Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

25 janvier 2020

Nouvelles chroniques de ma Venise en janvier (1)

Dimanche 19 janvier.
C'est toujours la même sensation qui s'empare de mes sens lorsque l'avion commence ses approches au-dessus de Venise. Cet autre monde qui soudain se matérialise sous mes yeux, quand jaillissent des nuages, l'immensité de la lagune et des barene puis, loin et encore imprécis les contours si particuliers de la Sérénissime. Soudain on reconnaît cette lumière unique qui éclate et éblouit, le soleil nous aveugle et dans le bleu du ciel je retrouve l'incroyable lumière qui irradie des tableaux de Bellini ou de Carpaccio. Difficile de ne pas se vautrer dans un lyrisme que d'aucuns trouveront ridicule. J'ai beau aller et venir entre mon quotidien bordelais et la ville qui fait battre mon cœur et occupe mon esprit, cette ville-univers d'où je viens et qui m'a fait celui que je suis, me savoir à quelques encablures de ses rues et de ses canaux, est toujours pour moi une grande émotion. 

C'était autrefois - lorsqu'il était encore plus simple et moins coûteux de prendre le train, le moment où - descendu du wagon, j'allais le long du quai, suivant la foule des voyageurs, jusqu'au grand hall de la gare, ravi, pressé. Je prenais garde à ne rien laisser paraître de mon impatience et de ma fougue. J'avançais rapidement, l'air revêche sûrement, le pas sûr de celui qui sait où il va quand les autres voyageurs semblaient hésiter. Le large couloir qui mène au hall de la gare, les grandes baies vitrées et soudain, sur le promontoire qui s'ouvre sur la ville, l'apparition : Venise est là qui jaillit sous nos yeux avec ses palais et ses églises, les pigeons et les mouettes, la foule des passants qui vont et qui viennent, les bateaux qui circulent, les sons, les odeurs, la lumière. 

Un palcoscenico dans lequel on pénètre en descendant les marches. Seulement, ce merveilleux théâtre-là, nous n'en sommes pas que les spectateurs : arriver à Venise fait de nous des figurants pour la plupart, des acteurs pour ceux qui vivent ici qui participent tous à une des plus extraordinaires représentations scéniques dotées du plus beau des décors.

Descendre de l'avion, monter dans un bus brinquebalant, sortir de l'aéroport, monter dans un autre bus, pour moi le 5, et pendant vingt courtes minutes traverser la campagne et la banlieue de Venise. Au gré des arrêts, les gens qui montent et qui descendent, avec beaucoup d'asiatiques et d'esclavons qui logent à la périphérie de la Sérénissime dans des hôtels-champignons surgis dans les endroits les plus inattendus. Et puis, les jours de semaine, des filles et des garçons qui vont à l'école, des femmes et des hommes qui vont travailler ou faire des courses. La vie normale comme partout ailleurs. Les bourgs traversés, les centres commerciaux, les rares fermes qui subsistent encore et leurs champs à perte de vue, cela n'a rien d'exceptionnel. Pas vraiment grand-chose de beau ou même seulement de joli en chemin. Il faut alors se rabattre sur les physionomies des passagers. On y retrouve parfois un visage à la carnation pareille à celles des personnages qu'on voit dans les tableaux des maîtres vénitiens, la même beauté dans certains regards que chez Bellini, la même allure que chez Carpaccio le même port de tête que chez Titien ou Mantegna.

Je préfère fermer les yeux, non par fatigue ou lassitude, mais parce que ce trajet en autobus, ces avenues modernes et sans âme, cette campagne de plus en plus rongée par des constructions immondes, c'est toute la laideur du monde que je viens de quitter et que je félicite d'avoir laissé derrière moi pour un temps. Je me laisse peu à peu bercer par une musique intérieure ; mes pensées élaborent déjà les éléments qui jailliront bientôt à ma vue et vont nourrir ma joie dans quelques minutes. Les visages croisés, de tous âges, beaux ou laids, me remplissent de joie. En fermant les yeux, c'est Venise qui est là, déjà. Quand je les ouvre de nouveau, nous roulons sur le pont de la Liberté, ce long bras artificiel qui porte mal son nom finalement car sa construction aliéna une république fière et confisqua l'indépendance et la liberté de son peuple.

