06 février 2019

Acqua alta et galani. Chroniques de ma Venise en février

 « Venise, peut-être ai-je peur de la perdre toute en une fois, si j’en parle. 
Ou peut-être, parlant d’autres villes, l’ai-je déjà perdue peu à peu. »
(Italo Calvino, Les villes imaginaires, 1972)

© Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés   
 
Je me demande souvent, lorsque je suis à Venise, si la ville est consciente des plaies de plus en plus nombreuses qui l'empoisonnent peu à peu... Ressent-elle une quelconque douleur devant l'inéluctable diagnostic ? Qu'est-ce qui se dit vraiment dans les maisons, qu'est-ce qui est envisagé, pensé, pour que ces lieux uniques, cette vie unique perdurent et soient transmis dans leur intégralité séculaire aux générations futures qui l'habiteront ? J'ai grandi avec ce qui pour moi depuis mon plus jeune âge a toujours été une évidence, un état de fait qui nous dépasse : l'idée de Venise, "Urbs Æterna". Il est triste de constater que ceux qui en ont la charge mais aussi bon nombre de ceux qui y vivent semblent désormais avoir baissé la garde...

Cette impression de je-m'en-foutisme de la part des édiles aux commandes ces dernières années est-elle le reflet de la réalité ? J'ai beau être pour moitié vénitien, j'avoue me perdre aujourd'hui tant les considérations diffèrent selon la sensibilité politique et l'origine sociale des vénitiens avec qui je parle. Parmi ceux que je connais, certains - une extrême minorité certes, m'expliquent que le maire Brugnaro est déterminé ; qu'il a l'intention de prendre des mesures draconiennes et que déjà son idée d'obliger tous les propriétaires qui louent continuellement aux touristes à installer dans leur immeuble des fosses septiques prouve bien qu'il n'est pas vendu à la Cofindustria, (la puissante organisation patronale de la péninsule très impliquée à Venise) et aux financiers mais qu'il se préoccupe réellement de l'avenir de ses concitoyens et cherche de vraies solutions. Et puis les autres - ceux-là sont plus nombreux dans mon entourage et d'un âge moyen inférieur aux partisans du sindaco - qui le vouent aux gémonies, le rangeant volontiers dans le même panier (à salade) que Galan, Orsini, voire même le cardinal Scola, mêlant toute cette élite locale à des systèmes plus ou moins maffieux... Qui croire ? Les uns et les autres forcent le trait mais le malaise est visible, l'avenir incertain et les enjeux d'importance.

Faut-il se préoccuper de tout cela ? Finalement, la tentation est grande de ne plus vouloir voir, ni entendre tout cette fange que les médias aiment bien montrer partout en Occident. Et puis, est-ce que les problèmes de Venise valent qu'on s'y attarde. Les milliers de gens que les guerres que nous leur imposons obligent à fuir et que nous rejetons, physiquement ou mentalement, n'ont-ils pas plus d'importance pour le monde, que le fait de savoir que si rien n'est entrepris vraiment les 52.000 vénitiens du centre historique devront migrer aussi vers de nouvelles cités-dortoirs et que les splendeurs de leur ville-univers seront démontées et dispersées dans les musées et les collections privées des puissances émergentes.
  


De tous temps, sociétés et civilisations naissent, grandissent, se répandent, puis vieillissent, s'étiolent et finissent par disparaître. La référence aux Merveilles du Monde qui firent rêver les peuples de l'Antiquité et les latinistes du monde moderne, est peut-être bien choisie après tout. Toutes ont disparu ou ne sont plus au mieux que de jolies ruines, au pire de belles machines à rêver. C'est peut-être prochainement au tour de Venise de s'effacer pour devenir un mythe, un rêve, un idéal... Ne lisez pas dans ces lignes du désespoir ou de la mélancolie. Juste l'expression d'une grande lassitude devant la situation de la cité des doges. Encore une fois je ne résiste pas à dresser un parallèle avec la situation du reste du monde

Au-delà des hommes et de leurs faiblesses, ce qui ne peut être mis en doute c'est l'urgence de la situation. La baisse dramatique du nombre d'habitants résidents à l'année, l'augmentation colossale des lits à disposition des touristes, les immeubles qui après être restés vides des années, sont transformés en hôtels, les appartements en Airbnb ou chambres d'hôtes officiellement ou clandestinement et une frange de la population qui s'enrichit de plus en plus et préfère louer à la journée ou à la semaine plutôt que d'offrir ses logements à des familles qui vivent et travaillent ici, à des étudiants (les pauvres sont le plus souvent logés à 4 ou 6 dans des locaux miniatures pour 400 à 500 euros par lit...). La rançon du libéralisme et du capitalisme ? Un laisser-aller digne de la décadence romaine ? Le règne de l'égoïsme et de l'individualisme, le mépris des autres ? A tout cela s'ajoute la montée des peurs orchestrée par un gouvernement outrancier, populiste qui sait jouer des médias et de la communication ("Propaganda !" aurait crié Jacques Ellul du haut de l'amphithéâtre de Sciences Po) et montée en conséquence de la xénophobie et du racisme, deux notions bien étrangères jusqu'alors dans le cœur des italiens.

Pour ceux de nos lecteurs qui lisent l'italien, voici le lien vers le dernier article de Massimo Rosin pour Altritaliani, qui décrit avec pertinence et le recul nécessaire la situation de Venise en ce début d'année. Constat terrible et édifiant. Il nous amène à nous poser une question qui ne fait plus sourire désormais : verrons-nous bientôt la disparition de Venise ?


