01 juillet 2017

La Véritable Venise. Journal juillet 2016 (extraits)

© Benefica Biribiri, Venezia 2016
Avez-vous jamais ressenti cette emprise des sens qui soudain surgit et nous inonde en un instant de pensées biscornues et terrifiantes ? Plus rien n'est clair dans notre esprit et pourtant, derrière ce  fatras d'idées et d'images un peu floues qui nous  envahit, une grande lumière demeure, prête à jaillir. On ne la sent que peu à peu, prémices d'un renouveau de la joie après les fureurs de la tempête. Quand les éclairs jaillissent de partout et font trembler la terre, que la pluie tombe drue poussée dans tous les sens par le vent furieux, on aperçoit toujours quelques tâches discrètes de bleu  entre les nuages, puis soudain  tout redevient clair et lumineux ; le grondement de l'orage laisse la place aux oiseaux qui s'égaient ; l'horizon délavé s'encadre d'un arc en ciel somptueux... C'est cette image qui m'est venue l'autre jour au détour d'un campo éloigné du parcours des hordes.  

J'avais fui cette foule que j'essaie de ne pas condamner et qui autant que vous ou moi, a le droit d'être ici, mais j'avais terriblement besoin de calme. Revenu depuis peu, je retrouvais la ville écrasée par une chaleur étouffante comme en août. J'avais du mal à reprendre mes marques. Était-ce le souvenir encore proche d'une série de déconvenues et d'ennuis difficiles à gérer en France ? Je ne me sentais pas bien. Pourtant tout aurait dû soigner ma peine et effacer ma tristesse. Mon statut de résident était enfin validé J'avais deux mois devant moi à Venise, l'appartement de Sant'Angelo m'attendait tel que je l'avais laissé et j'allais revoir bon nombre des contacts connus à l'occasion du reportage pour la radio suisse (Voir ICI). Huit longues semaines à partager entre le farniente et l'écriture...  Je ne suis pas du genre insatisfait. Un rien me rend heureux et aucun de mes chagrins ne dure vraiment. On parle aujourd'hui d'une forte propension à la résilience. Pour moi, c'est simplement de foi dont il s'agit et donc de confiance. Mais là, rien n'y faisait.

Tout est parti de cette longue conversation avec un ami vénitien, la première de ce séjour. Le vin était bon et les ciccheti délicieux. Nous avons parlé de la Véritable Venise. Je venais de passer en revue tout ce qui à mes yeux montrait un renouveau proche et je lui détaillais toutes les initiatives qui allaient dans le sens d'une reprise en main de leur destin par les vénitiens. Il me répondit en dialecte, avec un mélange de colère et de chagrin, que tout cela n'était qu'illusion. Don Quichotte contre les moulins et le compte-à-rebours depuis longtemps enclenché. La véritable Venise... Pour moi l'excellent travail des associations et des individus pour changer le destin de la ville montrait bien que tout était en train de changer. Pour lui, on assistait "à l'enlisement définitif et la mort de la Sérénissime n'était plus qu'une question d'années. Peut-être même est-elle déjà morte cliniquement" me dit-il en me resservant un verre de ce Soave merveilleux qu'il m'a fait découvrir quelques années auparavant.

"D'un côté certes, tout est réuni pour que les choses changent en mieux. l'argent est là, la menace aussi et le bon sens, la colère du peuple, l'effarement des gens de bien qui appréhendent autre chose que la tentation de faire facilement du schei ! (le fric en vénitien). Ils n'hésitent plus à agir et résister face à des édiles corrompus ou sots (il a employé un terme beaucoup plus imagé). Certains craignent pour leur vie et ne se déplacent plus qu'entourés par des gardes du corps comme dans un film de gangsters des années 50 (nous ne nommerons personne mais les lecteurs vénitiens de TraMeZziniMag et les Fous de Venise qui vivent ici ou fréquentent régulièrement la cité des Doges sauront de qui mon vieil ami voulait parler), Sauf que dans la réalité quotidienne, la réalité vraie, le scénario est minable [...] Une poignée de privilégiés auto-célébrés bloque toute évolution - malgré tout ce qui peut se dire au Quirinale ou au Palais Chigi - et dispose encore de réseaux alléchés par les cadeaux et autres générosités que ces messieurs et ces dames savent dispenser généreusement et toujours au bon moment, toujours à bon escient... Bref, la corruption à Venise et la bêtise - son meilleur allié - des mafieux de tout poils qui veulent que rien ne change mêlées au désir de certaines élites locales de rester entre soi suscitent des solidarités mal placées qui bloquent tout toujours et partout..."  


Même en relativisant ses propos et en faisant la part des choses, le constat de mon vieil ami est tristement vrai : "Lo sai benissimo," me lança-t-il sur le chemin du retour, "Venise est officiellement la ville d'Italie où vivre coûte le plus, presque un point ! (0,6% pour être précis). La ville se vide tous les jours de ses habitants les moins fortunés, ceux qui n'ont pas la chance d'être propriétaires et même, depuis quelques temps, ceux qui le sont aussi tant il devient difficile de vivre au quotidien dans le centre historique. Ainsi les plus âgés encore valides, les jeunes ménages avec des enfants s'en vont même s'ils y travaillent. Pour la première fois, il y avait des places libres dans les crèches à la dernière rentrée et certaines classes des écoles sont loin d'être remplies, on en ferme aussi dans certains quartiers... Tout est plus cher que sur la Terraferma, les services nécessaires à la vie quotidienne se font de plus en plus rares... Tu dois faire des kilomètres pour trouver un boulanger ou un cordonnier ! L'invasion permanente des touristes, l'arrivée des chinois venus blanchir l'argent des mafias d'Asie et d'ailleurs, l'inaction des pouvoirs publics, tout concourt au désastre [...] Paradoxalement, les plus nantis se retrouvent aussi avec des difficultés quand ils veulent vendre leurs maisons. A plus de 10.000 euros le mètre carré sur le Grand Canal, va trouver un repreneur sauf à ce que le palazzo soit somptueux et chargé d'histoire et puisse être transformé en hôtel de luxe ! On dit que Johny Depp, qui aurait besoin de liquidité, ne parvient toujours pas à vendre son palais Donà, pourtant un petit bijou ! Ce sont les acheteurs désormais qui font les prix, autre exemple qui prouve que Venise n'appartient déjà plus aux vénitiens ! Il fulminait.

