29 août 2018

Jour après jour, avancer dans une joie sereine. Chroniques d'un été vénitien (3)


Il avait vraiment raison l'inventeur de l'adage, on est le maître du monde quand on est tôt levé. La météo joliment clémente m'avait incité à sortir du lit à l'aube. L'air dehors était déjà bien doux. La nuit avait été douce, sans ventilateur, sans avoir besoin de se rafraîchir comme pendant les dernières semaines. Une brise iodée soufflait sur la ville encore endormie. Ciel un peu voilé à 6 heures 30. Que sera ce jour ? Rien d'autre que ce que nous en ferons. Un tour rapide dans la salle de bains, Quelques rangements, faire le lit, aérer la chambre de mon amie C. qui arrive  et vient prendre ses quartiers d'automne, un mug de thé bien chaud et en route.

En marchant au rythme habituel d'ici, celui que nous prenons tous quand il s'agit d'aller dans un point précis et qu'on sait qu'à chaque moment des hordes de touristes vont bloquer un pont, une rue, s'arrêter à tout moment n'importe où. On apprend dès le plus jeune âge à se mouvoir lestement entre les groupes, à dépasser les lambins. Esquiver ceux qui s'arrêtent d'un coup OU enjamber les gens affalés sur les marches qui bivouaquent, ceux qui cherchent avec leur GPS où peut bien se trouver l'église dont on leur a parlé ou leur hôtel, devient un art, spécialité d'ici.

Le 6 passe sur les Zattere dans dix minutes. plus qu'il n'en faut pour y arriver. C'est aujourd'hui l'inauguration du pont de l'Accademia rénové. Une estrade est prête au pied du pont, sur le campiello devant le palazzo Franchetti. Des techniciens installent la sonorisation. On dirait une régie de concert. Dommage, j'aurai aimé assister aux discours, voir si Brugnaro est rentré. Les gens disent qu'il était en vacances, d'autres qu'il évite des gens... La ville est envahie par des policiers en tout genre. Etat de siège : Matteo Salvini est à Venise et ce soir c'est l'ouverture solennelle de la 75e Mostra. Il y a partout des happy few accrédités qui portent fièrement leur ruban blanc et bleu au bout duquel pend la carte si recherchée. J'ai gardé les miennes des Mostre d'autrefois.

Dans quelques minutes la plage. En face de moi, un  jeune accrédité se comportant comme moi il y a 30 ans même âge même allure et même fierté. Le lido est tranquille quand on n'est pas aux alentours du festival. Le français est la langue que j'entend le plus souvent partout où je passe ce matin. Non pas des touristes, mais des journalistes, des gens du cinéma, la piétaille de ce métier qui attire tant de monde.


Le vaporetto est plein à déborder, le bus aussi puis l'arrêt Parri avant Malamocco, la rue bordée de villas cossues construites dans les années 80, les Murazzi, jusqu'à la digue où j'aime m'installer. Il est presque 9 heures ; Je pensais être dans l'eau plus tôt, mais la foule à Santa Maria Elisabetta m'en a empêché. Foule bon enfant cela étant et puis l'air est doux, c'est encore l'été et c'est la fin des vacances. Les festivaliers sont encore en pleine forme, joyeux et conscients du bonheur qu'il y a à venir travailler au Lido pendant quelques jours... Ce sera plus difficile dans quelques jours, après les dizaines de fêtes et de réceptions, la course aux projections, les interviews...

L'eau chaude, claire, la marée qui monte doucement, les bateaux de pêche à l'horizon. Personne sur la plage, quelques personnes sur les murazzi et la digue. Bonheur de plonger dans cette eau limpide. Sieste ensuite au soleil. Vers 10 heures, quelques personnes arrivent. Des mamans avec des enfants, un vieux couple à la peau tannée, des habitués... On échange des buongiorno distraits sur le chemin. Le bus, ligne CA. Arrêt un peu avant S.M.E. pour le plaisir de marcher dans les rues. J'aime cette ambiance balnéaire, l'odeur des pins, l'iode, le vent tiède qui se faufile partout et la lumière, différente de celle de Venise mais très belle aussi. Quelques photos - ce que je ne fais que rarement car je n'aime pas me poser et immortaliser un paysage qui n'apparaîtra jamais tel que je l'ai aimé. Je laisse le plus souvent le soin d'immortaliser lieux et événements à ceux qui créent avec leur regard. Moi c'est avec les mots. Nous sommes complémentaires.