© Laure Jacquemin pour La Croix. Tous Droits Réservés.
Prenons l'exemple récent de la librairie française qu'a tenu depuis sa création en 1976 l'inénarrable Dominique Pinchi. Qui parmi l'élite intellectuelle locale, parmi les édiles qui sont en charge de la ville et de sa région s'est véritablement ému de sa fermeture ? Certes, à une époque où prévaut l'ultra-libéralisme, un entrepreneur est libre de ses choix et de ce point de vue, la librairie française n'était peut-être pas ou plus rentable. Venise est une ville qui se targue d'une position dominante en matière culturelle. Une capitale européenne de la culture. La Mostra du Cinéma, les biennales d'art et d'architecture, l'extraordinaire patrimoine que le monde entier vient admirer... Pourtant quand le libraire a annoncé sa décision de vendre et que les locaux deviendraient un restaurant, personne n'a réagi. C'était pourtant un joyau culturel, un endroit spécial, un lieu unique où toute la pensée française s'étalait sur les rayonnages. Pinchi n'était pas seulement un vendeur de livres, c'était un passionné. Musicien, peintre, écrivain, l'homme a de multiples facettes et son engagement pour la littérature et la langue françaises est incontestable. Il a résisté longtemps ais a fini par dételer. Lassitude, colère aussi peut-être. Être libraire n'est pas chose facile. Ce n'est pas comme vendre des pommes ou des chaussettes. Depuis plusieurs nouvelles librairies ont vu le jour dans le centro storico, certaines ont quelques titres en français, des traductions de poètes ou d'écrivains francophones reconnus en Italie mais cela n'a rien à voir avec le fond de la librairie de Dominique Pinchi. En d'autres temps, sans qu'il y ait forcément des pétitions et des manifestations de soutien, la municipalité serait intervenue, au moins pour s'assurer que la librairie française demeure, même avec d'autres titulaires. Autres temps, autres mœurs.

Gabrielle Zimermann va bientôt présenter à l'Alliance Française (voir ICI le détail de l'évènement), l'ouvrage qu'elle consacre au libraire et à cette belle aventure. Hâte de découvrir cet ouvrage. Combien la nouvelle de la fermeture de la librairie même si le caractère parfois ombrageux de Dominique Pinchi en a rebuté plus d'uns. L'homme n'aime pas les faux-semblants et en quarante ans de pratique, il se sera bien souvent se frotter à la bêtise humaine. Cela rendrait amer tous les saints du paradis ! Pour ma part, bien que nous ayons eu quelques divergences de vue, je lui dois à quelques belles découvertes qui m'auraient échappé en France et je l'en remercie de tout cœur.

La librairie n'est plus à présent qu'un souvenir et nous sommes plusieurs à rêver - envisager ? - de rouvrir un lieu dédié aux livres en langue française, avec non seulement des ouvrages sur Venise et sur l'art vénitien, mais aussi des textes d'auteurs d'aujourd'hui, des classiques, des fondamentaux, des manuels scolaires aussi peut-être. Tout est plus compliqué qu'ailleurs à Venise mais avec le soutien de la municipalité et celui de la population, tout devient possible. Est-ce seulement un rêve, un vœu pieux ? Belle image que la cité des doges perçue de nouveau, comme elle le fut au temps de Manuce, comme la république des livres avec plein de librairies à un moment où on essaie de nous persuader que plus personne ne lit alors qu'on n'a jamais autant publié de livres, des vrais, avec du papier, de l'encre et une couverture. En dépit du soutien appuyé de  ministre de la culture

On en vient à penser que pour ceux qui tirent ici les ficelles, tourisme et culture sont une seule et même chose. Mais notre opinion et nos idées glissent sur les marbres de la Sérénissime. L'argent coule à flot, les tourismes affluent de plus en plus nombreux, ils sont pressés comme des citrons, parfois maltraités, malmenés. Qu'importe, la plupart ont des étoiles dans les yeux et s'ils repartent détroussés c'est avec l'impression d'avoir approché, aperçu un lieu unique et merveilleux. Ils ne reviendront certainement pas pour la plupart et n'auront pas ressenti le malaise, riant des inondations qui endommagent tout et perturbent le quotidien des habitants. Lorsque, dans un futur dont on ne peut savoir s'il est proche ou lointain, le présentateur annoncera la submersion totale de la ville dans les eaux de la lagune par un tsunami déjà prévu par certains savants, le monde entier regardera les images de cette catastrophe et le monde ne sera plus comme avant. Pas seulement parce que d'autres lieux sur la planète auront aussi disparu en même temps, mais aussi parce qu'une partie de nous-mêmes aura sombré avec les palais et les églises. La fermeture de la librairie française aura été un préambule à cette catastrophe. Un triste signal.
Venezia, che pur immersa nell’arte, non riesce a cogliere e valorizzare le occasioni da non perdere in una scommessa vitale che potrebbe anche chiamarsi patto culturale da rispettare. Forte e struggente si è fatta strada la speranza di veder crescere l’interesse da parte dei veneziani per questo posto “faro”, accogliente che lui stesso alimentava e curava con la sua socia Ornella Caon. L’appello alla politica è andato a vuoto, consola in parte il riconoscimento attribuitegli dal ministro alla Cultura francese Aillagon con l’onoreficenza di Officier des arts et des letters, nutre la mente il ricordo dei tanti intellettuali, politici come il presidente Mitterand, che hanno apprezzato il suo libro sull’arte rinascimentale “A che santo votarsi” e le pur non poche espressioni di rammarico dei veneziani che a quella libreria, a quella atmosfera si erano abituati. Ora quelle stanze accoglieranno un ristorante e come in un brutto sogno scacceranno dalla vista il fantasma libro, grazie all’insensibilità politica di chi tutto quel che è accaduto avrebbe potuto e voluto evitare: un’altra sconfitta per l’identità culturale della città, ma anche uno scorno verso la ricerca di una umanità necessaria di cui i libri, le librerie fanno parte e rispondono ad un bisogno della mente e del cuore che coinvolge anche chi, senza saperlo, sente l’esigenza e la ragione del loro esistere e resistere.
Mais Tramezzinimag n'est pas une volière pour oiseaux de mauvais augures. Pensons Positif dit un tag à moitié effacé sur l'un des murs de l'université du côté des Tolentini. L'avantage de mon exil - d'aucuns à l'esprit grinçant diront que pour être en exil il faut au préalable avoir été du lieu dont on est éloigné et que cela ne se décide pas - est de percevoir les changements, les mouvements qu'à vivre sur place en permanence on finit par ne pas remarquer. Des tas de petites choses apparaissent comme autant de raisons d'espérer que peut-être après tout rien n'est perdu et que le lion de San Marco tient aussi du Phénix... Au-delà des effets de mode - et puis après - surgissent un peu partout des groupes, des associations, des mouvements qui tous œuvrent à leur niveau, à leur manière pour changer les choses. Bien sûr aucun de ceux qui les composent n'ont le pouvoir, les réseaux ou l'argent pour remplacer ceux qui sont justement en possession du pouvoir, des réseaux et de l'argent. Mais qu'importe, ils sont des centaines à se dresser pour changer les choses et un vent de fraîcheur joyeusement parfumé d'amitié et de détermination souffle sur la Sérénissime. Les étrangers - i foresti - qui habitent ici en permanence sont sollicités aussi pour participer au mouvement et tout le monde est bienvenu comme le sont leurs idées. 

