Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

12 septembre 2011

Le Bal du Siècle ou la dernière fête du Palais Labia (Suite et fin)



(Suite et fin de l'article paru le 07/12/2010,
pour fêter le 60e anniversaire de ce bal inoubliable, en écho à l'article de Maïté paru le 03/09/2011 sur son blog "Ma Venise".)
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Le 3 septembre 1951, Carlos de Beistegui donna en sa somptueuse demeure vénitienne nouvellement restaurée à grands frais, le fameux palazzo Labia, célèbre pour ses fresques de Tiepolo, certainement le plus fameux bal costumé du XXe siècle, connu depuis sous le nom de "Bal du siècle". La soirée, l'une des plus fastueuses de l'après-guerre, réunit plus de 1500 invités costumés, dont la liste peut se lire comme un supplément de l'Almanach du Gotha et du Bottin Mondain la princesse Hohenloe, le Marquis de Cuevas, Barbara Hutton, Leonor Fini, l'Aga Khan, Lady Churchill venue seule sans son mari qui avait décliné l'invitation et préféra rester au Lido où le couple séjournait. Jusqu'au dernier moment, on parla de la venue de la princesse Margaret d'Angleterre et même du roi de Grèce. Jean Gabin à l'affiche d'un film en compétition n'était plus à Venise ce jour-là. Il était de toute manière trop peu mondain pour être sur les listes.

La Mostra du cinéma venait de commencer, amenant à Venise, acteurs, producteurs et cinéastes, la belle Gene Tierney et Orson Welles en tête.L'actrice américaine Irene Dunne, arrivée la veille pour la Mostra n'avait pas reçu de carton, mais elle transportait dans ses bagages un magnifique costume de velours vert, au cas où. Il fallut de longues tractations entre les producteurs Hollywood et le milliardaire pour qu'elle fut invitée... une heure avant le début du bal. Daisy Fellowes, "la femme la plus élégante du monde", dans une somptueuse robe de Christian Dior, en reine des Indes, portait un collier de pierreries spécialement monté pour l'occasion qu'elle ne remit plus jamais ensuite. Le maître de maison ayant interdit l'approche du palais aux bateaux à moteur, ce fut en gondole, selon l'antique tradition, que tous les invités se rendirent au bal. Quelques uns arrivés en taxi devant la gare ou par le casino voisin, vinrent ensuite à pied par l'entrée sur le campo della chiesa où la foule s'était amassée et qu'on distrayait avec des funambules et des pantomimes. Robert Doisneau, Cecil Beaton et André Ostier furent les photographes de la soirée. Le peintre Alexandre Serebriakoff a également peint une série d’aquarelles représentant différents moments du bal.

 
Les costumes étaient somptueux. certains étaient l'œuvre de Salvador Dali, de Christian Dior, de Nina Ricci, Jacques Fath et de Pierre Cardin, alors débutant. Les ateliers de ces grands couturiers travaillèrent pendant plusieurs mois à la confection des somptueux costumes dont on parle encore soixante ans après. Le prince Jean-Louis de Faucigny-Lucinge écrivit en se remémorant l'événement : "Beistegui décida de donner la Fête des Fêtes sur le thème le plus logique en ces lieux : la Venise de Longhi et de Casanova, et de lui réserver l'ampleur d'un spectacle de cour. Il en fut ce qu'il espérait. […] Les invités étaient venus de tous les coins de l'Europe, de Lady Clementine_Churchill au vieil Aga Khan, en passant par les plus belles princesses romaines ou napolitaines. […] Car Carlos de Beistegui tenait aux références : nom, talent, beauté, notoriété, et — j'ajoute — amitié, car c'était un ami très fidèle. "Jean Cocteau s'est également intéressé à l'évènement : "Bal de Venise. Beistegui n'avait pas invité la méchante fée : le journalisme. Donc, son bal est un désastre et il a plu. La vérité c'est qu'il n'a pas plu et que le bal était une réussite. Le peuple de Venise adore les fêtes et applaudissait les costumes. […] Beistegui avait refusé huit millions des Américains pour filmer le bal." Paul Morand, qui était l'un des invités, évoqua l'œuvre de Beistegui dans son livre consacré à Venise : "Palais aux fresques si renommées en leur temps que Reynolds et Fragonard avaient fait le voyage de Venise pour les copier (...) L'histoire des Labia : un demi-siècle de puissance outrageante, de vaisselle d'or jetée par les fenêtres, de murs vierges confiés au talent de Tiepolo, de Zugno, de Magon, de Diziani ; ruinés par Napoléon, les Labia avaient cédé l'édifice (...). Notre fastueux ami B. avait décidé de tenir tête au temps ; reconstituer un palais, c'est dire non au gouffre, c'est comme d'écrire le Temps perdu. Son œuvre terminée, B. s'en désintéressait."
Certains membres de la Jet-set d'après-guerre, comme par exemple la milliardaire (et ambassadrice) Perle Mesta, amie et soutien des Kennedy, convoquèrent la presse pour signifier au monde que s'ils n'en étaient pas, c'était bien voulu de leur part : "je veux qu'il soit bien compris que je n'y vais pas", lança-t-elle aux journalistes...


