26 août 2018

Dans quelques jours la très attendue Regata Storica

Cliché Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.

Comme chaque année, Venise se prépare à la Regata Storica, le rendez-vous le plus important sur le calendrier des festivités traditionnelles de la Sérénissime, un des rares qui rassemblent la population et les touristes, la compétition la plus suivie - et la plus spectaculaire, des adeptes de la fameuse "Voga alla Veneta", discipline sportive unique au monde pratiquée dans la lagune depuis la nuit des temps. 

La régate et le cortège historique qui la précède auront lieu comme chaque année le premier dimanche de septembre, à 16 heures. Comme toujours devant une foule nombreuse et très impliquée où se mêleront des vénitiens de tous âges et de tous milieux, des invités étrangers (la Mostra du Cinéma début aussi dans les prochains jours), et des touristes venus du monde entier. 

La Regata Storica dans son aspect actuel est née à la fin du XIXe siècle. La tradition des courses d'embarcations à la rame est connue depuis les débuts de la République et n'a jamais été interrompue, même sous l'occupation française puis autrichienne. C'est en 1899 que le maire de l'époque, Filippo Grimani, lui donna sa forme définitive. Elle fut insérée dans le programme de la IIIe Biennale d'art et il y fit ajouter un cortège historique d'embarcations  de parade, reconstruites d'après des plans et des gravures d'époque, dont la Bissone sur lesquelles prennent place des figurants en costume d'époque. Le cortège est censé rappeler le retour en triomphe de Caterina Cornaro reine de Chypre que les vénitiens avaient contrainte d'abdiquer en 1489 en faveur de la République en échange de la seigneurie d'Asolo et d'une importante rente, entraînant de facto l'annexion de l'île par la Sérénissime.

Cliché Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.

L'enfant inconnu qui disait Venise en vérité

Dédié à la mémoire de Paolo Barbaro et de son épouse.


Cet enfant, rouge encore de s'être dépensé sous le soleil à jouer au ballon, belle frimousse et chevelure bouclée. Il s'assoit en face de moi sur le banc pour remettre ses chaussures que sa grand-mère lui tend. Il me regarde en silence. Soudain il me sourit, montrant de jolies dents écarlates.

"C'est un livre sur Venise ?" me demande-t-il.  

Sa grand-mère aussitôt rugit : « Louis, on n'interpelle pas les gens ainsi, voyons ! » et se tourne vers moi visiblement désolée. Elle me sourit. Je souris à mon tour. 
« Pardon » poursuit l'enfant en penchant la tête derrière sa grand-mère, « mais c'est bien sur Venise votre livre ? ».
 
Je lui réponds par l'affirmative. Il continue d'ignorer sa grand-mère qui soupire et poursuit : « C'est beau Venise. J'y suis allé l'été dernier avec mes parents. ». 
La vieille dame est retournée s'asseoir, mais elle reste aux aguets et me lance des regards gênés comme pour s'excuser d'avoir un petit-fils aussi culotté. 
« C'était magnifique ! ». 

Il mord goulûment dans la brioche que la vieille dame lui a tendue. Il continue de me regarder. Je recommence à lire.
« Je ne crois pas qu'elle s'enfonce, moi » ajoute-t-il après avoir jeté un regard du côté de sa grand-mère qui s'était remise à tricoter. 

Je lève les yeux vers lui, tenant le livre d’une main.
« C'est à cause des gens, en vérité. Ils viennent à Venise comme on se jette sur un gâteau au chocolat. Ils ne veulent pas en laisser un bout, alors la ville, elle s'abîme. »
Ce raisonnement tellement exact me laissa pantois. L'enfant ne devait guère avoir plus de huit ans et d'instinct, il semblait jouer avec le sens du verbe s'abîmer. 
"Tous ces gens partout, c'est comme s’ils l'écrasaient". 

 Il termine son goûter et se lèche les doigts. Un peu de Nutella a coulé sur sa main. Il le lèche et s’essuie les lèvres d’un revers de manche. La grand-mère plie ses affaires.  

« Louis, il faut aller prendre ta sœur. » lance-t-elle à l’enfant, sans se retourner.
L’enfant, semble très concentré. Les sourcils froncés, il a remis ses chaussures et s'est levé. Sa belle frimousse éclairée par un sourire, il m'a fait un signe de la main auquel j'ai répondu en agitant mon livre. La vieille dame m'a fait un salut poli de la tête et ils ont quitté le parc. 

« Au-revoir Monsieur » m’a-t-l lancé spontanément.
Resté seul à l'ombre du magnifique micocoulier où j'aime venir lire, J'ai senti soudain se mêler aux parfums du jardin, comme un souffle parfumé.  Celui des senteurs de la lagune...
L'esprit de Venise venait de passer devant moi. Il avait l’allure et le rire de cet enfant.



