Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

24 octobre 2018

Work In Progress : TraMeZziniMag II cherche son look

C'est toujours la même chose. Posons les faits avant de lancer le débat : D'un côté, votre serviteur avec des idées plein la tête, le temps qui semble manquer pour tout faire, un projet éditorial en train de voir le jour avec l'aide d'une toute petite équipe, réduite mais efficace et mille choses à faire donc. De l'autre côté, vous, nos chers lecteurs, souvent fidèles (certains abonnés suivent Tramezzinimag depuis mai 2005 !), vous qui êtes les premiers concernés par ce qui vous est donné à lire, par ce projet éditorial aussi, puisque tout cela vous est destiné. 

L'ogre Google - ou un (robot) crétin à sa solde, en faisant disparaître corps et biens il y a deux ans maintenant le plus gros des billets rédigés du premier Tramezzinimag, a avalé aussi plus de 250 abonnés, et réduisant le lectorat quotidien de plus de 60%... Coup dur dont nous nous sommes remis. Le premier choc digéré, la plaie cautérisée et la rage avalée, nous avons bravement remis la machine en route au son de l'ouverture de Tannhaüser, les fenêtres grandes ouvertes sur le campo qui a résonné plusieurs fois des violons de Wagner après ceux de Vivaldi, le volume peut-être un peu fort certaines fois - sans pour autant faire vaciller davantage le campanile storto de Santo Stefano voisin, qu'on se rassure ! - et vous êtes de Tramezzinimag.  

Mais l'éradication du premier blog entraîna aussi la disparition de ce que l'on nomme en langage informatique le template, le modèle, la charpente d'origine de Tramezzinimag. Nous avons alors pensé qu'il était peut-être temps de faire évoluer l'aspect de votre magazine. De nombreux commentaires au fil des mois ont renforcé l'idée que Tramezzinimag II s'avérait moins lisible, moins convivial. Plusieurs personnes nous ont gentiment fait part de leurs idées, nous ont donné des conseils. Le fonds noir, l'écriture blanche ne plaisaient guère, la couleur orange - un symbole pour nous - n'a pas non plus les faveurs de certains...

C'est pourquoi aujourd'hui, Tramezzinimag se présente à vous dans une nouvelle version - un pilote - encore largement à améliorer, à peaufiner. Il s'agit d'une présentation plus traditionnelle, moins branchée mais que nous espérons agréable et élégante. Il va falloir quelques heures encore de travail pour modifier la base proposée par blogger (que nous aimons bien et parce que nous ne sommes pas rancuniers), trouver les bonnes couleurs, la taille idéale du texte et des images.

Mais sur le Net rien ne peut être figé pour ne pas lasser. On dit qu'il faut faire plus concis, que les gens veulent aller vite d'une information à l'autre, de l'image surtout. Nous aimons les images mais nous leur préférons les mots, leur beauté, leur force. Nous ne ferons pas plus court. L'idée depuis la fondation a toujours été d'offrir en ligne l'équivalent d'un magazine que l'on feuillette au gré de ses humeurs, avec une table pour y retrouver un sujet précis, y vérifier une information. Les templates dont nous disposons offrent un champs limité au déploiement de cette belle idée : mettre à disposition des lecteurs une véritable revue sur la Venise que nous aimons, continuellement disponible et mis à jour, complété. Nous nous y employons.

Bientôt le site tramezzinimag.com sera opérationnel. Il y aura le blog, mais aussi des informations et des suggestions pour tous ceux qui veulent voir Venise autrement, des notes de lecture et des critiques de films en rapport avec la Sérénissime. Le site abritera aussi le catalogue de la maison d'édition que nous vous annonçons depuis plusieurs mois déjà et qui tarde à venir. Comme la rose du Petit Prince, elle se fait une beauté. Plus pragmatiquement, les démarches administrative et le financement traîne, car le projet se déploiera à la fois en France et en Italie, et il s'agira de proposer davantage que des ouvrages à la vente. Nous en reparlerons bientôt. Promis.