Café dans un petit troquet où la moyenne d'âge me donne soudain l'impression d'être un gamin. Atmosphère impayable du troquet rempli d'habitués qui commentent le journal et prennent à partie les clients. Discussion animée sur l'éternelle question des touristes et de la mort de Venise. Sic Transit Gloria Mundi.

Puis le 6 de nouveau, vide cette fois, qui tangue encore beaucoup, tellement le moto ondoso créé ici par les grosses vedettes qui transportent producteurs, vedettes et journalistes, est fort. Belle traversée du Bacino di san Marco. Lumière splendide du milieu du jour. Les Zattere trois heures plus tard. Pas trop de monde encore, les gens sont dans les musées ou suivent les guides. Je traîne du côté de San Trovaso. La rentrée est proche, cela se sent. Les deux lycées de l'endroit et l'annexe de l'université ont ouvert grandes leurs portes. Je croise plusieurs adolescents à peine revenus de la plage mais déjà vêtus comme pour la rentrée qui vont chercher leurs livres. Un clarinettiste joue une mélodie un peu triste sur la pelouse devant l'église ; au squero, des ouvriers d'affairent autour d'une barque. Déjà les amateurs se font servir un petit blanc ou un spritz. 



Envie de tramezzini puisque je suis à proximité de la Toletta, non loin de notre ancienne maison, et que c'est là qu'ils sont les meilleurs. Personne encore dans le bar. Il n'est pas midi. Un birrino deux sandwiches, un tonno-uova et l'autre prosciutto-funghi, mes préférés. Je discute avec une dame souvent croisée du temps de la maison. Comme moi, elle voulait déjeuner avant l'arrivée des hordes, puis deux autres personnes rentrent. Tous vénitiens. Ils terminent leur matinée. Serveuses, clients, tout le monde papote. Toujours cette ambiance bon enfant. Dehors, la circulation des piétons est fluide. Vers 13 heures il y aura foule et ce jusqu'à 18 heures. En dépit de la chaleur étouffante. On dirait que les touristes aiment à être sous un soleil de plomb pour fondre comme des bougies. Les vénitiens eux rasent les murs dès que le soleil est au zénith, ils restent chez eux quand rien ne les oblige à sortir.


Je lis enfin le Gazzettino parcouru ce matin dans le vaporetto mais, forcé de voyager debout tellement le bateau était plein ( deux groupes accompagnés plus les accrédités de la Mostra et les résidents, pressés comme des sardines maugréant mais restant somme toute courtois et souriants. Joie d'entendre ainsi parler seulement le dialecte. Pas une ville, une civilisation. Voilà ce qu'est réellement Venise et qu'il nous faut défendre et préserver des pilleurs et des barbares. Autrefois c'étaient les mêmes aujourd'hui, le pillage se fait de l'intérieur par des dizaines de profiteurs qui s'arrogent des droits que personne, ni le doge ni les sénateurs n'auraient osé prendre, et les hordes de touriste qui ont bien le droit de venir voir cette merveille qui fait tant rêver mais qu'aucune éducation a préparé à se comporter avec respect et humilité face à tant de beauté. Ils errent, fatigués, rouges, assoiffés et effarés par les prix qu'ils voient affichés partout. Là ou nous payons 40 à 50% moins cher...



27 août 2018

Un matin comme les autres. Chroniques d'un été vénitien (2)

Vivre en pleine conscience les instants les plus bénins de nos jours érigés en ouvrage d'art, work in progress toujours inachevé, l'écoulement des heures où les tâches du quotidien prennent le masque d'évènements sacrés. Le premier café du jour d'habitude est un moment de calme. j'aime bien le prendre en dehors de la maison, surtout en cette saison. Un de mes endroits favoris depuis quelques mois, surtout lorsque le temps s'avère doux comme aujourd'hui, est le café de la Foresteria des Crociferi. L'endroit est tranquille, ombragé, et on a le choix entre une terrasse sur l'eau ou le cloître de cet ancien couvent garni de tables et de chaises longues. L'accueil y est vraiment sympathique et attentionné. Le café et les viennoiseries qu'on y trouve sont parmi les meilleurs de la ville. Bref, l'endroit idéal pour reprendre les notes de la veille, lire le journal, répondre aux courriels du jour avant que de vraiment commencer la journée. Depuis chez moi, il ne faut pas plus de dix minutes à pied pour y parvenir et quand j'arrive au comptoir pour passer ma commande, il n'y a guère que trois ou quatre personnes. Les touristes ne se lèvent pas très tôt. Fort heureusement. Mais, ô surprise, une longue queue ce matin tout le long du bâtiment sur le campo, depuis la caserne des carabiniers jusqu'à l'intérieur du bâtiment... Etudiants venus demander une chambre pour la rentrée prochaine ? Touristes ? 