Ecrit en lisant le "Petit guide sentimental de Venise" de Paolo Barbaro,
Bordeaux, Jardin Public, mai 2012.
 

La lettre reçue



"Mi sono innamorato di te" chante Luigi Tenco à la radio ce matin. Avec cette lettre reçue hier qui traîne sur la table, l'odeur du café et des brioches dans la cuisine, le vent qui souffle derrière les fenêtres closes, le ciel gris qui recouvre la ville, cette voix me ramène loin dans le temps ; dans ces années 80 où je vivais ici mes années d'étudiant sans projet précis, sans savoir que faire ni quoi choisir. Je me revois assis à mon bureau, calle Navarro, la fenêtre rendue presque opaque par les gouttes d'une pluie comme aujourd'hui, dense, rendue sauvage par la force du vent. Se superpose aussi l'image du jeune homme indécis et un peu confus devant la cheminée du petit appartement de la Fondamenta Coletti, à San Gerolamo. Les lambris et le tapis ancien qui donnaient à ces lieux un petit air de chalet alpin, la photo de cette fille que je ne cessais de fuir et vers qui pourtant je revenais sans cesse, le jour quand je m'interrogeais sur les choix qu'il me faudrait bien finir par faire, la nuit dans mes rêves dont elle faisait toujours partie. L'avenir m'effarait. 

J'avais déjà l'intuition qu'il ne serait pas comme je l'imaginais. Je sentais que rien plus jamais ne pourrait être comme avant. Ce n'était pas cette perspective qui me terrorisait mais l'idée que peut-être toutes ces années durant, je m'étais fourvoyé en refusant de me préparer à devenir un homme, à rentrer dans le rang et que mon adolescence sans révolte ne fut qu'une suite de moments paisibles et heureux, sans aucun contrainte, sans angoisse ni peurs. Il y a aussi l'image très claire de ces après-midis de fin d'été où ivres de soleil et de mer, nous étions soudain surpris par les premiers gros orages qui annoncent ici la fin de l'été, ciels noirs et nuages bas qui recouvrent en quelques instants la ville, rendent l'eau de la lagune d'un vert sombre, avec la pluie et le vent qui chassent les passants. Ma chambre calle dell'Aseo, près du Ghetto, et ses deux fenêtres basses sur le jardin, le poêle qui ronronne, la voix de Luigi Tenco... Et parfois, souvent, la nostalgie de tous ceux que j'avais laissé en venant ici, poussé par cet impérieux désir qui m'avait tout fait quitter pour vivre ici. 

Et puis il y eut la rencontre avec Luisa... Cette longue promenade sous la pluie, son rire, notre course à travers la ville pour rentrer chez moi nous sécher et prendre un thé bouillant... Une évidence nouvelle qui effaçait toutes les autres. puis son départ. L'absence qui ramena mes démons, mes doutes, ma confusion. J'ai retrouvé cela bien des fois dans des livres et des films. rares sont ceux qui disent ce qu'il advient du héros pris dans les filets du doute et de la peur de grandir. Cela aurait pu aider alors. Ne pas avoir à choisir. Savoir, spontanément, la porte qu'il faut refermer, celle qu'il faut ouvrir. Aller son chemin, sans regret. Spontanément. Après son départ, dévasté je retournais en France quelques semaines pour tenter d'y puiser parmi les miens du réconfort et les distractions qui m'auraient permis d'oublier. A mon retour, plusieurs lettres de Luisa m'attendaient, un livre, des photos aujourd'hui égarées. Et la vie me reprit et la joie d'aller simplement vers demain, conscient du privilège et du bonheur qu'il y a çà vivre ici.

C'est Ornella Vanoni qui chante Dettagli maintenant à la radio. Une réponse aux paroles de Luigi Tenco. Même mélancolie, mais sans dépit, sans tristesse. juste la vie qui va. Et c'est bien. Cette chanson comme pour me rappeler que toutes ces années sont derrière moi.  Années d'apprentissage, elles ont fait celui que je suis devenu. Peut-être - certainement même - étais-je déjà, ai-je toujours été celui-là. Alors tout est bien. Apaisé. Tranquille. Mais parfois, un air d'autrefois qu'on entend par hasard nous est comme un rappel de celui que nous fûmes et que nous aurions pu être davantage... Il faut alors sourire à ces images qui nous reviennent en mémoire, à ces êtres qui ont quitté notre vie, au temps perdu qu'on ne peut rattraper...