En attendant, permettez-nous de vous solliciter, votre serviteur en tête : 
  • Donnez-nous vite votre avis sur le nouveau modèle proposé, cette base sur laquelle vous lisez ce matin cet éditorial.
  • Faites-nous des suggestions sur ce que vous souhaiteriez lire davantage dans nos colonnes.
  • Faites-nous des propositions de collaboration temporaire ou suivie : des textes, des reportages, des photos, des vidéos, du son. 
  • Étonnez-nous par vos inventions, vos projets, vos idées, vos envies
  • Aidez-nous à mieux faire !
D'avance, merci !

18 octobre 2018

La magie de Venise en novembre : les Dolomites en décor de fond sur la lagune


Lorsque la communauté arménienne offrit à la petite association de jeunes bordelais que j'avais alors l'honneur de diriger depuis mon doux exil vénitien, d'imprimer sur ses presses l'ensemble des documents de communication de l'ambitieuse manifestation que nous avions décidé d'organiser à Bordeaux en hommage à Venise, ce fut naturellement cette agrandissement de la fameuse carte de Erhardum Reüwich de Trayecto et Bernhard von Breydenbach qui publièrent au XVe siècle un ouvrage illustré sur le périple qui les mena de la sérénissime d'où ils embarquèrent, jusqu'en terre Sainte. Le père Mékhtariste, alors supérieur du collège arménien de Venise, qui m'accompagna à l'imprimerie située dans une aile du couvent, au milieu de la lagune. avec notre consul de l'époque, Christian Calvy (à qui je dois ce cadeau fantastique que les arméniens firent à notre petite manifestation), nous en fit une description très poétique dont j'ai noté l'essentiel dans mon journal de l'époque :

"Admirez la finesse du trait, même grossi. Les artistes ont voulu montrer cette vision extraordinaire qu'on ne voit pas souvent, des montagnes enneigées comme un décor de fond à Venise qui se détache devant elles comme par magie". 

Cet époustouflante perspective, inchangée ou presque des siècles plus tard, est toujours un grand bonheur quand on peut la contempler. 



C'est notre actuel représentant, Gérard-Julien Salvy, qui a bien voulu attirer mon attention sur ce magnifique spectacle. Le voici tel que les vénitiens ont pu le contempler ces jours derniers. Pour ceux qui ont la chance de l'avoir déjà vu en vrai, mais aussi pour les autres, Tramezzinimag est heureux de vous présenter ce magnifique palcoscenico dressé par Mère Nature.






16 octobre 2018

La Friche Belle de Mai à Venise : « Architecture invisible »




Et si nous parlions de la XVIe Biennale d'Architecture de Venise qui fermera ses portes le 25 novembre prochain ? A tout seigneur tout honneur, commençons par le pavillon français. 

Le collectif d’architectes Encore Heureux a investi le Pavillon français, réunissant autour de lui dix Lieux Infinis : dix lieux pionniers éparpillés dans l’Hexagone "qui explorent et expérimentent des processus collectifs pour habiter le monde et construire des communs" : l’Atelier Médicis, le 6B, le 104, l’Hôtel Pasteur, La Grande Halle, le Tri Postal, la Convention, les Grands Voisins, la Ferme du Bonheur


Et aussi, la Friche de la Belle de Mai... A ce rêve culturel et architectural marseillais dont on parle beaucoup, chantier du possible, était consacrée la conférence qui ouvrit la programmation du Pavillon Français. "Architecture invisible", une conversation autour de la Friche Belle de Mai avec les architectes Jean Nouvel, Patrick Bouchain et Matthieu Poitevin, animée par Jean Philippe Hugron, rédacteur en chef du Courrier de l’Architecture, et introduite par Agnès Vince, chargée de l’architecture au Ministère de la Culture.


"Des lieux ouverts, possibles, non-finis, qui instaurent des espaces de liberté où se cherchent des alternatives. Des lieux difficiles à définir car leur caractère principal est l’ouverture sur l’imprévu pour construire sans fin le possible à venir. Confrontés aux défis immenses de notre époque où les transitions écologiques peinent face à la domination de l’économie marchande, aux replis identitaires et à l’autoritarisme, il est urgent d’espérer. De s’inspirer d’expériences parfois éphémères mais concrètes et solidaires.
 
Nous présentons ici un choix subjectif de dix lieux issus de rencontres. Ce ne sont pas des modèles mais des signaux faibles qui ouvrent des perspectives protéiformes et subversives. Ils existent par leur volonté d’expérimenter, presque toujours à partir d’un bâtiment hors d’usage, d’un site délaissé. L’architecture s’y exprime dans la rencontre entre des qualités spatiales préexistantes et un processus organique de transformation qui n’a de sens que s’il répond aux besoins de tous et aux désirs de ceux qui s’y engagent avec courage et détermination. 

