressif issu des Vieilles Vignes de Cramant qui ont entre 5 et 80 ans. Une explosion de sensations. 
Les moeche, tous ceux qui en ont goûté en raffolent. A la saison, les gourmets se précipitent. Même les journalistes du Guardian et ceux du New York Times en sont fous. Heureusement pour les crabes, cette période de totale fragilité qui leur coûte de finir dans nos assiettes est courte.En attendant de les cuisiner vous-mêmes sur place, ci-dessous un choix parmi les restaurants de Venise qui servent des moeche. Partout ailleurs, il y aura forcément erreur puisque les crabes doivent être cuits vivants et consommés très rapidement. Si vous en voyez à la carte d'un restaurant de Paris, Bruxelles, Montréal ou New York, passez votre chemin ! 

Où manger des moeche ?
1 - Vecio Fritolin, Calle Regina, Rialto.
2 - Al Gatto nero à Burano, Viale Marcello.
3 - Alle Testiere, Calle del Mondonovo.
4 - Anice Stellato, Fondamenta della Sensa, Canaregio.
5 - Osteria da Rioba, Fondamenta della Misericordia.
6 - Muro Rialto, Campo Bella Vienna, Rialto.


Mais me direz-vous, si tout le monde veut goûter à ce produit miraculeux, n'y-a-t'il pas un risque que l'on décime cette espèce ? La vraie menace pour les moeche et les masanete, comme ailleurs pour les moules, les huîtres, les œufs de poisson sauvage ou les pibales bordelaises, c'est la pollution des eaux et des sols. Longtemps l'homme a pêché et chassé non pas en prédateur égoïste mais en consommateur éclairé, conscient de la nécessité de préserver tous les dons de la nature et il savait l'incongruité imbécile de vouloir s'en emparer à tout va pour faire du profit. On en revient toujours là... 

© Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.

Notes
1- L'ancienne carapace, devenue trop petite, que l'animal abandonne, s'appelle l'exuvie. On appelle plus particulièrement exuviation le rejet de l'ancienne carapace. Le terme ecdysis (repris du grec), utilisé en langue anglaise pour désigner la mue des arthropodes, est mieux traduit en français par exuviation, car il correspond strictement au moment du rejet de la cuticule, alors que l'on peut considérer que la mue (moult en anglais, molt en américain) englobe aussi des étapes préparatoires à l'exuviation (dites pré-exuviales) et des étapes qui lui font suite (dites post-exuviales). In-Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mue_des_arthropodes (18/03/2017)

2- Un arthropode est plus vulnérable durant toute la mue, non seulement pendant l'exuviation, où il n'a plus la possibilité de fuir et où les risques de blessure sont fréquents, mais aussi dans les étapes pré- et post-exuviales où la vieille cuticule se ramollit et où la nouvelle n'est pas encore suffisamment durcie. 

3-  Se renseigner auprès de la Cooperativa San Marco di Burano qui propose sur réservation des escursions de  Pescaturismo (tel. : 041 730076), avec un molecante.

Simples pensées vénitiennes. Journal


Quoi de plus apaisant qu'un brouillard matinal, quand les paysages familiers s'enveloppent de mystère ? L'atmosphère est propice aux rêves comme au farniente. Qui prétend que la grisaille est triste. Tout prend un aspect différent avec la brume épaisse qui se répand tout autour de moi. Le chat qui s'était hasarde sur le balcon a vite recouvré son coussin au-dessus du radiateur. Même les deux pigeons réfugiés sur le rebord de pierre de la fenêtre ne l'ont pas intéressé. Comme lui, je suis bien au chaud, retourné dans mon lit, face à la fenêtre et aux deux pigeons. La lumière est elle, diaphane et à bien regarder, elle n'est p grise mais blanche avec des nuances de rose très pâle et de bleu tout aussi clair. Les branches dénudées des tilleuls ressemblent aux branches des cerisiers en hiver qu'on voit dans les peintures japonaises. Au fond, qui ferment le décor, les façades des maisons voisines, avec leurs grandes fenêtres pareilles à de grands damiers noirs et blancs. Tout est atténué, nuancé, mème les bruits de la ville. Et, quand les cloches de l'église voisine se mettent à sonner, on pourrait presque penser à celles des navires en pleine mer quand la brume se confond avec l'océan et que le silence se fait absolu, le calme parfois effrayant. L'idéal donc pour l'introspection, la méditation et donc pour l'écriture. Le chat a quitté son coussin pour me rejoindre sur le lit. Non pas par curiosité, ni pour m'encourager dans ma tâche comme il le fait parfois, mais plutôt pour comprendre pourquoi je reste dans mon lit au lieu de lui préparer son déjeuner... Il attend. Mitsou aurait pu s'appeler Bouddha, tant il cultive la sérénité et la patience. Il a ses moments de crise, comme tout un chacun. On lit alors dans ses yeux des pensées diaboliques. C'est un chat.