De loin cette foule en cet endroit était pour le moins étrange. Il s'agit en fait d'un casting géant pour un film que se tournera à Venise. Secret bien gardé jusqu'à hier sur le titre du film. Il s'agit en fait de la suite de Spiderman, qui devrait s'intituler Far from Home avec toujours Tom Holland que dirigera Jon Watts. Des gens de tous âges et des deux sexes attendent depuis un long moment déjà que le réalisateur et son équipe fassent leur choix. Le film devrait sortir sur les écrans pendant l'été 2019 aux Etats-Unis. Pas vraiment le genre de cinéma que la Mostra met en compétition mais visiblement l'idée d'y participer ayant fait se déplacer autant de personnes, L'homme-araignée, interprété depuis Captain America : Civil War, par le jeune Holland, connu sur les réseaux sociaux pour ses gaffes et ses non-révélations, trop nombreuses et pertinentes pour ne pas être orchestrées par de très bons professionnel est très populaire en Italie !



Inutile de dire, que du coup, les lieux sont aussi bruyants que le marché du Rialto vers 11 heures ou le hall de Santa Lucia les jours de grosse affluence - ce qui représente beaucoup de jours dans l'année, vous le savez... Mais qu'importe, la  nous apporte des solutions. C'est un casque aux oreilles que j'écris et déguste mon macchiato à la température parfaite, au goût onctueux, et le croissant qui l'accompagne. Fait d'une délicieuses pâte de brioche, jaune, veloutée et remplie d'une confiture d'abricots artisanale, il a des relents des petits-déjeuners d'autrefois à la campagne. La foule est bon enfant, patiente, les gens plaisantent, bavardent entre eux et de temps à autre la file avance. Un entre soi bien sympathique. Il y a là plus d'une centaine de vénitiens, un petit 500e de la population de Venise... 


Décidément, la ville s'est depuis quelques jours placée de nouveau sous le signe du cinéma. La Mostra commence demain soir. Déjà hier, nous avons foulé le tapis rouge traditionnel. Non pas encore celui du Festival, la fameuse Mostra dont c'est la 75e édition (gloups, terrible nostalgie : les éditions auxquelles j'étais accrédité pour un quotidien français portaient les numéros 42 et 43 mais chi se ne frega...), mais celle du mythique Hôtel des Bains rouvert pour l'occasion par la COIMA, l'actuelle propriétaire de l'Excelsior et des Bains. 



Après plusieurs années de mystère et de silence, des projets de résidence de luxe, des rumeurs de démolition et de pillages, c'est officiel : d'ici 2025, l'Hôtel des Bains retrouvera sa splendeur d'antan et ouvrira de nouveau ses salons, ses chambres, son restaurant et ses plantureux jardins au public. Une belle nouvelle. Le prétexte de cette réouverture temporaire, une exposition organisée sans grands moyens qui retrace en quelques centaines de photos et de documents fac-similés l'histoire de la Mostra depuis sa création en 1932 jusqu'à nos jours. On y retrouve des photographies en noir et blanc de vedettes célèbres, d'hommes politiques et des scènes de films cultes. 


Le public vient surtout pour revoir les salles, les plafonds décatis, les peintures écaillées. Fatigué mais toujours splendide, de cette flamboyance classieuse des vieilles demeures nobles. Les terrasses sont ouvertes au public et le mobilier de jardin a retrouvé sa place. les statues et les vases de pierre sont toujours à leur place et le jardin - relativement - entretenu. Au vernissage qui a eu lieu hier, il y avait le ban et l'arrière-ban du monde du cinéma, le président de la Biennale, les dirigeants de la COIMA, et une bonne partie de la société vénitienne. On n'y a pas vu le maire Brugnaro, dont on chuchote qu'il boude l'initiative parce qu'il aurait préféré un énième programme immobilier bon pour les caisses des partis qui le soutiennent. Mais ce ne sont que des potins auxquels il ne faut surtout pas porter attention. 


