07 janvier 2019

Celui qui sauva l'honneur de Venise (1)

En feuilletant une collection de l'Illustration du temps de Napoléon III, j'ai fait une découverte inattendue. Le numéro du 8 octobre 1859 montrait en première page une image d'une cérémonie funèbre comme on aima longtemps en organiser pour l'édification des peuples et l'élaboration des grandes mythologies nationales. 

A une époque où on promène le catafalque d'un vieux rocker qui chantait faux sur les Champs-Élysées et que le chef de l’État prononce dans la cour des Invalides l’éloge funèbre d'un crooner arménien qui lui non plus ne payait plus ses impôts en France et que d'aucuns verraient bien Houellebecq ou BHL un jour au Panthéon, regarder ces images montre combien notre époque a perdu le sens des valeurs et des proportions. Après tout, on a les héros qu'on peut et qu'on mérite.

Mais revenons à cette cérémonie funèbre. Aucune trace sur Internet. La ville de Milan, délivrée depuis les fameuses journées qui suivirent le sciopero del fumo en 1848 de la domination austro-hongroise, avait organisé une gigantesque cérémonie pour commémorer le deuxième anniversaire de la mort de Manin "Le plus infatigable apôtre de la liberté" comme le qualifie le rédacteur de l'article. En effet, jusqu'à ces journées d'insurrection - les autrichiens parlèrent de guerre civile - Milan était conjointement à Venise l'une des capitales du royaume lombardo-vénitien créée par Metternich au cours du Congrès de Vienne après la chute de l'infâme Buonaparte. L'intelligentsia progressiste de ces deux villes mena pendant des années une activité nationaliste dont Daniele Manin à Venise et Carlo Cattaneo à Milan furent les symboles et très vite en devinrent deux des plus importants leaders. 

Manin était un patriote. D'origine juive, son grand-père Samuele Medina-Fonseca (les deux noms apparaissent alternativement sur les documents), ainsi que toute sa famille, s'étaient converti au christianisme au XVIIIe siècle et le parrain n'étant autre que Giovanni Manin, le frère du 120e et dernier doge de la République (celui à qui revint la triste et douloureuse charge de clore plus de mille ans d'histoire glorieuse), la famille fut autorisée, comme c'était alors l'usage, de prendre le nom de famille de son protecteur. 

Aucun lien de sang donc entre le Manin qui rendit son corno en pleurant (1797) et celui qui défendra la liberté de Venise face aux autrichiens cinquante ans plus tard, mais un lien immatériel et fort, l'amour pour la République de Saint Marc, pour l'indépendance et les particularités de la Sérénissime.

Le libérateur de Venise est mort en exil à Paris dans la fleur de l'âge (il avait cinquante trois ans). Sa mort eut un énorme retentissement dans toute la péninsule et particulièrement à Venise bien sûr. Époque troublée que ces années de bouleversements géopolitiques. La progression des idées nouvelles, l'évolution des mœurs et des mentalités, les progrès techniques allumèrent un peu partout des révolutions et des guerres. De nouveau, comme à la fin du siècle précédent, l'Europe - et le monde - était en ébullition et il y avait partout dans l'air un désir de liberté et d'émancipation. Les vieilles monarchies vacillaient, de nouvelles voyaient le jour et les dynasties comme les cabinets ministériels, des grandes puissances positionnaient leurs pions. Depuis la chute du corse, l'Europe ne parvenait pas à retrouver le parfait équilibre qui assurerait la paix et la prospérité des peuples et affermirait la couronne de leurs princes. Le principe républicain démocratique n'était pas encore majoritaire. L'idée monarchique, rajeunie et assouplie par la mise en place de constitutions, de parlements et d'élections libres, semblait avoir de belles années devant elles. C'était sans compter, hélas, avec l'orgueil de certains publicistes qui osèrent défier ce principe plusieurs fois millénaires et remettront peu à peu en cause le besoin du père et la nécessité d'un chef placé au-dessus du commun des hommes par la grâce de Dieu. Mais cela est un autre sujet et le débat n'es plus de mise en nos temps troublésd, même si ce principe et cet idéal pourrait apporter bien des remèdes aux maux de notre triste époque...



Manin mourrait au moment où l'Italie secouait son joug, quand enfin l'ensemble des italiens pouvait se retrouver sous une seule et même bannière, libéré de l'occupation étrangère et former une nation. Victor-Emmanuel était reconnu par tous les anciens duchés, les principautés, les anciennes républiques. Milan fut libérée en juillet 1859 (avec l'armistice de Villafranca imposé par Napoléon III aux autrichiens) Venise - de l'avis même de Daniele Manin - restée sous la domination des Habsbourg ne rejoindra le nouveau royaume qu'en 1866. Elle avait renoncé à son indépendance pourtant retrouvée pour quelques mois vingt ans plus tôt et se rangea sous l'étendard du roi de Sardaigne. Deux ans après la mort du dernier des dirigeants de ce qui fut la fière et toute puissante Sérénissime, Milan à peine libérée faisait acclamer le nom de Venise à la foule venue honorer et Venise enchaînée et Manin.

Dès le 19 septembre, "la capitale de la Lombardie avait ouvert toutes ses portes grandes aux délégués de Parme, de Plaisance, de Modène..." Toute la ville était décorée, partout des banderoles à la gloire de Manin et de Venise ornées de crêpe noir, aux balcons pendaient des draperies noires et des oriflammes. Toutes les rues et les places étaient pavoisées. La Piazza San Fedele était décorée comme un campo vénitien. Le lion de Saint Marc était partout ainsi que des portraits du défunt libérateur malheureux qui avait lancé l'impulsion pour tout un peuple au delà des frontières historiques de l'antique République de Venise. Les dames comme les messieurs étaient vêtus de noir. L'Italie en ce jour était toute en deuil. elle voulait rendre un hommage solennel à Daniele Manin mort trop tôt et en exil. Un moyen de célébrer l'unité de l'Italie, de galvaniser le patriotisme de tout un peuple réuni sous la même bannièreDes délégations vinrent de toute l'Italie, l'article les énumère. Il cite aussi les envoyés de Venise qui devront attendre encore sept ans avant que d'être à leur tour sujets du roi de Sardaigne et libres enfin du joug de l'envahisseur autrichien qui dépeça méthodiquement Venise après que le corse l'eut mise à genoux. Son neveu lava le déshonneur de l'oncle en se battant pour une Italie unie et libre sous la férule paternelle du roi de Sardaigne.


Dans la cathédrale tendue de grandes tentures noires, un catafalque avait été dressé sur le quel une statue représentait Venise encore enchaînée. Devant, deux fauteuils avaient été placés réservés à la sœur et au fils du héros. Autour les sièges des personnalités venues du monde entier, les diplomates, les représentants de la France, de l'Angleterre, les envoyés du roi de Sardaigne, les délégations de toutes les villes et les provinces d'Italie...

à suivre...