Dans cet accompagnement spatial et temporel, l’architecte généraliste se révèle un guide nécessaire, aux frontières de la mission qui lui est traditionnellement attribuée: il ne se limite pas là à construire des bâtiments mais cherche également à faire des lieux.
Des infinis de possibles, ici et maintenant." (texte de présentation des architectes)
"Architecture invisible" est un contenu de Radio Infinita, Radio Incompleta, la radio que Grenouille a activée à Venise, à la Caserma Pepe du Lido. Pour l’écouter, c’est ICI



15 octobre 2018

La Mésange et le petit garçon

Il nous arrive parfois d'être témoin d'évènements dont nous ne pourrions admettre la véracité si nos yeux n'avaient pas vu et nos oreilles n'avaient pas entendu. Peut-être est-ce cela magie de Venise... J'ai souvent pensé que l'air y est traversé d'ondes mystérieuses, des sortes de courants invisibles qui permettent une préhension des êtres et des choses bien plus limpide et profonde que partout ailleurs, dans la vie normale. Laissez-moi vous conter une petite anecdote qui est devenue pour nous une sorte de mythe familial...

Un jour de printemps, il y a plus d'une dizaine d’années maintenant, j'étais à Venise avec les plus grands de mes enfants. Il faisait très doux et les glycines embaumaient dans toute la ville. La nôtre était particulièrement plantureuse. Mon fils qui n'avait pas dix ans, jouait sur l'herbe avec des petits soldats. Il n'était plus parmi nous mais quelque part sur une île lointaine que prenait d'assaut la barbaresque. La garnison vénitienne y défendait avec peine l'oriflamme de Saint Marc, attendant avec espoir les galions qui devaient venir à leur secours. Des échos de Lépante et de Morée emplissaient le jardin. Il faisait doux. J'étais assis sur la terrasse, contemplant mon petit bonhomme plein d'imagination. Les concertos brandebourgeois accompagnaient nos deux rêveries. 

Soudain un petit oiseau a surgi au milieu des branches fleuries de la glycine. Son ventre brillait d'un joli jaune pâle et le reste de son corps était d'un gris-bleu très distingué. on eut dit qu'il portait une redingote de satin. Sa tête blanche s'ornait d'un bleu sombre qui tirait presque noir au-dessus des yeux. Il n'y avait aucun doute, il s'agissait d'une petite mésange bleue. Présence plutôt inattendue à Venise où elles viennent rarement. Elle semblait vouloir rester là, pour se chauffer au soleil et profiter du merveilleux parfum au milieu de cette débauche de couleurs. Mon fils la regarda. Elle s'immobilisa un instant, tournant la tête dans tous les sens comme un petit clown, puis soudain elle se mit à chanter. Son chant se fit de plus en plus fort, mais jamais criard. Comme l'enfant, cette petite présence jaune et bleue au milieu de toutes ces fleurs parmes m'enchantait. Et là, un de ces miracles dont Venise a le secret s'opéra devant nous : Le chant de l'oiseau et la musique de Bach devinrent une seule et même mélopée. Magique. L'oiseau dont le plumage se gonflait et se dégonflait, exprimait avec le même rythme, dans l'exacte tonalité, les notes qui jaillissaient des hauts-parleurs. Bouche bée je cherchais à déterminer si ce que j'entendais était bien réel ou le fruit de mon imagination quand l'enfant exulta : "papa, papa, l'oiseau chante comme dans le disque !"

Lorsque la musique s'arrêta, la petite mésange se tut à son tour, tournant de nouveau sa jolie tête dans tous les sens puis, visiblement satisfaite de l'effet produit, elle s'envola et disparut derrière les arbres. J'ai su bien plus tard qu'il n'était pas rare autrefois de trouver dans les maisons vénitiennes des passereaux que l'on dressait à chanter les airs à la mode. Ils accompagnaient ainsi les musiciens pour le plus grand bonheur des invités. Cela surprenait à chaque fois les étrangers. C'est ainsi que l'empereur de Chine et le Sultan ottoman n'étant jamais parvenus à faire accomplir ce prodige par leurs dresseurs, se firent construire par dépit de petits automates dont un ingénieux mécanisme parvenait à reproduire le chant des oiseaux. Notre petite mésange avait peut-être traversé le temps pour retrouver la glycine parfumée de notre petit jardin de Dorsoduro...