Parmi eux de nombreux français, souvent installés dans la région ou à Venise même (la communauté recensée par le Consulat représente plus de 3.000 personnes), qui y travaillent, y élèvent leurs enfants, y font leur vie. Contraints de subir les mêmes désagréments que les locaux, ils forment une catégorie nouvelle de vénitiens, au même titre que les milliers d'étudiants qui viennent de toute l'Italie et du monde entier et se fondent peu à peu aux usages locaux et parfois s'expriment rapidement en dialecte. Ils rejoignent l'un peu plus de 52.000 résidents officiels du centre historique - rappelons qu'ils furent plus de 100.000 du moyen-âge aux années 70 du siècle passé - pas de quoi marcher sur la Municipalité pour prendre le pouvoir, mais assez pour changer le quotidien que les politiques ne sont jamais parvenus à changer. Grâce à ces groupes, la vie de tous les jours reste ou redevient vivable, les crèches et les écoles ne ferment plus, les traditions sont entretenues, la convivialité et la solidarité, l'entraide et les échanges se développent... Les réseaux sociaux font le reste. Les élections municipales auront lieu en mai prochain à Venise. En même temps que les élections européennes. Tout un symbole quand on pense que si ce que passe à Venise concerne aussi le reste du monde. Les choses peut-être vont-elles changer grâce à toute cette frange de la population qui ne joue pas les autruches ou les clients (dans le sens que donnaient à ce mot les romains de la Rome antique). Comme eux, nous voulons y croire.

Cela n'intéressera personne, mais comme mes plus fidèles lecteurs et mes amis vénitiens le savent, voilà des années que j'hésite entre laisser ma vie en France, pour revenir à mes origines en m'installant définitivement ici ou laisser les souvenirs derrière moi et quitter définitivement la lagune pour d'autres horizons. Pour aller jusqu'au bout de mes autres impegni (engagements) au service des autres. La difficulté qu'il y a ici à se loger, l'âge auquel j'arrive et qui rend difficile toute reconversion professionnelle, mon incapacité à vouloir et savoir vraiment faire de l'argent (un comble dans une ville de marchands), mon manque de ruse et d'ambition, ma répulsion pour la flagornerie et le mensonge, mon dilettantisme atavique, ma lassitude aussi devant la bêtise et la méchanceté des gens, devant leur prétention, leur moralisme facile et leurs critiques, me pousseraient parfois à rendre les armes et à plier bagages. 

Devant les pisse-vinaigres et les hystérico-dépressifs lecteurs de Houellebecq, de Sollers et autres écrivains du crépuscule, empêtrés dans leurs a priori et qui s'érigent en juges, l'envie de fuir est grande ! Heureusement Venise en janvier est quasiment vide et il est facile de s'y promener sans croiser personne. On peut prendre un verre dans un bar inconnu où tout se dit en vénitien, où le sourire chaleureux de la serveuse vous accueille comme à la maison... C'est dans ces moments-là, qu'en dépit de l'éloignement trop souvent répété, je sens bien que le sang qui bouillonne dans leurs cœurs est le même que dans le mien, n'en déplaise à certains qui voudraient me voir présenter à chaque fois un certificat de venezianità, comme on demandait à un triste moment de l'histoire un Ariernachweis (certificat d'aryanité). Mais ai-je vraiment le droit de brandir cela. Tous ceux d'ici qui y sont nés - ce n'est pas mon cas en vérité - ont-ils le droit de se dire encore vénitiens ? Si mon patronyme rend inutile toute autre justification - et les vrais vénitiens le savent - car les Cittone (ou Citton, Citon - diverses écritures au cours des âges se retrouvent dans les archives) sont aussi anciens sur la lagune, à Rivo Alto, à Torcello et alentours que les masegne et les briques sur lesquels nous marchons. Pourtant je garde le sentiment d'avoir failli, avec ceux d'avant moi qui ont délaissé la Lagune pour de nouveaux horizons, et d'avoir abandonné à leur sort notre ville, nos frères. Pour étayer cet encombrant questionnement, quelques lignes d'un superbe roman qui m'a beaucoup touché. 


