27 août 2019

Le goût des larmes retenues, un court texte retrouvé

© Photographie Daniela Caneschi, 2008 - Tous Droits Réservés

« Mais j'aimais le goût des larmes retenues, de celles qui semblent
tomber des yeux dans le cœur, derrière le masque du visage. » 
Valéry Larbaud


L'été à Venise est une saison difficile pour les cœurs troublés. La pluie, le brouillard et la neige des hivers vénitiens leur sied mieux. En été, il fait chaud, lourd. On se sent moite et le silence à certaines heures que le passage incessant des touristes hagards ne parvient pas à rompre, peut devenir insupportable. Le garçon tournait en rond. Il n'avait ni l'envie ni le courage d'aller se baigner. Trop de monde sur les plages, dans le bateau, les rues du Lido. Il dormait mal la nuit, se sentait engourdi toute la matinée. Il ne mangeait plus, l'effort qu'il lui fallait fournir pour préparer à manger s'avérait au dessus de ses forces. Le chien, toujours impatient de sortir, regardait son maître avec compassion. Il partageait sa tristesse. 

Elle était partie sans rien dire. Elle lui manquait aussi. Il aimait sa manière de le caresser sur la tête à rebrousse-poil, avec son poing fermé, puis elle l'embrassait et le chien grognait de plaisir. Il avait bien senti avec son instinct de chien que quelque chose ne tournait plus vraiment rond chez ses maîtres. Et puis, un jour, au retour d'une promenade (ils avaient poussé jusqu'au campo Santo Stefano parce que le garçon avait envie d'acheter des fleurs, celles qu'elle aimait), tout éclata. 

Ils arrivèrent, joyeux de leur balade, du joli bouquet qui embaumait, des regards que leur jetaient les passants. Le chien et son maître. Très beaux tous les deux. Elle était partie. Dans la penderie de la chambre, la partie qu'elle utilisait était vide. Il ne restait qu'une paire de furlane vertes qu'elle n'aimait pas. Un cadeau de la mère du garçon, qu'elle n'aimait pas non plus. Rien, pas une trace, un mot. Ses clés étaient sur la table de la cuisine avec le porte-clés en forme de trèfle à quatre feuilles ramené d'Irlande, leur premier voyage en amoureux. Le garçon se précipita dans le bureau. Là non plus, il n'y avait plus rien d'elle. Sauf le CD de Rinaldo qu'ils écoutaient ensemble. Mais pas de message, rien.
 
Les jours passèrent. le garçon s'était laissé pousser la barbe. Ses cheveux étaient un peu trop longs. La maison semblait sombre comme son cœur. Le chien devait réclamer à son maître sa pitance, ses sorties. plus d'une fois il fit ses besoins sur le paillasson. Non par dépit mais par ce qu'il ne pouvait plus se retenir. Peut-être aussi par dépit devant le chagrin du garçon. "Lascia ch'io pianga" passait en boucle mais l'air ne répandait dans la maison que des effluves morbides. Elle était partie sans un mot, sans prévenir, alors qu'il était parti promener le chien et lui acheter des fleurs. Il l'aimait. Il l'aimait vraiment mais ne savait pas très bien comment lui dire. 

La nuit quand ils faisaient l'amour, retenant sa fougue et la montée de son désir, il essayait de trouver les gestes les plus doux, les plus affectueux qui lui montreraient combien elle comptait pour lui. Parfois, il se sentait empêtré, timide, devant ce corps qu'il croyait découvrir à chaque fois et dont il était fou. Elle lui pardonnait sa maladresse. Il était tellement doux, tellement charmant. Trop peut-être, pensa le garçon qui n'arrêtait pas de s'interroger sur sa fuite. Il n'y avait pas eu de dispute. Rien qui puisse justifier son départ. Avait-elle rencontré quelqu'un d'autre ? Il crevait de ne pas savoir. Il crevait d'être seul. Il crevait de son quotidien dans une Venise débonnaire et terriblement vivante. Lui ne vivait plus. C'est à peine s'il survivait.
 “Con gli occhi chiusi, per tutta la notte, ho inseguito, vanamente, la scia della lacrima di San Lorenzo, per esprimere quel desiderio ; bruciando ancora sui carboni ardenti.” (1)
Pao Nastego
Et puis soudain, Chiara croisa son chemin. 

Il avait plu toute la journée. L'orage avait fini par éclater. Le ciel bas rempli de gros nuages gris menaçants avait fini par s'ouvrir, les délestant de fortes gouttes qui couvrirent en un instant les dalles des rues et des campi. Il était attablé, le chien à ses pieds, dans la petite salle de chez Rosa Salva. Par la fenêtre, à travers les gouttes d'eau qui coulaient le long de la vitre, il regardait le Colleone qui luisait. La place était déserte. Les bruits habituels du bar couvraient la conversation de trois vieilles vénitiennes assises un peu plus loin derrière lui. Deux touristes nordiques, en sandales et imperméable de plastique fluorescent comme on en vend aux touristes du côté de la piazza, buvaient un cappuccino en écrivant des cartes postales. 

Ses lunettes sur le nez, il griffonnait sur son carnet, sans penser à rien. Son ami Francesco lui avait donné rendez-vous dans la pâtisserie. Ils avaient prévu d'aller faire un tour en barque mais l'orage avait éclaté. Il l'attendait en pensant que si la pluie continuait de tomber, il leur faudrait renoncer. Mais ce n'était qu'un orage banal comme il en éclate souvent à Venise en été. Il fait soudain très noir sur la ville. Le tonnerre gronde violemment comme un sinistre roulement de tambours. Le vent se lève d'un seul coup et balaie tout sur son passage. Le ciel s'assombrit encore davantage, son gris laiteux laissant la place à une couleur menaçante qu'irradie la lumière des éclairs. Il semble s'ouvrir alors et en jaillit une pluie drue et lourde qui s'abat avec violence sur la ville. Le plus souvent le vent change de direction et le jour revient, la pluie cesse de tomber d'un coup. On entend partout une sorte de clapotis, le chant de milliers de gouttes qui dégoulinent des toits, glissent sur les façades, et puis la lumière surgit à nouveau, le ciel retrouve ses teintes estivales, pâles puis très denses, qui nous font oublier qu'un déluge s'est abattu sur nous une heure auparavant.

Il regardait ce spectacle sans vraiment le voir, quand son regard fut attiré par un groupe de jeunes femmes qui couraient dans sa direction. Parmi elles, il remarqua l'une d'entre elles. Elle riait, secouant sa tête comme un jeune chiot. De loin, il ne distingua pas vraiment son visage mais la blancheur de ses dents.
à suivre...

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(1) : " Les yeux fermés, toute la nuit je cherchai, en vain, la trace des larmes de San Lorenzo, pour que s'exprime mon désir, brûlant encore sur des charbons ardents." (Trad. de l'auteur)