En tout cas,  en foulant le tapis rouge du péristyle, votre serviteur a retrouvé avec une certaine nostalgie, des bribes de son passé vénitien. Ma rencontre sur la terrasse avec Hervé Guibertles clichés qu'il m'avait montré dans sa chambre aux persiennes viscontiennes, nos échanges sur Venise, Matzneff et Visconti, le garçon dégingandé qui l'accompagnait, boudeur, les propos désabusés de Ionesco à sa femme, Charlotte Gainsbourg presque bébé encore  la grande réception de Daniel Toscan du Plantier avec Unifrance dans les jardins pour je ne sais plus quel film ou simplement pour célébrer l'omniprésence de la France et de son cinéma à Venise, notre arrivée avec Fabienne Babe  que poursuivait de ses assiduités ordonnées par la production du bellâtre Rob Lowe en talonnettes, et Agnès la fille du consul... La présentation du film Il Sapore del grano, filmé dans l'appartement que j'occupais Calle Navarro, à Dorsoduro et dont le héros porte mon prénom en hommage aux soirées passées à élaborer le scénario avec Gianni Da Campo et puis la rencontre avec Marina Vlady, l'une des protagonistes du film... Les années joyeuses. Une autre vie, un autre monde dont le souvenir après tout n'intéresse personne. Juste des souvenirs dont l'évocation m'émeut...




26 août 2018

Dans quelques jours la très attendue Regata Storica

Cliché Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.

Comme chaque année, Venise se prépare à la Regata Storica, le rendez-vous le plus important sur le calendrier des festivités traditionnelles de la Sérénissime, un des rares qui rassemblent la population et les touristes, la compétition la plus suivie - et la plus spectaculaire, des adeptes de la fameuse "Voga alla Veneta", discipline sportive unique au monde pratiquée dans la lagune depuis la nuit des temps. 

La régate et le cortège historique qui la précède auront lieu comme chaque année le premier dimanche de septembre, à 16 heures. Comme toujours devant une foule nombreuse et très impliquée où se mêleront des vénitiens de tous âges et de tous milieux, des invités étrangers (la Mostra du Cinéma début aussi dans les prochains jours), et des touristes venus du monde entier. 

La Regata Storica dans son aspect actuel est née à la fin du XIXe siècle. La tradition des courses d'embarcations à la rame est connue depuis les débuts de la République et n'a jamais été interrompue, même sous l'occupation française puis autrichienne. C'est en 1899 que le maire de l'époque, Filippo Grimani, lui donna sa forme définitive. Elle fut insérée dans le programme de la IIIe Biennale d'art et il y fit ajouter un cortège historique d'embarcations  de parade, reconstruites d'après des plans et des gravures d'époque, dont la Bissone sur lesquelles prennent place des figurants en costume d'époque. Le cortège est censé rappeler le retour en triomphe de Caterina Cornaro reine de Chypre que les vénitiens avaient contrainte d'abdiquer en 1489 en faveur de la République en échange de la seigneurie d'Asolo et d'une importante rente, entraînant de facto l'annexion de l'île par la Sérénissime.

Cliché Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.

L'enfant inconnu qui disait Venise en vérité

Dédié à la mémoire de Paolo Barbaro et de son épouse.


Cet enfant, rouge encore de s'être dépensé sous le soleil à jouer au ballon, belle frimousse et chevelure bouclée. Il s'assoit en face de moi sur le banc pour remettre ses chaussures que sa grand-mère lui tend. Il me regarde en silence. Soudain il me sourit, montrant de jolies dents écarlates.

"C'est un livre sur Venise ?" me demande-t-il.  

Sa grand-mère aussitôt rugit : « Louis, on n'interpelle pas les gens ainsi, voyons ! » et se tourne vers moi visiblement désolée. Elle me sourit. Je souris à mon tour. 
« Pardon » poursuit l'enfant en penchant la tête derrière sa grand-mère, « mais c'est bien sur Venise votre livre ? ».
 
Je lui réponds par l'affirmative. Il continue d'ignorer sa grand-mère qui soupire et poursuit : « C'est beau Venise. J'y suis allé l'été dernier avec mes parents. ». 
La vieille dame est retournée s'asseoir, mais elle reste aux aguets et me lance des regards gênés comme pour s'excuser d'avoir un petit-fils aussi culotté. 
« C'était magnifique ! ». 

Il mord goulûment dans la brioche que la vieille dame lui a tendue. Il continue de me regarder. Je recommence à lire.
« Je ne crois pas qu'elle s'enfonce, moi » ajoute-t-il après avoir jeté un regard du côté de sa grand-mère qui s'était remise à tricoter. 