Francesco interviewé par Antoine pour la RTS à la Giudecca - © Tramezzinimag / Lorenzo Cittone

Francesco Rapazzini dans son "Un Été vénitien" paru récemment chez Bartillat, exprime joliment ce sentiment perçu par le héros de son livre, jeune vénitien qui reste quand tous les autres repartent toujours. J'ai été particulièrement lié à Francesco depuis les années 80. Il a été l'un des plus proches compagnons de mes derniers mois d'étudiant à Venise. Comme aux autres, je lui avais garanti que je reviendrai vite. Mais je l'ai trahi moi aussi. Je les ai tous trahi, et ce faisant, j'ai trahi Venise. C'est du moins ce que j'ai longtemps pensé. Mais ma nouvelle vie d'adulte responsable, engagé dans la cité, mari et père de famille, tout cela atténua ma blessure. Puis les enfants devenus grands, j'ai fini par revenir. Mais au retour, rien n'était plus vraiment pareil... Tramezzinimag s'en est souvent fait l'écho au fil des années. Personne ne nous attend plus, et on comprend que Venise n'a pas besoin de nous. Il faut s'y habituer et tenter de recommencer. Francesco, comme son héros, pour cesser de souffrir de cette trahison permanente, est parti à son tour. Il a choisi de s'installer à Paris pour y faire sa vie. Et ses livres. 
[...] Trahi. Maintenant. Par elle, par les Murray. Comme par quiconque vient ici à Venise puis repart. Comme par quiconque reste ici une semaine, deux semaines, un mois ou six ou un an. Et puis s’en va, retourne à la maison. Chez lui. Trahit Venise, me trahit. Oui, me trahit parce qu’il m’abandonne comme on abandonne un amoureux qui finit par se trouver invivable parce que sale, parce qu’ennuyeux, parce que dépassé. Un amoureux sans colonne vertébrale parce que prêt – et il le fait à chaque fois, toujours et en tout état de cause – à accueillir avec un sourire aimable chaque retour. Si retour il y a. Il l’espère. Parfois en vain, d’autres fois le débarquement advient à coup sûr. Pour souffrir ensuite encore plus parce que la séparation se répétera encore et encore. Et il le sait. « Mais quand reviens-tu ? » : j’en ai assez de m’entendre répondre « Bientôt ». Parce que « bientôt », c’est quand ? Bientôt ne se mesure pas dans le temps, dans mon temps, sur ma montre. [,,,]
J’en ai assez d’être cet amoureux parce que je veux, moi, une fois pour toutes abandonner Venise, l’abandonner comme si c’était les Caterina, comme si c’était les Alessandra, comme si c’était les Adriana de mon frère. M’en aller pour revenir parfois, certes, en sachant bien que je ne lui appartiens plus. M’en aller pour ne pas me sentir comme une barque qui coule dans le port avant d’être sortie une seule fois en haute mer. Et je pleure là, comme un imbécile, devant les Murray qui ne comprennent pas. Qui n’ont strictement rien à y voir, en plus, et qui se regardent embarrassés et qui ne savent que faire : demi-tour, ou me pousser de côté pour pouvoir passer la porte et monter chez ma mère. L’angoisse et la nostalgie qui m’avaient saisi après la fête chez Michiko, l’angoisse du silence, la nostalgie après les bilans estivaux culminent dans ces pleurs. Ceux de la séparation. De l’adieu. Qu’après ça on se dise « au revoir », n’a aucune importance. Je m’écarte et laisse passer les Murray. Moi aussi je partirai. Pas demain : demain commence l’année scolaire.[...]
(Francesco Rapazzini, Un Eté vénitien, Bartillat, 2018. pp.181-182)
Mon propos en commençant la rédaction de cette chronique était de parler des problèmes que rencontre Venise, de sa population qui diminue mais aussi des nouveaux arrivants, étudiants, jeunes professionnels. Cela fera l'objet d'un prochain billet. En attendant, je vais soigner mon rhume en buvant un chocolat chaud et en dégustant fritelle et galani avant que les hordes de touristes envahissent la ville puisque le temps du Carnaval pointe son nez.

Parlons donc plutôt de ces choses si réjouissantes. Comme les décorations de Noël qui demeurent jusqu'au carnaval, les fritoe (fritelle), un délice à se damner, sont dans les vitrines de toutes les pâtisseries et au comptoir des vrais cafés de quartier (pas ceux tenus par les chinois). Depuis samedi, sont venus s'y ajouter les Galani, autre délice traditionnel. Chez moi, ma grand-mère les réalisait les jeudis et dimanches qui précèdent le Carême. "La vraie recette" disait-elle. Je l'entend encore nous dire sur un ton de plaisanterie, avec cet accent qu'elle n'avait jamais perdu "Votre mère, elle fait des Merveilles, c'est pas la même chose. Mes Galani, c'est tout le parfum de Venise et c'est moins gras ! C'est ça qui est Merveilleux !" et cela me faisait rire de voir les deux femmes de ma vie d'enfant faire semblant de se chipoter pendant que nous nous jetions sur le saladier rempli de ces petites bandes au joli jaune pâle saupoudrées de sucre. 

Pour ceux qui voudraient les goûter à Venise, toutes les pâtisseries en proposent. On dit que les meilleures se trouvent chez Italo Didovich, sur le campo Santa Marina. Pour ceux qui n'ont pas la chance d'être à Venise pendant cette période, voici le lien vers le billet publié sur Tramezzinimag en 2010 et miraculeusement récupéré lors de la suppression de la version originale du blog par Google (cliquer ICI). Ce n'est pas très difficile à faire. Il faut bien les dégraisser sur un papier absorbant avant de les saupoudrer de zucchero a velo (sucre glace). De quoi se réconforter quand le brouillard recouvre la ville et que, comme cela fut le cas ce weekend, les sirènes prévenant la population de l'éminence d'une acqua alta, cette horreur qui ne réjouit que les enfants et les touristes.