Mon ami, dont l'allure distinguée et la haute taille contrastent avec les gesticulations qui accompagnent ses propos m'énonçait tout cela avec une vois de stentor. Il laissa peu à peu tomber sa colère et ses yeux se firent tristes. Nous avons croisé peu de vénitiens, surtout des étrangers qui nous dévisageaient avec perplexité. 
"Demande donc aux agences qui s'en rongent les ongles ! Le marché immobilier ne présente une image dynamique que par le fait que certains immeubles qui appartiennent à la Ville ou à la Région ont trouvé preneurs. Toujours des institutions ou de riches fondations. Cela dope les chiffres mais la réalité vraie montre un marché moribond. Seul le produit exceptionnel finit par trouver acquéreur. Combien de maisons vides, tu as vu le nombre de volets fermés et de rideaux baissés. Il y en a de plus en plus. Le désert cette ville. Impossible de trouver à l'achat un bien en dessous de 4500€ le m² ! Si cela continue encore à ce rythme  dans les prochaines années, il n'y aura plus de marché immobilier à Venise. Même de grandes compagnies hôtelières vendent leurs biens ici, comme Hilton qui a mis les Mulini Stucky en vente ! Ah oui, tu as raison, le monde change à Venise mais pas en bien, pas en bien !"

Comme les touristes croisés quelques minutes auparavant, c'est rempli de  perplexité que j'ai quitté mon vieil ami au seuil de sa maison. Rempli de doutes aussi. Situation est-elle grave au point que rien ne puisse être entrepris pour renverser la tendance ? Est-il vraiment trop tard et la chute inéluctable ? Venise a toujours su rebondir et je passe ma vie à répandre l'idée-force qui est comme le générique de TraMeZziniMag : Venise est depuis toujours un laboratoire d'innovations et d'inventivité qui peut servir au reste du monde ! Je veux continuer d'y croire et contribuer, modestement, avec mes pauvres moyens  à ce renouveau. La part du colibri n'est-ce pas. Pourtant cette discussion m'a réellement ébranlé. La Véritable Venise, c'est le nom auquel j'avais pensé pour une des futures collections de la jeune maison d'édition. Publier des textes courts, inédits ou déjà parus en Italie et ailleurs, sur la Venise des vénitiens, qu'ils soient de sang, de souche ou de branche. Mais si tout ce qu'a décrit mon ami et que reprennent de plus en plus souvent les médias, est vrai et que rien n'est entrepris, cette collection ne sera-t-elle pas plutôt un ensemble de récits archéologiques, In Memoriam ? 

En me promenant chaque jour dans cette Venise que j'aime depuis toujours, je sens bien que quelque chose ne va plus vraiment. La Véritable Venise où je suis chaque jour est tellement différente de ce qu'elle fut il y a quelques années encore. Période bizarre où tout semble rester comme avant mais où beaucoup de choses disparaissent, avec des situations qui s'enveniment ou régressent ; où les initiatives les plus inventives et prometteuses  sont interrompues ou combattues ; où plus personne ne semble croire à un futur viable et soutenable. Faut-il se résoudre à baisser les bras et remettre les clés à Disney, aux mafias chinoises ou à d'autres pire encore. Tout semble se mêler pour étouffer mon enthousiasme et tiédir ma foi : les quatre kilomètres de bouchon aujourd'hui sur le pont de la Liberté et la Piazzale Roma prise d'assaut par les autocars et les voitures des touristes, l'ultimatum de l'Unesco qui promet de retirer la Sérénissime du Patrimoine de l'Humanité si une véritable réflexion et des propositions sérieuses assorties d'effet ne sont pas engagées avant février prochain... Register écrivaient mes ancêtres huguenots sur les parois de la Tour de Constance où Louis XIV les avait fait enfermer. Register ai-je envie de crier aux vénitiens de tous âges. 

C'est ce mot qui m'est venu à l'esprit quand j'ai entendu ces jeunes voix qu'accompagnaient plusieurs instruments.  Les murs des immeubles du campiello San Cassiano renvoyaient joliment cette musique joyeuse. Les campi de Venise ont souvent une acoustique très chaude.  L'absence de ce fonds sonore mêlant bruits de moteurs automobiles et klaxons qui  étouffe tous les autres sons dans les villes modernes permet que se déploie sans décibels superflus et dérangeants la musique en Live. Cet agréable moment fut mon arc-en-ciel après l'orage et la tempête. Un signe d'espoir jailli au détour du chemin. Les jeunes gens qui donnaient cette aubade a l'aperto sont tous vénitiens. Le public présent l'était aussi en majorité. Quelques touristes égarés s'étaient arrêtés. Puissent-ils avoir ainsi pris la mesure de La Véritable Venise ! 
(Journal de Venise, 17/07/2016)

© Benefica Biribiri, Venezia 2016.