Je lève les yeux vers lui, tenant le livre d’une main.
« C'est à cause des gens, en vérité. Ils viennent à Venise comme on se jette sur un gâteau au chocolat. Ils ne veulent pas en laisser un bout, alors la ville, elle s'abîme. »
Ce raisonnement tellement exact me laissa pantois. L'enfant ne devait guère avoir plus de huit ans et d'instinct, il semblait jouer avec le sens du verbe s'abîmer. 
"Tous ces gens partout, c'est comme s’ils l'écrasaient". 

 Il termine son goûter et se lèche les doigts. Un peu de Nutella a coulé sur sa main. Il le lèche et s’essuie les lèvres d’un revers de manche. La grand-mère plie ses affaires.  

« Louis, il faut aller prendre ta sœur. » lance-t-elle à l’enfant, sans se retourner.
L’enfant, semble très concentré. Les sourcils froncés, il a remis ses chaussures et s'est levé. Sa belle frimousse éclairée par un sourire, il m'a fait un signe de la main auquel j'ai répondu en agitant mon livre. La vieille dame m'a fait un salut poli de la tête et ils ont quitté le parc. 

« Au-revoir Monsieur » m’a-t-l lancé spontanément.
Resté seul à l'ombre du magnifique micocoulier où j'aime venir lire, J'ai senti soudain se mêler aux parfums du jardin, comme un souffle parfumé.  Celui des senteurs de la lagune...
L'esprit de Venise venait de passer devant moi. Il avait l’allure et le rire de cet enfant.



Ecrit en lisant le "Petit guide sentimental de Venise" de Paolo Barbaro,
Bordeaux, Jardin Public, mai 2012.
 

La lettre reçue



"Mi sono innamorato di te" chante Luigi Tenco à la radio ce matin. Avec cette lettre reçue hier qui traîne sur la table, l'odeur du café et des brioches dans la cuisine, le vent qui souffle derrière les fenêtres closes, le ciel gris qui recouvre la ville, cette voix me ramène loin dans le temps ; dans ces années 80 où je vivais ici mes années d'étudiant sans projet précis, sans savoir que faire ni quoi choisir. Je me revois assis à mon bureau, calle Navarro, la fenêtre rendue presque opaque par les gouttes d'une pluie comme aujourd'hui, dense, rendue sauvage par la force du vent. Se superpose aussi l'image du jeune homme indécis et un peu confus devant la cheminée du petit appartement de la Fondamenta Coletti, à San Gerolamo. Les lambris et le tapis ancien qui donnaient à ces lieux un petit air de chalet alpin, la photo de cette fille que je ne cessais de fuir et vers qui pourtant je revenais sans cesse, le jour quand je m'interrogeais sur les choix qu'il me faudrait bien finir par faire, la nuit dans mes rêves dont elle faisait toujours partie. L'avenir m'effarait. 

J'avais déjà l'intuition qu'il ne serait pas comme je l'imaginais. Je sentais que rien plus jamais ne pourrait être comme avant. Ce n'était pas cette perspective qui me terrorisait mais l'idée que peut-être toutes ces années durant, je m'étais fourvoyé en refusant de me préparer à devenir un homme, à rentrer dans le rang et que mon adolescence sans révolte ne fut qu'une suite de moments paisibles et heureux, sans aucun contrainte, sans angoisse ni peurs. Il y a aussi l'image très claire de ces après-midis de fin d'été où ivres de soleil et de mer, nous étions soudain surpris par les premiers gros orages qui annoncent ici la fin de l'été, ciels noirs et nuages bas qui recouvrent en quelques instants la ville, rendent l'eau de la lagune d'un vert sombre, avec la pluie et le vent qui chassent les passants. Ma chambre calle dell'Aseo, près du Ghetto, et ses deux fenêtres basses sur le jardin, le poêle qui ronronne, la voix de Luigi Tenco... Et parfois, souvent, la nostalgie de tous ceux que j'avais laissé en venant ici, poussé par cet impérieux désir qui m'avait tout fait quitter pour vivre ici. 

