Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

24 décembre 2012

In media res

A Baptiste.

J'ai découvert il y a quelques années le poète new-yorkais Frank O'Hara. A l'époque, comme il n'existait pas de traduction, j'avais entrepris de transcrire quelques uns de ses textes en français. Redonner dans notre langue l'atmosphère si particulière de ces poèmes, notamment ceux de Lunch Poems, que j'avais trouvé à Venise, dans la belle édition des City Lights Books, crée en 1955 à San Francisco par Lawrence Ferlinghetti. Sacrément difficile.


Olivier Brossard, qui maîtrise parfaitement l’œuvre de l'écrivain, a sorti une traduction de cet opus. Sa version est bien meilleure que la mienne, on ne s'improvise pas bon traducteur avec seulement de la passion. Cependant, si la version publiée, augmentée d'un appareil critique tout à fait passionnant, surpasse largement mes tentatives, mes mots correspondent davantage à la perception ressentie quand j'ai lu Frank O'Hara pour la première fois. A la lecture du tout premier poème du livre (écrit en 1953), j'avais en tête des images de l'Amérique des fifties, les carrosseries rondes et solides des voitures, les jupes moulantes des filles, leurs chapeaux, les costumes droits et sombres des garçons, leurs cheveux gominés et leurs dents très blanches ; les épaules larges des gamins vendeurs de journaux et du policier d'origine irlandaise au coin de la rue. Le cinéma de Cassavettes était passé par là autant que les comédies de Frank Capra
..
Je n'étais pas assis derrière la vitrine d'un drugstore, mais à la terrasse du Paradiso, ce café perdu et comme abandonné, sous la voûte des grands arbres des Giardini, à Castello. J'aimais particulièrement ce café, d'abord parce qu'il était éloigné des lieux fréquentés par les autres étudiants tous agglutinés aux abords de la Ca'Foscari, sur le campo Santa Margherita ou à San Barnaba. Ensuite la paix qui y régnait (les groupes de touristes venaient rarement jusque-là à l'époque sauf quand il y avait la Biennale), me permettait d'écrire et de bouquiner tranquillement. J'utilisais à l'époque une petite Remington offerte par ma mère. Elle tenait dans une élégante petite mallette blanche et je la transportais avec moi quand je décidais de passer un long moment à écrire. Le joli bruit des tiges de métal sur le papier et la petite sonnette qui retentissait quand on arrivait en bout de ligne, sont associés dans ma mémoire au parfum de la glycine qui décore ce café. 

Quel meilleur endroit pour écrire ? Le bassin de Saint Marc en toile de fond, avec la basilique de San Giorgio et la Pointe de la Douane, les reflets d'argent sur l'eau verte entre les grappes de fleurs roses qui retombent vers le sol et embaument. Quand en mai il commençait de faire chaud et que nous prenions de plus en plus souvent le bateau pour les plages du Lido, la terrasse du Paradiso demeurait fraîche et ombragée. De plus, le cappuccino y a toujours été très bon. J'y déjeunais le plus souvent d'un croque-monsieur (souvenir délicieux) et d'une tarte aux amandes. Ne croyez-pas que je m'éloigne de mon propos, les poèmes de l'américain ont tous un rapport avec le repas de midi...

"Une véritable ouverture et une mise en appétit", c'est ainsi qu'est présenté le premier texte du livre. On comprend que le déjeuner est le repas préféré du poète mais qu'il n'est pas du genre à décrire des pages durant, les plats qu'il a aimé et les vins qu'il aura bu. Lunch Poems – titre que je n'aurai pas traduit tant son équivalent en français sonne plat et insipide - "n'est pas le livre d'un seul homme, mais le dessin d'une vie collective, d'un commerce incessant avec les autres", tout à fait comme on l'avait imaginé dans ce milieu intellectuel new-yorkais. Il y a du Pierre Reverdy autant qu'Appolinaire dans ce type :
.."Si je me repose un moment à côté de The Equestrian / m'arrêtant au mayflower shoppe pour un sandwich saucisse de foie / alors cet ange semble mener le cheval droit chez Bergsdorf / et je suis nu comme une nappe, mes nerfs fredonnent."
Venise n'est pas New York. On n'y vit pas de la même manière et si les liens qui unissent et rapprochent les deux villes sont nombreux, l'ambiance n'est pas la même. Pourtant à la lecture de Lunch Poems écrit par un new-yorkais, on retrouve dans la nonchalance du poète le rythme de notre vie vénitienne, du moins celle que nous vivions mes camarades et moi lorsque nous étions étudiants, absorbant avec un émerveillement et une joie sans pareille tout ce qui nous était donné de voir, d'entendre, d'apprendre et de comprendre. La poésie de Frank O'Hara a le goût de toutes nos premières fois. 

 Frank O'Hara
Poèmes déjeuner
Trad. O. Brossard et R. Padgett
Editions Joca Seria, Nantes.

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