29 mars 2019

Venise, un état d'esprit


"Je me tenais sur le pont et je regardais les fenêtres très éclairées des palazzi qui défilaient. Parfois, je pouvais voir les heureux occupants se déplacer. J’étais l’étranger envieux qui regarde avec des yeux plein de désir." (James Ivory)
Écrire sur Venise... Tout ceux qui s'y décident gardent la même prévention : peut-on encore noircir de l'encre sur l'effet qu'elle produit, le décor qu'elle offre, la richesse qu'elle apporte à notre imaginaire ? On se jure d'y résister. On craint de refaire moins bien ce que d'autres avant nous ont si bien réussi... Et pourtant, les mots sont les plus forts, un désir ineffable nous pousse à l'acte. Est-ce un crime ? Certainement parfois, mais qu'importe. C'est aussi un remède. Le meilleur moyen de soigner la nostalgie, le regret de ne pas y être encore. De ne pas y être toujours. De ne plus pouvoir y être... 
Les malades sont nombreux. La maladie incurable, hélas. Nous continuerions d'écrire Venise, avec nos larmes, remplis de l'amour ou de la haine que ceux qui font profession d'écrire gardent pour elle en leur cœur, même en la voyant s'enfoncer inexorablement dans les eaux vertes de la lagune affolée. Son effondrement n'y changerait rien. "Venise  est plus qu’une ville, c’est un état d’esprit, une  merveilleuse idée  humaine. Une invention géniale. Elle est le refuge parfait du solitaire" [comme celui des véritables grandes affections, celles totalement partagées]... Elle sait s’en emparer et le prend dans ses  tentacules. On ne rencontre jamais mieux Venise que seul et sans but. Le cafard, la  malinconia serait un art vénitien.... Cet état atroce et  merveilleux, le solitaire s’y accroche car il y trouve un délicieux bonheur, une  richesse unique. Non pas parce qu'il se complaît dans cet état romanesque et futile. Mais parce que la beauté qui l'entoure partout est un remède merveilleux. Comme l'enfant qui simule un malaise et pose le thermomètre sur le radiateur pour qu'on s'occupe de lui et que les suppléments d'affection qu'il s'apprête à recevoir le rassurent apaisant son angoisse. Profonde...
"Triste et joyeux presque simultanément, le  malade de  Venise s’enrichit d’heures en heures de sensations  spécifiques. Il  repartira – s’il repart – en paix avec lui-même, harmonisé, rédimé, apaisé et riche d’une richesse intérieure très  enviable de nos jours." (Eric Ollivier)

Vraie et fausse l'assertion qui attribue à l'amoureux de Venise, ou plutôt à son amour pour la vie qu'il mène à Venise, obligatoirement, ce penchant pour la mélancolie qui court au fil de tant de pages depuis le XIXe siècle. Ceux qui viendraient et reviendraient à Venise seraient seulement attirés par son décor propice à justifier autant qu'à magnifier leur mélancolie. Remugles d'un romantisme dévoyé par trop d'écrivains neurasthéniques, tous pris au piège de la sensualité présumée de la Sérénissime, comme l'écrit Lucien d'Azay en introduction de son Dictionnaire Insolite de Venise :  Éditions Cosmopole, 2012).
"Hors du monde, hors du temps, et pourtant universelle, si sensuelle et si humaine, Venise sé refuse à toutes les modes ; elle persiste, fidèle à elle-même,en dépit de la menace touristique et écologique. Elle est le symbole le plus puissant et le plus vulnérable de notre civilisation."
Non, je le répète, Venise en dépit de tout ce qu'on en dit, porte au contraire à l'équilibre, à la maîtrise des sens, à une parfaite connaissance du moi qui partout ailleurs empoisonne et encombre. Un peu à l'image du novice dont l'âme peu à  peu se dénoue et qui en entraperçoit sa véritable essence après plusieurs mois, voire plusieurs années passées dans sa cellule solitaire. 