31 janvier 2019

COUPS DE CŒUR N°54 : Serge Bassenko, une plume, un regard

© Serge Bassenko
Serge Bassenko est écrivain et photographe. Il a passé 20 ans à photographier Venise et sa lagune. Ses images, plusieurs fois exposées, montrent la Venise méconnue et émouvante des Vénitiens : ruelles tranquilles, petits canaux qu'on ne peut découvrir qu'en barque, lagune sauvage et solitaire, nuit profonde doucement illuminée par de faibles réverbères... Tramezzinimag qui suit son travail depuis plusieurs années vous invite aujourd'hui à une exposition virtuelle des œuvres de ce photographe qui est aussi un écrivain de talent avec presque une vingtaine de romans à son actif ! Notre amie du site Venetiamicio a rendu avant Tramezzinimag un hommage à cet artiste de talent. Voilà ce qu'en dit N.H. Marino Zorzi, ancien directeur de la Marciana et directeur de la revue Comprendre fondée par Umberto Campagnola :
"« La Venise de Bassenko est tout ensemble authentique et métaphysique. Sa main experte sait saisir des instants irréels, des lumières mystérieuses, en créant une atmosphère d’attente, de suspension, de rêve. La beauté des lieux, pleine d’histoire, se charge d’une valeur nouvelle, il n’est pas de forme humaine qui trouble le silence onirique des places et des ruelles immobiles. Le sens du mystère domine aussi les images de la lagune : Bassenko saisit l’attrait fascinant de cet espace unique, ni vraiment terre ni vraiment mer, qui a été le berceau d’où Venise est née et qui aujourd’hui encore l’entoure de ses bras. Moi, vénitien, je ressens que Bassenko a su fixer dans ses images l’essence de notre monde, dont le caractère semble se perdre dans le vacarme moderne mais qui aujourd’hui encore se manifeste à celui qui sait le voir. Il est impossible d’oublier les photographies de Bassenko, car elles nous redonnent cette Venise que nous portons en nous. »"
C'était un vieux projet que cet hommage dans Tramezzinimag à un homme voué en entier au beau et dont les mots sont pareils à ses images, l'œil sait remarquer en un instant ce que les mots décrivent avec l'acuité qui sied aux poètes véritables. On devine au fil des images qu'il propose à voir une sensibilité exacerbée, une capacité d'aimer et de souffrir toujours retenues. "De la belle ouvrage" disait en me parlant de lui un vieil ami vénitien qui m'a donné l'idée de reprendre les clichés de Bassenko pour les proposer à nouveau à nos lecteurs qui comprendront mon enthousiasme pour cette manière de traduire l'âme de la Sérénissime. Il y a dans les propos de l'artiste une nostalgie certaine. Le regret d'une Venise qu'il considère comme définitivement disparue ? Allusion au temps qui passe et nous fait percevoir les choses différemment ou simple constat que Venise aussi et périssable et que l'esprit nouveau qui fait se mouvoir les gens n'entend pas Venise comme il l'entendait - comme nous l'entendons - et que les hordes qui l'envahissent de février à décembre (il nous reste encore le silence et la tranquillité de janvier...) piétinent ses rues et ses campi comme s'il s'agissait d'un vaste et vulgaire parc d'attractions qu'on ne regarde qu'à travers son smartphone fixé en haut d'une perche fluorescente ?

La cloche de Santo Stefano sonne midi. Le ciel est d'un joli bleu. Il continue de faire froid mais le soleil donne envie de traîner. Des gens bavardent sur le campo sous mes fenêtres. Derniers jours tranquilles. dans quelques semaines ce sera le carnaval et l'invasion... Je sors rejoindre une amie pour déjeuner et laisse à une amie blogueuse et lectrice fidèle, le soin d'exprimer son approche du travail de Serge Bassenko. Qu'elle soit remerciée de cet emprunt. Elle a su, bien avant Tramezzinimag, parler de cet artiste qu'elle découvrit à l'occasion d'une exposition parisienne :


La Venise de Serge Bassenko

..... Les étoiles brillent doucement dans le petit jardin d'eau sous ma fenêtre. J'entends le moteur de Zo ; il vient me prendre pour aller "voir la nuit", comme nous l'avions dit la première fois. Nous tournons dans le rio qui longe sa maison et par-dessus lequel s'élance un grand pont massif dont les briques sont de braise. Est-ce lui le plus beau pont de tous ceux d'ici ? Oui, j'en suis sûr ! Mais n'allez pas le répéter, on se moquerait de vous ! Allez plutôt le voir, par une belle nuit sans lune...[extrait du roman de Serge Bassenko, Il pleut, Venise en 1973, Edilivre]

La Venise de Serge Bassenko©Serge Bassenko (1973)La Venise de Serge Bassenko©Serge Bassenko (1973)

La Venise de Serge Bassenko©Serge Bassenko rio San Boldo depuis le sotoportego de la Ca'Mariani
La Venise de Serge Bassenko ©Serge Bassenko depuis le ponte Storto sur le rio S.Boldo
 
Le héros du livre " Il pleut" habite le Campo San Boldo... et c'est grâce à lui que j'ai fait une belle rencontre il y a quelques mois.