A Venise, je vous l'assure, on ne sait jamais où se termine la réalité et où commence le rêve... 


14 octobre 2018

Le crayon de Lord Byron (2)

...Suite et fin du billet paru le 10/10/2018 (ICI

Jeune et encore peu expérimenté, Théodore, à l'époque des évènements que je vais vous raconter, n'a pas encore tout à fait dix-huit ans, mais il est mousse depuis trois ans et l'enseignement reçu en mer à forgé son caractère. Ce qui va suivre laisse entrapercevoir la personnalité de l'homme qu'il deviendra, et la vie qu'il mènera quarante ans durant sur les océans.

William Gray
Revenons dans la grande salle voûtée où s'entassent des marchandises de toutes sortes. Café et cacao, épices d'Orient, tissus précieux, peaux, pigments, ivoire, objets de cuivre, d'étain ou d'argent... On trouve de tout dans l'entrepôt de l'oncle de Théodore. les lieux sont très animés, on décharge des tombereaux venus du port, on reçoit des marchands, les comptables et les commis arpentent les allées, comptant et recomptant les lots de marchandise. C'est au milieu de cette ruche que Théodore va rencontrer un matin le célèbre Lord Byron. ce jour-là, le poète a rendez-vous avec son oncle. Une affaire d'exportation de marchandises précieuses achetées par l'anglais et revendues par l'intermédiaire de l'oncle, lié depuis des années à William Gray, marchand anglo-américain ami de Byron.

Un problème de douane a rendu Byron furieux, et il s'est déplacé en personne pour tenter d'obtenir de l'ami marchand sa médiation, mais surtout pour éviter que l'affaire ne lui coûte trop d'argent. Le poète est un génie, mais c'est aussi un pingre et un homme d'affaire avisé et retors. Les deux hommes sont en pleine discussion, inspectant les caisses d'objets précieux. On compte et recompte. Personne ne semble d'accord sur le montant exact à déclarer, les taxes et les intermédiaires qui ont été payés en route. Lord Byron réclame du papier et un crayon. Le jeune Théodore qui assistait à la scène, sortit spontanément de sa poche le beau porte-crayon en argent que son oncle venait de lui offrir. Le poète le prit sans même remercier et se lança dans de longues annotations. L'affaire durait. On envoya le jeune homme chercher des boissons. Quand il revint, la voiture de l'anglais sortait de la cour. L'oncle de Théodore soufflait. Les commis semblaient bien abattus. 

 - Puis-je reprendre mon crayon, mon oncle ? demanda Théodore. 
 - Ton crayon, mais quel crayon ? 
-  Celui que j'ai prêté à Lord Byron mon oncle, celui que vous m'avez offert. 
- Ah oui, mon enfant, il te faudra aller le chercher chez le grand homme car il a dû l'emporter avec lui par mégarde. 

Théodore serra les poings, mais salua respectueusement son oncle et les commis qui l'entouraient. Il décida d'aller lui-même chez le poète pour récupérer son bien. Comme la nuit tombait déjà, il remit son expédition au lendemain. Fils d'un capitaine-trésorier des armées napoléoniennes mort à Waterloo, il avait hérité de son père une aversion pour les anglais que la réputation du poète n'atténuait qu'à peine.

Ville Delle Rose Dupouy
Le lendemain matin, c'est quasiment à l'aube que le jeune homme sonnait à la grille de la villa delle Rose (ou Villa Dupouy). "Vu l'heure matinale, j'eus beaucoup de peine à être introduit" écrira-t-il bien plus tard au sujet de cette visite dans ses mémoires. Devant le refus des domestiques, Théodore se fit insistant, disant qu'il y avait urgence et qu'il était envoyé par son oncle. 