Nulle déconvenue n'a jamais présidée à mon désir de Venise. Bien au contraire. C'est la joie de cette lumière dont on ne peut plus se passer dès qu'on la découvre, le bonheur d'une atmosphère unique, cet esprit qui jaillit de partout : être dans ce milieu terriblement  humain et pourtant totalement De Natura, presque sauvage finalement n'est-il pas ce qu'il peut arriver de mieux à celui qui cherche autre chose que la vie courante et cherche à fuir le monde qui ne le satisfait pas sans pour autant vouloir vraiment le quitter ? Vieux débat métaphysique qui oppose la nature à l'intervention de l'homme. 
Je me souviens d'une conférence de méthode, à Sciences Po où notre professeur, le charmant et distingué Monsieur Laborde, nous fit travailler sur le thème de la nature justement. Je n'ai jamais su pourquoi il me confia ce matin-là le commentaire d'un texte dont j'ai perdu la trace et qui présentait Venise comme le parangon du dilemme Nature-Anti-nature. Nature parce que milieu unique embelli et défendu bien plus qu'asservi par l'homme, émanation d'un écosystème très particulier dont l'équilibre précaire s'avère fondamental pour la survie de toutes les espèces qui y prolifèrent (on parlait peu alors d'écologie) ; Anti-nature parce que milieu urbain artificiellement créé par l'homme à son seul bénéfice et gagné au prix d'ingéniosité et d'inventions sur le monde brut de la création divine et donc forcémentau détriment de celui-ci... 
Mais Venise, plus que tout autre lieu édifié par l'homme dans le monde, est la démonstration qu'un équilibre entre les deux peut exister et d'avérer viable, et ce depuis plus de mille cinq cents ans. A Venise, au milieu de la nature, la cité reste une des composantes de la nature ; en empiétant sur elle,  en se servant d'elle, mais toujours en la respectant. Les milliers de troncs d'arbres qui soutiennent les constructions millénaires, ces véritables forêts à l'envers, en sont le meilleur exemple. L'utilisation de ces arbres est par essence anti-nature puisqu'on les a détourné de leur vocation première comme on l'a fait des ruisseaux canalisés et des courants lagunaires détournés pour faciliter la circulation des navires... L'adaptation des techniques à l'environnement pratiquée par les vénitiens a fait rêver de nombreux architectes comme Le Corbusier, qui voyaient en elle la Cité idéale, née d'une nécessité (survivre et se protéger des assauts de l'ennemi). L'usage de l'écosystème pour y perpétuer la vie des hommes et leur activité n'était en rien contre-nature à l'inverse de la création du pôle industriel de Marghera du baron Volpi.
Bref au milieu de cet ensemble Nature/Anti-Nature qu'est Venise, comme tant d'autres avant moi, j'ai trouvé ma vraie nature, faite de paix, de recueillement, d'émerveillement, de joie autant que de couleurs, de senteurs et de sons.  
"L’idée de nature apparaît comme un des écrans majeurs qui isolent l’homme par rapport au réel, en substituant à la simplicité chaotique de l’existence la complication ordonnée d’un monde."
écrit le philosophe Clément Rosset. La vue qui s'offre au visiteur, lorsqu'il découvre Venise pour la première fois, depuis le pont d'un navire en entrant dans le Bacino di San Marco ou en sortant de la gare Santa Lucia, ne fait pas sauter à ses yeux émerveillés - le plus souvent - une quelconque imposture de l'homme vis-à-vis de la nature. Au contraire, n'a-t-on pas l'impression devant le spectacle qui nous est donné soudain, d'être en face de la perfection, nature et artifice ensemble qui produisent un décor jamais égalé depuis. La preuve que la main de l'homme quand elle est inspirée, sait façonner la beauté à partir de la nature. 

L'universalité de la Sérénissime et des mythes qu'elle a ainsi suscitée me permet - comme à des millions d'autres adeptes (on se croit toujours seul et unique amoureux, meilleur connaisseur et spécialiste, et donc, de facto, consommateur privilégié de Venise) de la retrouver partout, presque instantanément et même sans le vouloir : sur les écrans, aux vitrines des librairies, dans les musées, les conversations... Un reflet, un son particulier, une odeur, et depuis n'importe où me voilà transporté à Venise et dans mes souvenirs aussi. Les allemands ont un substantif pour cela : sehnsucht. Proust a joliment su décrire cette sensation particulière. 