Il manifeste dans ces moments-là sa rage en s'attaquant à un journal abandonné sur un fauteuil et qui n'avait rien fait, le réduit en charpie, ou en s'amusant à faire le tour du canapé sur le dos en ne s'aidant que de ses griffes pour avancer. Si ce pauvre sofa avait des cordes vocales, il hurlerait sa douleur. Comme je l'ai fait il y a peu en découvrant la facture du tapissier. Mais pour l'instant, respectueux de mon travail, il s'est endormi les pattes avant joliment repliées sous lui, à deux pas de mon écritoire, après avoir un instant regardé, pensif, ma main, le stylo et mon carnet. Rosa le petit chat gris de mes années étudiantes à Venise, dormait dans une position identique quand la contempler ainsi m'inspira ma nouvelle, Le roi des chats est vénitien. Mitsou lirait-il dans mes pensées ? (les chats sont capables de tout et comprennent tout, j'en suis convaincu) mais au moment où le nom de son lointain prédécesseur apparaissait sur cette page, il a ouvert un œil, m'a regardé un court instant puis m'a tourné le dos et s'est rendormi... 

Mais revenons au brouillard. Le caigo que j'évoquais plus haut. Il comble l'écrivain, le poète et le rêveur. Je ne prétend être rien de tout cela, juste un plumitif qui ne peut se passer d'écrire et peut enfin le faire tout à son aise. Que parfois des gens me lisent et en tirent un certain plaisir me satisfait bien sûr, mais être lu n'est pas le premier de mes soucis. A l'âge qui est le mien, au seuil du dernier chapitre de la vie, le besoin d'exprimer ce que je crois, ce que je pense et ressens, m'est devenu impératif. Peut-être pour commencer de transmettre mes expériences et mes idées maintenant que mes enfants, à leur tour, font des enfants et qu'ils vont sur le chemin de la vie sans n'avoir plus à me donner la main. Peut-être aussi pour conserver le souvenir de ce que j'ai vécu, comme un témoignage d'une époque révolue et encore très présente dans mon esprit (comme dans mon cœur). Je rencontre tellement de gens dont la mémoire s'est figée et qui ne pourront jamais plu transmettre quoi que ce soit des aventures de leur vie, qu'il y aussi ce désir de dire tant que j'en suis capable. 

Curieusement, moi qui n'ai pas de mémoire, sinon de manière fugace, et qui m'appuie sur presque cinquante ans de journal intime pour savoir le détail de ce que furent mes jours, je revois clairement certains moments un temps oubliés comme on regarde un film. Matière idéale pour mon écriture, qu'il s'agisse de nourrir une fiction ou d'illustrer mes idées et mes convictions. Que le lecteur ne voit pas dans ces lignes un quelconque satisfecit narcissique. Je ne fais que constater ce qui nourrit ma pensée - et ma vie finalement - chaque jour. 


Venise autant que ma campagne isolée m'aident en cela, comme le brouillard de ce matin de février, à quelques jours du carnaval qui va se répandre comme une coulée de lave, dans les rues et les campi de Venise. Mais j'aurai fui avant l'invasion. En attendant, j'écris dans mon lit, avec le chat endormi, qui rêve à côté de moi et les deux pigeons qui observent en commentant l'allure des passants. Mon billet sur la triste affaire du jeune homme noyé sous le regard des badauds a été lu par plusieurs milliers de personnes, partagé par des tas d'inconnus. Mais je m'interroge. Les mots du titre, sans l'avoir voulu, sont du même acabit que ceux de la presse dont je dénonçais dans l'article le goût pour l'émotion et le sensationnel. Sommes-nous tous contaminés finalement ? Une amie psychologue vient ce matin de m'apporter les éléments qui me manquaient pour que ma réflexion soit plus aboutie. Elle m'expliquait ce qu'on nomme "l'Effet du témoin" mis en avant par John Darley et Jibb Latané (*), à la suite d'un meurtre dans les années 70 et qui montre que plus il y a de personnes qui sont témoins d'un évènement, moins les gens interviennent. 