"Se Venezia non avesse il ponte, l'Europa sarebbe un'isola”.
Le poète Mario Stefani disait que si ce pont venait à disparaître, l'Europe deviendrait une île. Venise est un continent, un monde, une civilisation. Le reste de la planète n'a qu'à bien se tenir, nul autre lieu au monde pour lui faire ombrage. La Sérénissime est là, devant mes yeux. Je suis enfin arrivé chez moi. Et c'est au poète disparu que je pense, mais aussi à ses frères en littérature, Diego Valeri le seul relativement connu des français, Aldo Palazzeschi, Virgilio Guidi, et tant d'autres, en arrivant ici.


Arriver tôt le matin est vraiment agréable. Le mois de janvier amène peu de monde encore. Il faudra attendre le carnaval pour que les foules arrivent. Redécouvrir la lumière unique de Venise en hiver est un des petits bonheurs qui sont donnés quand on revient après plusieurs semaines. Lorsque j'ai quitté Venise la dernière fois, le ciel était très pur mais l'orage menaçait, il faisait très chaud et les hordes de touristes occupaient presque toute la ville. 

Aujourd'hui, sur la fondamenta devant la gare, sur le pont de Calatrava, Piazzale Roma, il y a le monde habituel, comme dans toutes les villes à l'endroit où se nouent les réseaux de circulation, des collégiens, des hommes d'affaires, des ouvriers, des ménagères... La vie au quotidien. 

Le ponton du vaporetto que je prends, tout au fond de la fondamenta la plus éloignée du grand canal qui débute ici, abrite une demie-douzaine de personnes. Seul un couple de touristes, jeunes gens sac à dos, anglais ou australiens, est un peu hésitant, ils regardent nerveusement les panneaux, vérifiant et revérifiant sur leur smartphone l'adresse de leur gîte. 

Ils ne savent pas encore qu'il faut toujours - et encore plus à Venise - se laisser porter par les rues qu'empruntent nos pas. Le sauront-ils jamais si personne ne le leur explique, ne le leur apprend... Venise mériterait qu'on l'enseigne à ses futurs visiteurs !

Cette cité bien réelle a un rapport différent à la topographie, un mode de référence non euclidien et pourtant qui n'est ni fantaisiste ni anarchique. tout a un sens à Venise et depuis toujours. Hugo Pratt n'a jamais cessé de l'exprimer dans ses livres. Cela explique le malaise de Rousseau, et peut-être avant lui, celui de Montaigne. De Montesquieu ensuite. On évolue ici dans un univers peu cartésien.


Cartésien en revanche ce désir de lutter contre tout ce qui volontairement ou non délite peu à peu l'authentique cité des doges au profit d'une uniformisation des mœurs et des esprits que bien peu critiquent ou dénoncent. Il y aura dans quelques heures une manifestation  aquatique qui risque d'attirer beaucoup de monde. Il s'agit de lutter contre le motondoso, terme employé ici au sujet des remous dangereux pour les fondations des bâtiments provoqués par les bateaux à moteur. 

Longtemps on ne circulait sur les canaux qu'en barque à rames. Même les navires munis de voile devaient s'ils étaient admis sur le grand canal, abaisser et utiliser les rames. depuis les années 80, le bateau à moteur est devenu le moyen de transport le plus utilisé pour transporter les marchandises, les personnes. Entre les vedettes de la police, les ambulances, les pompiers mais aussi les vaporetti et puis les embarcations privées - qui n'a pas vu des hors-bords quasiment proue en l'air menés par de fringants play-boys les yeux cachés par des lunettes de soleil, avec de la musique très forte, filant le long du canal de la Giudecca ou sur le Bacino di San Marco, laissant derrière eux un sillage remuant ? La maréchaussée veille avec des radars et des patrouilles régulières mais le mal est fait 

Promenade à Castelllo avant de rentrer me faire une bonne tasse de thé. Le trône de l'apôtre est toujours à sa place. Personne sur le campo hormis quelques personnes qui promènent leur chien. Superbe lumière. Je l'avais presque oubliée.

Belle et longue journée que j'achève avec ces lignes dans mon journal. La Marangona sonne minuit.

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