Le sehnsucht, toujours ressenti à Venise, du moins par les âmes sensibles qui savent s'abandonner parfois à la faiblesse (combien d'entre nous prétendent toujours dominer leurs états d'âme et rester maître absolu de leurs sentiments), nous prend cependant au dépourvu en effet. C'est le plus souvent au moment où on s'y attend le moins, qu'il surgit, d'abord de manière diffuse avant que de nous prendre tout entier... Mais ce vague-à-l'âme consiste bien plus en une soudaine vision de notre faiblesse face à la grandeur des choses qu'on trouve ici qu'à un débordement de tristesse ou de regrets. Comment ne pas prendre conscience au pied de cet extraordinaire monument dressé, élaboré, remanié durant des générations pour magnifier la puissance de l'homme et de son créateur, et célébrer de grandes actions humaines, que notre pauvre vie passe vite et que nous serons depuis longtemps oubliés que. les maisons, les églises et les palais se reflèteront encore noblement dans l'eau des canaux...

Jamais dans l'histoire de l'humanité, il n'y eut une telle volonté, un tel désir de maintenir, de préserver un espace urbain tel que Venise. Même Jérusalem, Athènes, Rome ou Byzance n'ont jamais suscité un tel engouement au cours des siècles... C'est bien la preuve, n'est-ce pas, que Venise représente un lien unique avec nous-même. Ce côté matriciel rapproche tous les hommes. On y retrouve, inconsciemment peut-être - ce que d'autres ont su développer bien mieux que moi - la même sensation que celle qui fut la nôtre à l'état fœtal... Et puis, il nous y est donné de pouvoir vivre comme partout ailleurs - ou presque - mais sans les inconvénients des autres lieux urbains (l'absence du bruit et des mauvaises odeurs de la circulation automobile par exemple) et de s'y sentir aussi au large et délicieusement en paix qu'en pleine mer ou au sommet d'une montagne (toujours l'idée nature/anti-nature !), sans les inconvénients de l'isolement, du chemin trop long à faire pour acheter son pain ou le journal...  
Les amours aussi à Venise prennent une couleur particulière. Dans un décor semblable, avec son labyrinthe et ses dédales, on se perd délicieusement dans des pensées romanesques et la passion s'y déploie bien plus librement qu'ailleurs. L'outrance y est fréquente qui emporte les cœurs les plus solides et menacent de folie les âmes les plus tranquilles. Tout est possible à Venise et les poètes, les écrivains comme les cinéastes ne s'y sont pas trompés. Ville-imaginaire, ville de l'imaginaire Venise a tellement été écrite et décrite, littéralement vampirisée par des millions d'objectifs, qu'on la croirait n'avoir plus aucun secret à dévoiler.
"Venise est une des villes les plus regardées et les plus reproduites au monde, à tel point que l'on peut se demander si elle peut encore être l'objet de nouvelles formes de représentations, où si ell est vouée au déjà vu. Alors que le nombre de ses habitants ne cesse de diminuer et que celui de ses visiteurs ne cesse d'augmenter,Venise ressemble de moins en moins à une ville, mais plutôt à un imaginaire commun replié sur soi-même" (J.Lingelser)

Parmi les milliers de films qui ont Venise pour décor, le très beau Dieci Inverni de Valerio Mieli offre un exemple de cette alchimie particulière entre le décor, la lumière, l'ambiance de la cité des doges et les sentiments extrêmes qui s'emparent soudain des êtres et bouleversent à tout jamais leur assurance, leurs certitudes voire même leur entendement... Il arrive, dans les romans comme aussi dans la vie véritable qu'on devienne fou d'amour. On le devient toujours quand on aime à Venise. Douce fatalité, malédiction ou délicieux enchantement, si on ne finit pas à chaque fois comme le professeur Aschenbach sur la plage du Lido. 