Un lecteur s'interrogeait sur le fait que si à la place d'un homme de couleur il s'était agi d'une fillette de cinq ans, il y aurait eu des gens pour sauter dans l'eau glacée au risque de leur vie. On a tous en tête des situations où il suffit d'un cri, d'un geste pour déclencher un mouvement de foule. Peut-être a-t-il raison quand il souligne l'hypothèse que l'enfant attirant la sympathie naturelle de tous les gens normalement constitués, il n'en est pas forcément de mème pour un adulte, qu'il soit noir, blanc, jaune ou vert de peau. Cette retenue, ne serait-ce pas la manifestation inconsciente de ce qu'on nomme le racisme ordinaire ? Hélas oui peut-être pour certains. Mais à entendre les voix enregistrées dans les vidéos, la tonalité de la plupart des cris et des paroles échangées par les témoins entre eux,montre bien une émotion; on sent bien qu'ils ne sont pas indifférents. En effet, si le secouriste avait sauté, ou n'importe qui, d'autres auraient suivi. Enfin pour répondre à ce lecteur, tout s'est passé très vite et quand les gens ont commencé à réagir, (au moment où le maître-nageur a voulu intervenir), les bouées entourées le jeune homme et on peut penser que la foule a été littéralement sidérée de voir que Pateh ne bougeait toujours pas, ne faisait aucune tentative pour s'en approcher et n'a à aucun moment essayé de s'en saisir. Même gelé, il pouvait tendre les bras, elles étaient vraiment tout à côté de lui et c'est surement ce qui a tétanisé la foule. En réécoutant le son des vidéos du drame, j'ai remarqué qu'à cet instant précis, quelques secondes avant qu'il ne se noie, il n'y a pratiquement plus de cris, presque plus de bruit dans ces lieux pourtant toujours très animés. La rumeur s'est atténuée et d'un coup le silence... Les gens sont subjugués par la scène qui se déroule sous leurs yeux. Ils sont sidérés, c'est le mot le plus juste. C'est aussi le plus triste. 

Le soleil tente de faire une percée mais la densité du brouillard l'en empêche. Cela donne une jolie lumière mordorée. Les branches des tilleuls sont passées du noir d'encre à un marron tirant presque sur le vert. Ces variations de lumière depuis ce matin m'évoquent la différence, le soir dans la maison, entre les lampes allumées. Celles avec des ampoules traditionnelles à filament (j'en ai acheté en quantité partout où je pouvais, à Venise, à Bordeaux, Nantes, à la campagne) qui répandent un joli jaune chaleureux, et les ampoules LED, blanches et laiteuses. Selon l'emplacement, elles organisent dans le salon un jeu de nuances agréable à l'œil. 

Mais écrire dans mon lit n'apporte que des considérations bien ordinaires. J'entends déjà quelques soupirs de lassitude parmi mes chers lecteurs. L'impression d'animer à moi tout seul, avec moi-même, (le chat ne participant que d'un œil qu'il ouvre de temps à autre pour deviner si j'ai malgré tout bientôt l'intention de me lever pour le nourrir), une sorte de conversation piece, ou pour parler français une discussion genre café du commerce... Le soleil maintenant est vraiment levé. Doré comme du bon pain, il efface la palette des gris dont le brouillard avait recouvert la ville. Il est temps de passer au occupations domestiques. C'est bien l'avis de Mitsou. Dehors, les bruits de la ville sont revenus. Il est presque onze heures.  Après Caldarà, c'est la voix de la splendide Lizz Wright qui chante magnifiquement Hit The Ground. Laissez-moi dédier cette belle chanson à la mémoire de Pateh.



Note :
* L'Effet du témoin (appelé aussi effet spectateur), en anglais bystander effect, est un phénomène psycho-social des situations d'urgence dans lesquelles notre comportement d’aide est inhibé par la simple présence d'autres personnes présentes sur le lieu. La probabilité de secourir une personne en détresse est alors plus élevée lorsque l’intervenant se trouve seul que lorsqu’il se trouve en présence d’une ou de plusieurs personnes. En d’autres mots, plus le nombre de personnes qui assistent à une situation exigeant un secours est important, plus les chances que l’un d’entre eux décide d’apporter son aide sont faibles. La probabilité d’aide est ainsi inversement proportionnelle au nombre de témoins présents. (cf. :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_du_temoin