Il y a un an, grâce à notre petit univers des amoureux de Venise, j'apprends qu'une exposition de photographies se déroule dans le 13e  arrondissement de Paris, et s'intitule "Par amour pour la Venise d'hier", de Serge Bassenko.
Je consulte le site et commence quelques jours plus tard, la lecture du roman " Il pleut "...
Au fil des mois, j'ai appris à connaître Serge Blassenko à travers ses photos et ses textes, mais aussi grâce à sa compagne Eléonore. Je laisse parler Serge maintenant :
Avant d'aller à Venise, je n'en savais pratiquement rien. Je me souviens de mon "visiting tour" de la ville - projet assez amusant, à vrai dire.
J'avais décidé d'arriver de nuit - parce que j'aime la nuit - de faire le tour de la ville et de passer sur le Pont des Soupirs... en voiture.
La réalité a été quelque peu différente. D'abord, j'ai dû laisser la voiture dans un endroit impossible à définir. Puis, voguer sur une eau d'un noir d'encre, craignant à chaque instant de couler. La nuit était noire, tout alentour était si noir, seules quelques pauvres lumières luisaient çà et là.
En descendant sur le quai, je me suis précipité dans les ruelles et après un moment, j'ai débouché sur la Place St Marc, sans même oser lever les yeux, tellement j'étais effrayé. De nouveau, j'ai couru vers les ruelles et me suis finalement arrêté auprès d'un pont. Je me rappelle le canal - si sombre, silencieux et tendre - et la pensée qui m'est venue : "Venise est une ville où on peut pleurer".
Faire des photos exige une bonne santé et de l'entraînement.
En arrivant, courir par les rues et les ponts pour prendre le moteur de la barque, le réservoir, les cordes et le diable ; puis courir pour attraper le bateau de la lagune ; enfin, tirer à deux personnes tout ce chargement, les bagages, les appareils photographiques et le trépied, par une route pleine d'ornières et sous une pluie battante .... Ensuite, marcher de jour, de nuit, manger debout, ramer, et à la fin, la nuit, quand on se gèle dans le vent après une difficile mise au point, arrive une barque inattendue qui trouble le calme du canal pour une autre attente de vingt minutes...
Pourtant, pour moi, cela a toujours été une promenade, tranquille et sereine, seulement une promenade. J'aimais à dire : "Allons nous promener à Venise"....
... Faire des photos exige aussi de la patience.
... Je photographie ce que je regarde et regarder ne s'apprend pas.
... Ainsi, malgré les apparences, je n'ai pas photographié Venise, mais ce qu'elle contenait, et qui n'est plus.


(Extrait du Cd-Rom de Venise et sa Lagune/Histoire de mes photos)
Site officiel de Serge Bassenko : ICI


Serge Bassenko
Il pleut, Venise en 1973
Ed. Edilivre
Un roman très agréable à lire tant il nous touche par les petits riens qu'il évoque au fil des pages. L'auteur nous fait partager la vie du héros du livre et de ses jeunes amis vénitiens. On découvre les petits métiers de l'univers vénitien, et le quotidien sans histoire d'un peuple qui continue de vivre comme il l'a toujours fait en dépit du monde qui change. Apprendre à ramer à la vénitienne, accompagner un vieil homme vendre sa production de légumes au marché du Rialto, se régaler de cette cuisine casalinga qui n'a pas son pareil, et puis le lien qu'on découvre et qui passe par le dialecte, cette "si caressante langue vénitienne". "Toute une vie ignorée des touristes pressés par le temps – si simple mais si pleine" que les lecteurs de Tramezzinimag connaissent où dont ils ont si souvent entendu parler dans nos colonnes. La vie à Venise au quotidien. Paisible, unique, normale mais pourtant tellement différente des autres lieux urbains du monde de'aujourd'hui.
"La marée monte et descend, l’eau clapote contre les barques de bois, les palais se reflètent dans l’eau calme, le brouillard vient envelopper la lagune. Peut-être, comme le jeune héros, tomberez-vous amoureux de ce monde si attachant, mais déjà si dangereusement menacé par la vie moderne ?"(le texte en italiques d'Eléonore Mongiat, la compagne de l'auteur a été écrit pour la revue Altritaliani, 27/XI/2017)







Clichés ©Serge Bassenko - Tous Droits Réservés.

30 janvier 2019

Celui qui sauva l'honneur de Venise ( suite et fin)

le peuple vénitien célèbre la liberté retrouvée.
Il rétablit pour quelques mois la liberté et l'indépendance de la Sérénissime qui dût courber l'échine une fois encore et ne se remettra jamais plus se remettre du coup fatal que l'exécrable petit général corse - que d'aucuns continuent d'admirer pour sa bravoure et son génie - qui fut l'assassin d'une république vieille de mille ans. Tout cela afin d'assouvir ses appétits de gloire et de puissance. Pourtant, généreux et brave, Daniel Manin n'eut pas un destin heureux et mourra non pas de chagrin mais presque quelques années plus tard à Paris, pleuré par son fils et sa sœur qui partagèrent son exil. Il fut le dernier à présider aux destinées, bien que pour seulement quelques mois (de janvier 1848 à août 1849), de l'éphémère République de Saint-Marc, indépendante, démocratique et souveraine. Quand le reste de l'Italie se rangea sous la bannière des souverains piémontais, bien que fervent républicain, il soutint l'unification et encouragea l'intégration de Venise et de ses territoires sous le giron du roi Victor-Emmanuel de Savoie.

Il mourut quelques années plus tard après une vie au service de sa patrie. Héros du Risorgimento, il était vénéré et adulé. pourtant sa fin fut des plus tristes. Il vécut chichement ses dernières années, dans un petit appartement parisien, donnant des cours d'italien. Très marqué par la mort de sa femme, Teresa Perissinotti contaminée par le Choléra dès leur arrivée à Marseille, puis par celle de leur fille, il devait mourir à son tour  en 1857, à seulement 53 ans.