Mais sortons des clichés. Il y a une chose qu'on apprend vite en vivant à Venise. Dieci Inverni le démontre : il ne sert à rien de vouloir aller vite, d'être pressé. Les sentiments se construisent patiemment. Le fait de montrer qu'il existe une autre Venise, vide et très belle, éloignée des lieux du tourisme riche comme du tourisme pauvre, qui se livre et qu'on peut explorer au même titre que les mille strates d'une relation amoureuse. C'est la trame du film, l'histoire de deux êtres qui avancent hiver après hiver dans la connaissance de l'autre en même temps que dans la découverte, l'apprivoisement de la ville... 

Cette histoire d'étudiants, sorte de Boy meets girl à la vénitienne, fait évoluer un garçon et une fille venus à Venise pour poursuivre leurs études, qui se rencontrent par hasard dans les transports en commun et vont bâtir à travers mille hésitations,  une relation amoureuse cahotique qui constituera la trame de leur existence d'adulte. De Venise leur relation elle en possèdera la toponymie, leurs sentiments seront comme le temps et l'atmosphère des lieux où ils se développent. Venise non seulement se sera emparée d'eux en les fascinant mais, en les imbibant de son délicieux poison, elle va les lier peu à peu pendant de nombreuses années, jusqu'à ne plus faire qu'un dans l'esprit du spectateur avec leur amour...

Loin des clichés et des lieux touristiques, on y découvre Venise en hiver, la Venise cachée, immuable en dépit du temps qui passe et du monde qui change ; la Venise que connaissent et fréquentent les vrais Vénitiens. C’était cet aspect authentique de la ville que le réalisateur Valerio Mieli fait partager au spectateur fasciné. De magnifiques paysages de Venise en hiver côtoient ceux de Moscou et en sont magnifiés. Ils cadencent le film en lui donnant une véritable résonnance poétique.

27 mars 2019

Cees Nooteboom écrit sur Venise et j'écris sur Cees Nooteboom écrivant sur Venise...

« J’ai acheté une immense carte de la lagune de Venise pour essayer de ramener la ville à sa juste proportion. Curieux exercice. Je sais que j’arriverai par avion demain mais, cette fois, c’est par la mer que j’aborderai cette ville que j’ai si souvent visitée. Sur la carte, le rapport entre l’eau et la ville est de l’ordre de mille pour un et, dans ce bleu infini, la ville est devenue village, petit poing serré posé sur un grand drap, si bien que tout ce vide semble avoir engendré, dans un moment de colère, la ville qui plus tard allait le dominer. L’auteure mexicaine Valeria Luiselli voit au lieu de mon poing une rotule brisée et, à mieux y regarder, je crois qu’elle a raison. Depuis les hauteurs de Google Earth, l’analogie est encore plus évidente, le Grand Canal est la fracture du genou ; le labyrinthe granuleux désagrégé tout autour représente l’os de la ville où je vais me perdre demain comme tous ceux qui viennent de l’extérieur doivent s’y perdre : c’est la seule manière d’apprendre à la connaître.»


« J’ai séjourné à plusieurs adresses en ce lieu, parfois dans de vieux hôtels, la plupart du temps dans d’étroites ruelles obscures, dans des parties de palais qui n’évoquaient jamais un palais, des cages d’escaliers en piteux état, des petites chambres sordides avec tout juste une fenêtre donnant sur l’arrière d’une maison qui paraissait inhabitée, alors que dehors étaient pourtant suspendues à un fil à linge précaire deux culottes gelées, dans le froid glacial et silencieux. Parfois aussi une vue sur l’eau d’un canal latéral inconnu où, tous les jours à la même heure, un bateau passait, chargé de fruits et de légumes. Cette fois, ce n’est pas l’hiver, nous sommes en septembre, et tout rêve d’une ville déserte s’est volatilisé dès mon arrivée : Venise appartient au monde entier, et le monde entier est au rendez-vous. S’il y a un Proust ou un Thomas Mann, un Brodsky ou un Hippolyte Taine parmi eux, ils se cachent bien. Des armées entières montent en ligne à cette époque de l’année, l’armée chinoise, l’armée japonaise, l’armée russe. Pour découvrir sa Venise, il va falloir faire preuve d’obstination et d’esprit de décision, revêtir une cuirasse invisible, et se dire humblement que pour tous les autres, on fait tout simplement partie de ceux qui se mettent en travers de leur chemin et se serrent désagréablement contre eux dans la partie ouverte du vaporetto où il n’y a rien pour se tenir... »
 
Pensieri e riflessione.
10/09/2018
C'est dans un avion justement que je reprends cet extrait d'un ouvrage de Cees Nooteboom, qui est resté pendant des semaines un de mes livres de chevet. Pour le commenter, pour comparer le sentiment de l'auteur à mon propre ressenti. 