Et puis il y eut la rencontre avec Luisa... Cette longue promenade sous la pluie, son rire, notre course à travers la ville pour rentrer chez moi nous sécher et prendre un thé bouillant... Une évidence nouvelle qui effaçait toutes les autres. puis son départ. L'absence qui ramena mes démons, mes doutes, ma confusion. J'ai retrouvé cela bien des fois dans des livres et des films. rares sont ceux qui disent ce qu'il advient du héros pris dans les filets du doute et de la peur de grandir. Cela aurait pu aider alors. Ne pas avoir à choisir. Savoir, spontanément, la porte qu'il faut refermer, celle qu'il faut ouvrir. Aller son chemin, sans regret. Spontanément. Après son départ, dévasté je retournais en France quelques semaines pour tenter d'y puiser parmi les miens du réconfort et les distractions qui m'auraient permis d'oublier. A mon retour, plusieurs lettres de Luisa m'attendaient, un livre, des photos aujourd'hui égarées. Et la vie me reprit et la joie d'aller simplement vers demain, conscient du privilège et du bonheur qu'il y a çà vivre ici.

C'est Ornella Vanoni qui chante Dettagli maintenant à la radio. Une réponse aux paroles de Luigi Tenco. Même mélancolie, mais sans dépit, sans tristesse. juste la vie qui va. Et c'est bien. Cette chanson comme pour me rappeler que toutes ces années sont derrière moi.  Années d'apprentissage, elles ont fait celui que je suis devenu. Peut-être - certainement même - étais-je déjà, ai-je toujours été celui-là. Alors tout est bien. Apaisé. Tranquille. Mais parfois, un air d'autrefois qu'on entend par hasard nous est comme un rappel de celui que nous fûmes et que nous aurions pu être davantage... Il faut alors sourire à ces images qui nous reviennent en mémoire, à ces êtres qui ont quitté notre vie, au temps perdu qu'on ne peut rattraper...  

25 août 2018

Revenir est toujours une joie


"Venezia è un adolescente delle bellisime carne dorate"
Mario Stefani

Il y avait bien longtemps que je ne m'étais pas absenté autant. En général, je ne reste jamais loin de Venise. Je ne peux pas. L'éloignement m'est toujours une souffrance. La cité des doges occupe mes pensées, à peine revenu, je ne songe qu'à repartir. Tout me ramène depuis toujours en pensée vers elle. Achaque instant son image peut surgir, il suffit d'une cloche qui sonne, une musique, une lumière, un objet,pour que surgisse mon désir d'elle. Un besoin plutôt...

Jusqu'à mes promenades dans les venelles médiévales de la charmante petite ville (heureusement encore boudée par les touristes) où je suis très souvent.  J'y retrouve la même atmosphère particulière que dans les rues de la Sérénissime, dans ses quartiers excentrés où les hordes ne passent jamais. Bref, je suis resté bien trop longtemps éloigné - depuis mai ! - et je ne devrais pas. Le manque était devenu intenable, d'autant que je sais bien qu'il n'y aura jamais aucun risque d'overdose. 

Me voilà donc de retour. Pour peu de temps, contingences matérielles obligent. Pourtant ce court passage 21 jours m'est un bonheur. De vraies vacances. Di solito (2) je passe les mois d'été ici, mais cette année tout a été tourneboulé. Mais peu importe,n'ayant rien de particulier à faire, je dispose de tout mon temps pour errer, lire, rêvasser - une activité obligatoire pour moi depuis toujours, comme mes lecteurs le savent - me baigner, dormir. "Napping sulla terrazza" (3), comme me disait ce jeune visiteur anglo-japonais rencontré dans le cloître de San Franceso della Vigna, quand je lui détaillais les genres d'activités auxquelles je m'adonne ici en ce moment. Un régal bien que les chaleurs soient cette année bien plus pesantes qu'à l'accoutumée. Rien d'original donc : se sentir en vacances, paisible, détendu, sans réel objectif ni contrainte. Se laisser vivre, simplement. Ce à quoi tout le monde aspire, n'est-ce pas. 

Bien entendu, ce serait mentir que de prétendre que vivre à Venise est toujours facile. A moins de n'avoir pas à compter, de faire partie de cette toute petite communauté de very happy few, grands propriétaires qui se partagent la ville, il est de plus en plus difficile de trouver à se loger, de se maintenir dans les lieux quand rien ici n'est jamais vraiment clair, sûr et que les nécessités du quotidien deviennent ardues à satisfaire. Il faut aller de plus en plus loin pour trouver du vrai pain, du dentifrice ou des lacets. Les nouveaux doges et maîtres de la cité, les milliardaires étrangers et les chevaliers d'industrie rachètent et transforment les bâtiments, contribuant sans vergogne à vider la Sérénissime de ses véritables habitants, la livrent en pâture à un tourisme de masse qui arpente les rues et les campi sans jamais en pénétrer l'âme. Ces pauvres gens arpentent la ville sans comprendre qu'ils ne sont pas dans un parc d'attraction, ni un musée mais dans un vrai lieu de vie, un endroit où on naît, on grandit, on vit, on travaille et on meurt. Mais je crains qu'il faille rectifier mes propos. Venise est désormais un lieu où on essaie de vivre. où on survit... Jusques à quand ? Le compteur qui marque au jour le jour le nombre des résidents du centre historique, le triste exemple de Dubrovnik désormais presque totalement vidé d'habitants, ne nous porte pas vraiment à l'optimisme... Mais laissons ces propos qui nous embarqueraient vers des horizons bien sombres. 