Ayant eu raison de l'opposition du serviteur, il fut introduit. Lord Byron était dans sa chambre et encore dans son lit. Souvent d'humeur acariâtre, le poète détestait être dérangé dans ses habitudes. Il toisa le garçon qui n'avait même pas pris la peine de se recoiffer et tordait sa casquette dans ses doigts. d'un ton rude et impatient, il lui demande ce qu'il voulait à pareille heure. Théodore répondit avec respect et le plus poliment possible, expliquant qu'il lui avait prêté son porte-crayon d'argent la veille à l'entrepôt, appuyant bien sur le mot argent. 

 - Sa Seigneurie aura oublié qu'il ne lui appartenait pas et l'aura emporté par mégarde. 

Lord Byron réfléchit un instant puis déclara l'avoir rendu sur les lieux mêmes après l'avoir utilisé. Théodore nia le plus poliment possible mais fermement, bien décidé à récupérer son bien. Byron resta sur sa position et le ton monta. Furieux qu'un enfant de quinze ans lui tienne tête, il montra la direction de la porte et ordonna à Théodore de sortir. Le jeune homme s'exécuta. Il traversa lentement la chambre, regardant le plus méchamment possible le poète avec l'audace de l'enfant en colère. Il ouvrit la porte mais au lieu de sortir, il se retourna et cria en français, avec toute la rancune des rivalités nationales :"cochons d'anglais !"  


La querelle avait eu lieu en italien. Ces deux mots de français à peine prononcés, Lord Byron bondit de son lit - "dans le plus simple appareil" prétendra plus tard Théodore dans son livre - en deux enjambées, il rejoignit notre jeune justicier et le saisit par le col, le secoua violemment puis, se rendant certainement compte de sa nudité, il se calma. L'instant d'après assis sur une banquette, ils discutaient très pacifiquement du malheureux crayon d'argent. On reprit l'affaire depuis le début et Byron reconnut qu'il avait très bien pu croire déposer le crayon et l'avoir bien plutôt glissé dans sa poche. Il chercha dans ses poches et ne trouvant rien, il donna à Théodore son propre crayon d'or. Il voulut savoir comment un jeune garçon italien l'avait injurié en français. 

 - Mon père était français, Milord. 
 - Et votre mère ? 
 - Elle est italienne. 
 - Alors je ne m'étonne plus que vous m'ayez traité de cochon d'anglais. La haine est dans le sang ; vous n'y pouvez rien. 

Il resta un moment silencieux. Il se leva et marcha vers l'une des fenêtres qu'il ouvrit, écartant vivement les persiennes qui claquèrent contre le mur. Il resta là un instant. Son regard se perdait vers l'horizon. le soleil s'était levé sur la mer et la lumière s'était faite éclatante. Théodore s'était levé lui aussi par correction, tenant à la main sa casquette et le magnifique porte-mine en or. Le poète allait et venait dans la chambre en vêtement de nuit. 

- Vous n'aimez donc pas les anglais, mon enfant ? 
- Non, Milord, non, répliqua Théodore en serrant sa casquette dans ses poings.
- Et pourquoi ? 
- Parce que mon père est mort en les combattant ! 
- Alors, jeune homme, vous avez le droit incontestable de les haïr !" répliqua le poète. 

Prenant Théodore par l'épaule, il le raccompagna jusqu'à la porte et la referma à clé derrière lui. 

Dix jours plus tard, un des manœuvres de l'entrepôt de l'oncle mettait en vente à un prix exorbitant ce qu'il appelait le crayon de Lord Byron, qui selon ses dires lui avait été offert par le poète. l'oncle de Théodore allait le lui acheter quand il aperçut gravé sur le crayon d'argent ses propres initiales qui étaient aussi celles de Théodore. C'était le cadeau reçu et perdu. Lord Byron avait raison quand il avait prétendu l'avoir aussitôt redonné. Il l'avait en fait remis par distraction à l'homme de peine qui crut à un cadeau. l'ouvrier fut indemnisé et on rendit à Théodore son bien. L'oncle, "enthousiaste des célébrités de son temps" comme l'écrira son neveu, s'appropria le crayon d'or de Byron. Théodore Canot dût se contenter du sien.