Un peu plus de dix ans après sa mort, ses cendres furent transportées à Venise où le gouvernement fit organiser des obsèques solennelles en présence d'une foule incommensurable. Sa dépouille fut placée sur l'un des flancs de la basilique San Marco et non pas à l'intérieur, les lois imposées par le Code Napoléon qui interdisaient d'enterrer à l'intérieur des églises. Seul son fils lui survécut. Il mourut en 1882 dans la maison familiale de San Paternian. On ne sait rien des circonstances de son décès. Suicide ou suites d'une maladie. Patriote comme son père, il ne s'intéressa pas à la politique bien que sollicité à plusieurs reprises pour occuper des fonctions au sein de la municipalité de Venise ou au gouvernement à Rome, il préférait poursuivre ses expériences scientifiques et vécut solitaire. Il était très lié à l'épouse d'Ernest Renan dont il était devenu l'ami et qui se rendirent à plusieurs reprises chez lui avant sa mort.

Il n'y a aucun descendant direct du dernier chef d'état vénitien.

maison natale de Daniele Manin    
Sépulture de Daniele Manin à San Marco

29 janvier 2019

Petits bonheurs à Venise


Je me demande pourquoi cette photo volée il y a cinq ou six ans me remplit de mélancolie et qu'elle me renvoie directement à cette merveilleuse chanson de Barbara et Moustaki ? A priori rien, absolument rien à voir entre les strophes émouvantes de la chanson et cette scène d'un quotidien tranquille à Venise avec ces deux vieilles dames dont nous rejoindrons bientôt l'âge... "Nos superbes défaites, nos angoisses secrètes..." 

Peut-être parmi les paroles celles que je pourrais adresser à Venise surgissant des tréfonds de mon cœur quand, passant par les rues et les campi comme je l'ai fait aujourd'hui, je suis témoin de cette vie qui grouille partout, là où les touristes ne font que passer... Ainsi tout à l'heure, en revenant des Crociferi où j'étais allé travailler, dans ce café fort agréable en toute saison. Je traversais San Cancian, le campo San Giovanni e Paolo, remontais ensuite par Santa Maria Formosa. 

le jeune violoncelliste, son copain et le chien, Salizada Seriman, 29/01/2019 - © Tramezzinimag/ Lorenzo Cittone

Tout au long du chemin, des vénitiens se promenaient avec leurs chiens, des parents attendaient la sortie des écoles, un jeune violoncelliste d'une quinzaine d'années s'en allait vers son cours de musique en bavardant avec un ami qu'il venait de croiser. Devant l'hôpital des gens papotaient, formant des petits groupes devant Rosa Salva... Une ambiance bon enfant, un décor magistralement éclairé par un soleil d'hiver particulièrement inspiré. Des images d'un bonheur tranquille, un quotidien paisible tellement rare ailleurs dans nos paysages urbains défigurés par l'automobile, bruyants et pollués... 


Beaucoup de joie et de plaisir ressentis, cette impression roborative qui s'empara de moi au fil des pas s'accompagnait aussi de cette nostalgie qui revient souvent. Mais de quoi s'agit-il en vérité ? Est-ce le regret de n'avoir pu voir naître et grandir mes enfants à Venise et de pas avoir fait vivre ma famille comme vivent toutes les familles croisées ? Le regret de n'être plus vraiment d'ici ? d'être finalement devenu étranger au quotidien de ces gens ? Est-ce ma difficulté pour renouer avec ma vie vénitienne ? Je sais pertinemment qu'elle est mienne pourtant,  qu'elle est constitutive de ce que je suis vraiment. Pas seulement parce que j'ai vécu ici mes "années d'apprentissage" et que, de tout ce qui fait un homme, beaucoup a été reçu, appris, vécu ici bien plus qu'ailleurs, mais surtout parce que je sens en moi cet appel aux sources, aux fondements de ce que je suis, de ce que sont les miens. Le sang qui coule dans mes veines est vénitien après tout.

Au risque de lasser le lecteur, me voilà une fois encore ressassant de sempiternelles questions qui n'auraient pas été si compliquées autrefois. parce que la vie ici était plus simple, parce que ma vie ici coulait de source... Recevoir ce weekend mon fils pour quelques jours était une épreuve redoutée. Non pas que je doutais de la manière dont tout allait se passer, mais parce que je craignais que son séjour ne révèle l'absurdité de ma situation et soit inconfortable pour lui. Il s'est installé chez moi avec son ami comme il l'aurait fait dans la maison familiale au détail près que, en dehors des photos de famille et de quelques objets familiers, rien dans l'appartement ne lui était familier. Je n'occupe les lieux que quelques semaines par an pour bien vite repartir. Par nécessité. Par peur aussi certainement. Peur de ne plus voir mes enfants aussi souvent et facilement que je les vois quand je réside en France, dans la même ville que leur mère et que la plupart de leurs amis et les membres de notre famille. Ils n'ont à Venise que des souvenirs, le plus souvent des bribes du temps de leur enfance. Leur vie est désormais à Paris, Lyon, Nantes ou Montréal. Si je m'installais définitivement ici, ou du moins plusieurs mois par an, viendraient-ils ? Vaut-il mieux renoncer et rester plus près d'eux ? Questions sans réponse encore...


Mais qu'importe les états-d'âme. Ils ne sont souvent que les prétextes fallacieux d'une âme trop faible - ou trop tendre en vérité - qui a peur de l'échec, ou de l'erreur, ou du regard désapprobateur des autres. Qu'importent les autres aussi finalement. Ils ne sont pas ce que nous sommes et nous ne serons jamais ce qu'ils sont. Contentons-nous de ne pas les brusquer, les choquer ou les décevoir. Ils ne savent pas ce qui vibre et flamboie en nous, ni non plus ce qui souffre ou s'étiole. 