Laissons pour la saison froide et les ciels bas, tout ce qu'il y a à dire, les vérités qui fâchent sur ce qu'une insane petite minorité a fait de cette ville, sur cette mise à mort programmée tout à fait en phase avec l'ultralibéralisme et la démocrature. Ce concept bassement mercantile à courte vue qui, peu à peu et sans complexe aucun, s'insinue partout dans notre pauvre monde en pleine déliquescence et s'apprête à faire un sort aux valeurs humanistes, au sens du partage, de l'accueil... Jamais mieux qu'à Venise le célèbre "après nous le déluge" que le Bien-Aimé aurait lancé pour justifier la fuite en avant qui mena la France à la catastrophe, ne prend toute sa dimension. Triste et accablant constat. 

Mais bon, ce sont les derniers jours de l'été. Tout ici le rappelle. Il fait très chaud dans la ville. Après ma visite quotidienne aux chats de San Giovanni e Paolo, je me suis installé pour lire le journal et travailler, dans l'ancien cloître des Crociferi, aux Gesuiti.. Il n'y avait encore presque personne à mon arrivée. Peu de bruit alentour. C'était il y a deux heures. Maintenant les résidents de la foresteria (4) viennent prendre leur petit-déjeuner ; peu à peu les lieux se remplissent d'une population bigarrée, de tous âges et de toutes origines. Pourtant rien à voir ici avec l'embarras insupportable de l'area Marciana (5) envahis par les hordes de touristes hagards et déjà dégoulinants. Je vais rester encore un peu du coup. Cet ancien couvent transformé depuis quelques années en résidence très branchée pour étudiants l'hiver et touristes l'été est un des endroits où j'aime venir écrire, tôt le matin. 

Avec son café sélect et ses jeunes et avenantes serveuses au délicieux sourire, l'endroit est agréable et de plus en plus fréquenté. Le charme des vieux murs y est pour beaucoup bien sûr mais l'air qu'on y respire et le vénitien qu'on y parle toujours évitent à l'endroit de ressembler tout à fait à ces lieux qu'on trouve partout dans le monde et sur tous les continents. Il y règne une atmosphère vénitienne authentique. On y parle le dialecte avant l'italien ou l'anglais, le café qu'on y sert est un des meilleurs de la ville, parmi les cocktails proposés, le Bellini (6) que les jolies petites serveuses concoctent avec gourmandise, est délicieux. 

Un joli lieu pour le farniente. Avec ce ciel tellement bleu, le soleil trop ardent que tempère heureusement un petit vent qui rafraîchit, les standards de jazz que diffusent discrètement les hauts-parleurs, tout ici concourt à rendre tout plus léger. 

Même la polémique qui fait rage ici après la tragédie du viaduc de Gênes et la chasse aux sorcières qui s'en suit (que la presse locale contribue à déployer mêlant les incroyables déclarations des actuels dirigeants du pays aux allégations les plus invraisemblables), le retour décomplexé des néo-fascistes, la montée d'un racisme inconnu jusqu'alors en Italie et une hargne de la population, ne parviennent pas réellement à entamer la tranquillité des derniers jours du mois d'Auguste.

Il règne ici, c'est évident un malaise certain devant ce qui se passe partout en Europe, l'effarant exemple de la situation en France, les prises de position de l'Eglise locale mélangeant le discours évangélique à la défense des valeurs ultra-libérales, diffusant un message impossible à entendre au sujet des migrants avec le "on ne peut pas accueillir tout le monde" du cardinal Scola, le patriarche de Venise. Scandaleux message quand il est sorti de son véritable contexte - habitude courante des journalistes d'aujourd'hui - formule qui est comme un crachat au pied de la Croix, un déni du véritable message du Christ, qui laisse à croire aux esprits simples qu'abrutissent les images ostentatoires et choisies des médias qui attisent la peur et la méfiance de l'autre.Triste rappel des terribles années noires du fascisme et de sa chute..."Père, Père, pourquoi t'ont-ils abandonné ?" dirait le crucifié aujourd'hui.