Les deux objets sont restés dans la famille et l'anecdote s'est transmise de génération en génération. le jeune homme qui n'avait déjà pas froid aux yeux rejoignit peu de temps après la Galatée et le capitaine Solomon Towne, de Salem dans le Massachusetts, qui lui fera découvrir l'Amérique - Théodore vivra un temps à Salem - et une vie d'aventure. Il deviendra célèbre par le récit qu'il publia sur le commerce terrible dont il était un des plus fameux spécialistes, la traite des noirs. Comme l'a écrit Malcolm Cowley, la vie de Théodore fut un épisode international. Élevé à Florence par une mère italienne, veuve d'un officier français et dont les deux frères furent des marins au service l'un de la Sérénissime l'autre du roi de Naples, il devait son éducation au capitaine d'un navire américain, et servit indifféremment sous les pavillons hollandais, anglais, portugais, espagnol, brésilien et colombien. "Au temps de Galeas Visconti ou de Francesco Sforza, un homme de son espèce aurait conquis quelque part un petit duché transalpin. Pendant les guerres napoléoniennes, il aurait pu être un général de cavalerie harcelant les autrichiens, ou bien commander l'une de ces frégates qui infligèrent de si grandes pertes à la marine marchande britannique" et finir baron d'empire...

12 octobre 2018

Le crayon de Lord Byron (1)

Il y avait dans notre grande maison mille trésors qui ont nourri chacun à leur manière mon imagination d'enfant, souvenirs d'un passé flamboyant qui paraissait à l'enfant solitaire que j'étais bien plus merveilleux que l'époque moderne dans laquelle il allait me falloir vivre. Les nombreuses salles de la vieille demeure avaient toutes leur secret. il y avait le grand salon avec le piano de Wagner, la rotonde avec le placard secret qui me faisait un peu peur, recoin camouflé derrière les boiseries qui avait dû abriter un escalier vers les communs. La bibliothèque, elle aussi en rotonde avait un vieux coffre-fort caché par plusieurs rangées de faux livres, en fait les dos des cent dix volumes de l"Histoire Universelle parue au milieu du XVIIIe dont on n'avait conservé que les cartes qui me servirent quand je jouais aux pirates ou à la conquête des Indes... Un couloir plein de placards datant d'avant la révolution contenait mille paperasses.

Ailleurs, c'était une armoire creusée dans un mur qu'on découvrit en refaisant les plâtres et qui contenait jouets et livres d'enfants, rangés là après la mort de leur jeune propriétaire... Une chambre me parlait de l'infortunée reine Marie-Antoinette parce qu'on y conservait dans une vitrine une panière de vannerie qui aurait été utilisée par les infortunées princesses dans leur prison du temple et un bonnet de dentelle et de linon entouré d'un ruban de velours noir qui avait appartenu à la reine et qu'elle portait après la mort du roi... De vieux soldats de plomb et des boîtes de jeux anglais, allemands ou italiens, un gramophone avec ses aiguilles comme neuves et de vieux disques 78 tours dont le premier enregistrement de Yehudi Menuhin enfant avec sa dédicace au crayon blanc sur l'étiquette circulaire imprimée en lettres dorées...

Tellement de livres aussi, des dizaines d'albums de photos et de cartes postales, de scrapbooks et d'herbiers, dont celui rempli par une de mes aïeules qui contenait des plantes séchées prélevées dans des tas de lieux historiques dans les années 1830, au pied de tombes de personnages célèbres, mais aussi dans les jardins de Trianon, de Compiègne, de Vienne ou de Fröhsdorf. Une des chambres du second était décorée de dessins anciens. l'un d'entre eux montrait une salle du palais Loredan qu'habitait alors Don Carlos, neveu du Comte de Chambord, notre dernier roi de jure qui déjà me faisait rêver de la ville que je ne connaissais pas encore... 

Même la vieille cuisine avec son énorme fourneau de tôle peinte en noir et ses cuivres rutilants, le monte-charge dans lequel je me cachais enfant, espérant qu'un domestique me hisse jusqu'à l'office du premier étage par inadvertance. La fleurerie, petite pièce construite au-dessus de l'office et où on faisait les bouquets destinés à orner les pièces de la maison. De là, recoin secret et tranquille, d'où on pouvait observer la grande salle à manger voisine par un œil pratiqué dans les boiseries d'acajou, j'aimais regarder la grande tapisserie des Flandres qui ornait un mur et semblait s'animer. Je me retrouvais cachés dans les buissons, avec les sangliers faisant fuir un chasseur que protégeaient ses chiens, au loin le château qu'on apercevait abritait mille trésors somptueux et une belle princesse attendait que je vienne la délivrer... Cette grande et belle verdure à l'odeur de poussière fut décrochée pour être vendue à la mort de mon père, laissant sur la paroi un grand rectangle noir que j'imaginais être un écran de cinéma ou une ardoise géante pour une école de géants...