Arriver à Venise, s'y rendre, n'est pas une mince chose en réalité. Elle demeure pour beaucoup d'entre nous un lieu mythique, un objectif intérieur. Pour ma part, elle est mon Ithaque et pourtant jamais je ne suis parvenu à y rester pour vraiment bâtir quelque chose. Mes enfants qui l'aiment aussi, n'y sont pas nés. Contre toutes mes attentes, mes rêves et mes aspirations, en plus de trente ans, je n'y ai rien construit. J'y ai abandonné (trahi donc) bien du monde, des projets et des idées, quand j'ai choisi de ne pas lutter et que je suis parti. Je pense surtout à Francesco, à ce qui s'annonçait, se bâtissait. Je ne suis pas responsable de son entrée en écriture, mais je sais que l'avoir laissé a modifié son chemin. Comme le mien aussi... Mais je ne saurai regretter mes années d'homme marié. Elles furent joyeuses. Le mariage m'attendait et les perspectives joyeuses qu'il annonçait. 

Ce fut joyeux en effet, tant de nouveautés. Ce bonheur de construire avec la femme que j'aimais, une vie nouvelle, avec l'espérance de bâtir une famille en même temps que d'élaborer une œuvre dans la paix d'un mariage que j'espérais heureux. Mais les années montrèrent combien difficile était le chemin, combien cette union devenait lourde à porter. Les crises se succédaient. Les enfants grandissaient, leur mère et moi aurions dû être à l'unisson, comblés par la naissance de notre première fille, puis de la seconde. Mais déjà parfois je songeais à fuir avec les petites. Je rêvais d'un avenir de joie et de rire, de beauté et de plénitude tous ensemble, mais le rêve n'était pas partagé par leur mère. Elle n'était jamais qu'insatisfaction et mépris pour les valeurs qui depuis toujours présidaient à ma vie... Je la pensais folle, elle était seulement malade d'une enfance tronquée, de parents incapables de bâtir cette chape de couleurs et de joies qui fait les adultes heureux et confiants, et qui épanouit les enfants. Je n'ai pas su l'aimer comme elle le méritait, comme elle en avait besoin. 

Marido et Lorenzo, Galleria Ferruzzi, San Vio, 1985. Violaine Laveaux, 1985. pastel et crayon. - Coll. Part.
 
Pourtant combien je l'ai aimée... Au lieu de ça, crises et angoisses se succédaient, des mots toujours plus hauts, souvent des larmes et des grincements. Puis la hargne et le silence rageur. "Votre mère est folle" disais-je trop souvent aux enfants. j'étais convaincu de cela. Après la paix et la sérénité qui caractérisa mon enfance, je découvrais l'enfer d'un couple quand il ne parvient pas à se cimenter ; quand son quotidien n'est plus que l'affrontement de deux mondes inconciliables. J'aurai dû me taire et faire comme si de rien n'était. J'ai essayé mais bien trop tard en réalité...