Mais ne nous engageons pas dans cette direction qui va encore susciter des commentaires acerbes et me valoir encore bien des ennemis. il est vrai que ce blog n'a plus subi de cyberattaques, ni de censure depuis deux ans... Je ne cherche à provoquer personne. Je suis en vacances. il fait bon, la musique s'est adoucie et l'ancien chiostro se remplit peu à peu de touristes et d'étudiants. Paisibles, tous sont attablés à l'ombre des parasols et des arcades. La musique est douce et joyeuse à la fois. La vie reste belle en dépit de toutes ces raisons qu'on a d'être en colère, ou tristes, ou effrayés par ce qui attend notre monde demain... Cet après-midi, un petit tour en barque dans les barènes (7) et demain matin à l'aube, la plage à Malomocco. La vie tout simplement.

Notes

1- : "Venise est un adolescent aux belles chairs dorées..." 
Vers célèbre du poète vénitien Mario Stefani (page 15) de son ouvrage Elegie veneziane, préfacé par Giovanni Tita Rossa paru en 1971 et jamais encore traduit en français. Certainement l'un des meilleurs ouvrages de Stefani qui y dépeint son amour pour Venise, son quotidien et son peuple. 
2- : Habituellement.
3-: Faire la sieste sur la terrasse.
4-: Auberge de jeunesse ou littéralement maison pour étrangers.
5-: La zone qui entoure San Marco (piazza, piazzetta, Schiavoni et rues adjacentes).
6-: Cocktail inventé par Cipriani au Harry's Bar fait de champagne ou prosecco et de jus de pêches blanches, le tout très frappé).
7-: Bandes de terre et petits îlots incultes souvent recouverts par l'eau lors des marées sur lesquels poussent une végétation spécifique dont les fleurs fournissent le pollen qui permet de réaliser un excellent miel.

15 août 2018

Petits bonheurs tranquilles. Chronique d'un été vénitien (1)


Ferragosto à Venise. 15h. 30. Depuis la terrasse de la maison. Après le déploiement des cloches pour fêter le madone, de nouveau le silence. Le temps orageux qui couvrait la lagune a laissé place à un vrai beau temps du mois d'Auguste : le vent venu de la mer rafraîchit l'air et éclaircit le ciel redevenu d'un bleu pur. Plus un nuage. Autour de moi, je sens la vie qui palpite. Pourtant tout semble au ralenti. Bruits de vaisselle à l'Acqua Pazza, le restaurant voisin. le service est fini. les serveurs bavardent en défaisant les tables. Il y a encore quelques clients qui s'attardent. Le bruit du trafic sur le Canalazzo, la trace d'un avion haut dans le ciel. Peu de monde dans la rue. 

C'est le 15 août. Toute l'Italie vit au même rythme. Tout le monde est parti. A la plage, à la campagne... Il n'y a guère que les touristes pour arpenter les rues et donner l'image d'une ville à cet ensemble de bâtisses, de monuments, de campi et de calle écrasées par le soleil. Le mois d'Auguste. La brise fait danser les franges du parasol, quelques mouettes se disputent sur l'altana voisine, de l'autre côté deux chats font la sieste à l'ombre... Je voulais aller à la plage mais il fait tellement chaud. Il doit y avoir tellement de monde... j'irai certainement demain ou après, tôt le matin, quand les touristes dorment encore et que le soleil ne chauffe pas encore trop? Se baigner au petit jour ou à la nuit tombée du côté des Murazzi, un régal vraiment.

Le calme de ce jour de fête envahit tout. Envie de rester dans cette paix, les gestes lents, laisser le livre glisser sur le sol et s'assoupir doucement, se sentir partir avec la caresse du vent parfumé des senteurs marines. Le silence de la ville.  "Tutto il resto è noia" chante Franco Califano. La musique provient d'une fenêtre ouverte de l'autre côté de la maison, un homme en débardeur fume une cigarette en écoutant la chanson. Nous nous saluons en silence. un geste de la main. En bas dans la cour des voisins, une famille de touristes est venue chercher la fraîcheur. Un chien aboie sur la place. Le gondolier n'est pas là. C'est Ferragosto...