La lingerie avec sa grande panière d'osier que je possède encore où la lisseuse déposait le linge à repasser... Tour à tour traîneau, tombeau égyptien, sous-marin insubmersible, elle me terrorisa le jour où un cousin plus âgé m'avait fait croire qu'elle avait servi pour transporter les malheureux guillotinés qu'on y déposait, la tête fraîchement tranchée entre les jambes avant de les jeter dans une fosse commune qu'on recouvrait de chaux vive... Dans la pièce appelée le studio, sûrement parce que du temps de ma grand-mère on y lisait et on y dessinait, un vieil écritoire trônait sur une table. Il était garni de stylos et de crayons. il y en avait un en laque bleue dont le capuchon servait aussi de flacon de sel ou de parfum. Le bouchon était en bronze doré. un autre en métal argenté orné de feuillages gravés avait un mécanisme ingénieux que j'aimais activer. il s'agissait en fait d'un porte-mine anglais. Un bouton permettait de faire glisser la mine à volonté et une gomme se cachait sous le capuchon. mais celui que je préférais trônait dans un bel écrin en écaille dont le couvercle était en verre. Il partageait la boîte avec un coupe-papier en ivoire dont le manche était orné de roses très finement sculptées. Le crayon en or me fascinait car on disait qu'il avait appartenu à Lord Byron. Bien sûr ce n'était pas vraiment de l'or ou juste un placage...

La légende qui entourait ce crayon était pour moi un grand objet de fascination. Lié, comme beaucoup d'objets de la maison jamais déménagée, au passé de notre famille mais aussi à l'histoire, la grande comme la petite, celui-là chantait une musique un peu différente. Je ne peux m'empêcher de penser aujourd’hui que toutes ces choses inanimées, placées là par ceux qui vécurent avant moi, m'ont fait ce que je suis bien plus que les choses apprises pendant mes années d'étude ou pendant mes voyages. Elles étaient l'âme de la vieille maison que j'ai tant aimé, mais aussi des témoins discrets d'un passé dont je suis rempli et qui m'a façonné. 

L'histoire du crayon remonte aux années 1820. Lord Byron a quitté Venise depuis quelques mois. il s'est installé près de Livourne, à Montenero, Via dei Terrazzini (aujourd'hui Via Lord Byron), à la Villa Dupouy, appelée aussi villa delle rose. Un de nos aïeux avait un comptoir à Livourne. Il était en affaire avec le poète et portait des lettres de Venise pour lui. Les deux hommes se voyaient souvent, se connaissant depuis l'époque où l'anglais séjournait chez le marquis de Brême à Turin, ou à Milan, je n'ai jamais bien su. Stendhal, quelque part raconte les soirées à l'opéra dans la loge du marquis où tous les jeunes gens de la société locale venaient pour rencontrer le poète anglais.


Le négociant avait avec lui un neveu qui rêvait d'aventures. Théodore était le fils de son frère qui vivait alors à Florence. Sa mère était la cadette d'une famille vénéto-livournaise. Comme cela se pratiquait couramment à cette époque, les jeunes garçons appelés à reprendre les activités familiales, étaient envoyés comme simples garçons de bureau dans les comptoirs de parents ou d'associés, pour se former au négoce. Le jeune Théodore Canot ne voulait pas être négociant, pas plus que banquier ou avocat comme le devenaient tous les hommes de la famille. 

L'adolescent voulait naviguer, explorer des mondes inconnus. Il sera servi puisqu'il devint un aventurier, célèbre en son temps - surtout grâce au récit de ses aventures qu'on commente encore de nos jours. Il est plus connu sous le surnom de "Capitaine Poudre-à-canon". Ses mémoires se lisent comme un roman d'aventures sans aucune tartarinade, car tout est véridique dans ses années de pérégrinations en tant que négrier. Mais le jeune Théodore n'a pas encore seize ans et il n'est encore qu'un jeune mousse servant d'apprenti dans le bureau de son oncle en attendant de pouvoir embarquer... 

Livorno à telle que la voyaient Théodore et Lord Byron
... à suivre