Et puis je suis retourné à Venise. Sans illusion, conscient que rien ni personne là-bas n'avait dû m'attendre. Pourtant, secrètement, je gardais l'espoir de retrouver ma vie comme je l'avais laissée trente ans plus tôt. Bien sûr il n'en fut rien ou presque. Mes anciens colocataires avaient depuis longtemps la place à une autre génération d'étudiants. Ma bibliothèque avait été pillée depuis longtemps, Rosa ma jolie petite chatte grise avait été adoptée par une gattara quelque part du côté de Cannaregio... Lors de mon premier "vrai" retour, j'avais rendez-vous avec mon ami Roger au Cucciolò - je l'ai raconté ailleurs. J'étais en avance, très excité à l'idée de revoir cet ami très cher que j'avais laissé lui aussi. Étudiant, ce café avec sa terrasse sur l'eau du canal de la Giudecca, était notre quartier général. Les serveurs nous connaissaient bien. Il y en avait un en particulier, plus très jeune, avec qui j'avais sympathisé. Nous bavardions souvent et il connaissait parfaitement mes goûts et savait à l'avance selon la période du mois où nous étions qu'elle serait ma commande. Plus de cinq ans nous séparaient de ma dernière venue sur les Zattere. À peine étais-je installé qu'il arriva pour prendre la commande en me gratifiant d'un surprenant : - Bondi, Sior Lorenzo, come sta oggi ? (Bonjour, Monsieur Laurent, comment allez-vous aujourd'hui ?), avant d'ajouter le visage plein de cette jovialité qui m'était si familière et que je retrouvais soudain : - Un macchiato come di solito ?" ("une noisette, comme d'habitude ?"). Interloqué, j'acquiessais en rougissant. Je revois les lieux, le canal de la Giudecca aux eaux vertes, un vaporetto au loin qui quittait la fermata de Santa Eufemia, les silhouettes des passants sur la fondamenta de la Giudecca, les mouettes dans le ciel et les Zattere, silencieux, encore vides.
Il était tôt encore et Venise n'était pas encore beaucoup fréquentée en dehors de la période estivale et du carnaval.Comme un rêve, comme si je n'étais jamais parti. Tellement à l'image de Venise où tout change sans que rien vraiment ne change. des années plus tard, évoquer cela m'émeut toujours autant...
 
Aborder Venise m'apparaît donc à nouveau depuis ce que nous avions appelé avec les enfants "La Catastrophe", comme Ulysse exilé aborda enfin les rivages d'Ithaque : Un retour à tous les possibles... Mais à part ce bel épisode sur les Zattere et les gentils mots de mon ami Roger à qui je racontais l'anecdote et qui me gratifia en suivant d'un "tu n'as pas changé", avec son regard aiguisé de peintre et de coloriste, rien dans la lagune ne m'a attendu. Aucun flash-back durable n'est possible hormis par l'écriture. Je ne verrai jamais jouer mes enfants sur les campi, puisqu'ils sont grands désormais, je n'irai jamais le matin rejoindre mon bureau, le Gazzettino sous le bras, croisant les mêmes visages familiers, échangeant à chaque fois quelques paroles insignifiantes sur le temps comme le font les gens heureux, ceux qui sont là où ils doivent être et qui le savent...

Des regrets ? Évidemment mais bien peu finalement. Vieillir rend le chemin plus court qui nous porte à ne garder que l'essentiel, à regarder le chemin qu'il reste à parcourir sans perdre du temps dans les regrets, les remords et le ressentiment. Passer au-dessus des Alpes à 16.000 pieds d'altitude avec une lumière radieuse et se sentir tout petit, heureux d'être une infime partie de cet univers, joyeux de participer humblement à cette merveilleuse aventure qu'est la vie. C'est ainsi que, revenant une fois encore de la Sérénissime, toujours un peu triste certes, je me sens apaisé. De nouveaux projets, Dieu voulant, sont en parturience : A Venise, la maison d'édition s'apprête et tout se précise un peu davantage chaque jour, à Bordeaux, aussi, tout ce que j'ai contribué à mettre en place prend forme et s'affirme peu à peu. Ce n'est pas de résilience dont il s'agit ou pas seulement. Bien plus de la conjonction de rencontres, de rêves étudiés et parfois partagés et de la magie que la beauté de Venise distille en ceux qui lui étant restés fidèles, ne l'ont finalement jamais abandonnée. Venise est dans mon sang et mes gènes. Elle nourrit mon âme et je lui dois beaucoup de ce que je suis devenu. Il en est ainsi pour beaucoup d'autres dont je perçois la familiarité qui nous lie à elle. 

Corrigé et complété dans l'avion qui me ramène de Venise. 26/04/2019.