Ce fut une splendeur. En ces années où le monde libre essayait
d'oublier les séquelles de la guerre, de ses privations et de ses drames, la peur du communisme et montée de la guerre froide, la fête commença vraiment vers 22 heures.
Sous un ciel dégagé, le grand canal et le canal de Cannaregio où se mire l'imposante façade du palais Labia, étaient couverts d'embarcations. Au milieu de dizaines de lampions flottants, les gondoliers en grande tenue ou parfois costumés comme du temps de la République, amenaient les invités jusqu'au ponton recouvert d'un somptueux tapis ancien. Comme pour la Regata Storica, de nombreux vénitiens avaient pris place le long des rives sur des barques pour mieux apercevoir les personnalités qui arrivaient.Toutes les fenêtres des immeubles voisins avaient été louées au tarif de 80.000 lires par personne (une somme pour l'époque !). Le prince Aga Khan, classiquement vêtu d'un domino vénitien, arriva parmi les premiers, suivi de Barbara Hutton habillée en Mozart, dans un costume valant plus de 15.000 dollars, puis le Prince et la Princesse Chavchavadze couverte de bijoux devenue Catherine II...


Un peu avant minuit, des trompettes naturelles sonnèrent et les 1.500 invités furent introduits dans la grand salle de bal du palais sous les fresques de Tiepolo, par le maître des lieux vêtu d'une toge de damas écarlate, portant une longue perruque bouclée et grandi par des talons comp
ensés de plus de 40 cm (il ne mesurait en vérité qu'1 mètre 68). Le sol avait été recouvert d'un plancher en trompe-l’œil reproduisant les motifs d'un tapis de la Savonnerie qui avait nécessité plusieurs centaines d'heures de travail aux décorateurs. Il aura fallu plusieurs semaines de préparation, et les invitations furent envoyées six mois avant, afin de permettre aux happy few concernés d'organiser leur agenda et de prévoir leur costume ?


La musique classique, les ballets, les menuets et les valses laissèrent la place aux rumbas,
sambas, charlestons très à la mode dans ces années-là. Dans les salons, de somptueux buffets couverts d'écrevisses, de jambons, de saumons en gelée et autres délices étaient pris d'assaut.
Le champagne coula à flots jusqu'à l'aube. Dans le cortile du palais, Don Carlos, très royal, avait organisé une fête pour les gens du commun comme il disait : on pouvait y trouver à boire mais c'était payant. Il y avait un spectacle gratuit de marionnettes et un mât de cocagne avec des prix pour ceux qui parviendraient à grimper au sommet. Les deux mondes parfois se mêlaient.

 
C'est ainsi qu'on a pu voir la très distinguée Madame Louis Arpels (l'épouse du célèbre joaillier parisien), en train de danser avec un jeune vénitien en chemise ouverte montrant des pectoraux avantageux. Comme les images d'un film, l'expression la plus affirmée de la Dolce vita. Tous s'amusèrent magnifiquement. Pourtant ce n'était pas l'objectif de tous ces gens. S'affirmait dans leur participation à cette extraordinaire fête, la volonté d'en finir avec les terribles années de guerre, avec les blessures qui restaient loin de s'être cicatrisées. L'amusement vint en prime, après que tous se furent montrés les uns aux autres et, ensemble, au monde. Parmi les invités, certains pourtant n'étaient pas dupes et confièrent aux journalistes qu'ils étaient certains que que cette oisiveté, toute cette gabegie de luxe ostentatoire, ces dépenses somptuaires pour un seul soir, était en train de disparaître et sombreraient bientôt dans l'oubli. "Je ne crois pas", déclara le prince Aga Khan, alors que la soirée touchait à sa fin, "qu'il nous soit donné de voir encore quelque chose comme cela."