Heureusement, au hasard des rencontres, selon un plan mystérieux qui nous échappe le plus souvent et qu'élabore la Providence pour notre bien, nous approchons et croisons des êtres d'exception, ou d'autres qui nous semblaient ordinaires en apparence mais qui tous, nous aident à grandir, à avancer, à être tout simplement. Mon chemin de vie à Venise, mais aussi ailleurs auparavant, est pavé de ces rencontres merveilleuses qui continuent de me nourrir et m'accompagnent dans une quête de joie qui ne cessera jamais, même après la vie. Et tant pis pour les pisse-vinaigres qui trouveront à redire et se moqueront de cet angélisme... Mes fidèles lecteurs reconnaîtront une fois encore dans ces lignes cette petite lumière qui brille aussi en eux pour la plupart j'en suis convaincu, et laisseront avec moi les persifleurs s'enfoncer dans leur triste et amère pénombre.

27 janvier 2019

"Making a real difference" avec Cool Cousin, l'autre manière de découvrir la Venise de ceux qui y vivent

Lancée il y a un peu plus d'un an, l'application Cool Cousin, inventée par de jeunes et brillants cerveaux fait florès. De plus en plus de cousins la rejoignent présentant ainsi à travers leur profil la ville où ils vivent. A Venise, nous sommes sept, avec des profils ( et des âges) différents. Au 10 décembre dernier, soit 195 jours après avoir été choisi pour y participer, 2596 personnes avaient utilisé ma carte, mes 54 spots avaient déjà été "likés" 3119 fois et une bonne vingtaine de personnes se sont mises en contact avec moi pour des compléments d'informations, des demandes très diverses et des conseils. Une belle dynamique qui s'ouvre à de nombreuses nouvelles villes chaque jour. Montrer la Venise que j'aime, sans rien déflorer de ce qui fait la Sérénissime pleine de vie, accompagner son évolution et les changements qui s'opèrent spontanément le plus souvent à l'initiative des vénitiens eux-mêmes, donner à voir une ville qui palpite et vibre autrement qu'au rythme imposé du flot touristique. Une grande joie et beaucoup d'espoir pour demain.

26 janvier 2019

Le cueilleur de papillons, Chronique de ma Venise en janvier (1)

où quand l'esprit des lieux sollicite la mémoire des poètes.


Mardi 22 janvier.
[...] Parfois le désir du « donner à voir » me reprend. Montrer, faire découvrir, partager mes coups de cœur, transmettre, autant de postures qui s'imposent en moi depuis qu'il m'a été donné de « prendre un enfant par la main pour lui montrer le chemin ». 
 
Je ne connais rien de plus gratifiant, de plus joyeux que de voir une étincelle dans les yeux d'un enfant qui apprend et s'approprie le trésor qu'on dépose dans ses mains. L'enseignement aurait dû être le meilleur terrain pour développer ce goût et en faire un talent utile. 
 

C'est sûrement pour cela que l'écriture est très tôt devenue une part de moi-même. Mes lecteurs le savent bien qui connaissent mon parcours. Peu savent combien ce besoin m'est nécessaire. Un coucher de soleil qui m'émeut, un tableau, une musique, la page d'un livre qui résonne soudain, je voudrais pouvoir tout partager. Lorsque la magie opère et que la transmission se fait, j'ai la sensation d'être plus riche et cela me rend heureux. « Le bonheur de donner est le plus nourrissant pour l'âme » disait ma chère grand-mère. 
 
Mercredi. 
Long moment de lecture et d'écriture attablé dans la librairie-café Sulla Luna sur la fondamenta della Misericordia. La musique y est douce, la lumière au dehors très belle. Peu de monde. Lecture et Lapsang Souchong. Le bonheur. Un bonheur cuicuicui pour certains, mais peu m'importe.
 
Holocene de Bon Iver en fonds sonore. Impeccable. 

J'étais ce matin dans un café près du campo San Barnaba. Attendant des amis qui devaient me rejoindre pour une promenade, je relisais les premières pages du carnet que j'emporte toujours avec moi. Des notes écrites il y a quelques semaines en France. Un prétexte pour entreprendre cette chronique et nourrir Tramezzinimag en janvier sur la joie qu'on ressent quand en donnant à voir, on offre une part de bonheur en partageant notre découverte...
Donner à voir... 
De mes années d'apprentissage, mes études en France puis à Venise, puis mes premières expériences professionnelles, somme toutes privilégiées, je ne surprendrai personne en disant qu'elles ont laissé une forte empreinte et ont imprégné à jamais ma vie, déterminant mes choix, réussites et échecs mêlés. Je pense notamment à ces années passées dans la galerie de Giuliano Graziussi à la Fenice puis dans celle de San Vio aux côtés de Bobo Ferruzzi. j'ai gardé longtemps la nostalgie. C'est ainsi que longtemps après mon retour, mon mariage, les enfants, le divorce et pas mal de pataugeage, j'ai ouvert la Galerie Blanche. Une petite galerie associative aux parois immaculées comme le suggère son nom. Un lieu sans prétention mais construit avec beaucoup de passion. L'aventure dura seulement trois ans. Trois belles années où je cherchais avant tout à « donner à voir ». La rue était fréquentée par de nombreux étudiants, d'abord parce qu'il y avait en face les Archives Municipales, dans un bel hôtel du XVIIe dont la salle tranquille accueillait de futurs historiens, et un peu plus loin une bibliothèque ouverte tard le soir. La rue abritait aussi plusieurs cafés et un pubs, tous très fréquentés. Les jeunes qui s'y retrouvaient envahissaient plusieurs soirs par semaine les trottoirs pour fumer leurs cigarettes et boire leurs chopes de bière. Souvent ils venaient s'asseoir sur le rebord de la vitrine. Je restais souvent tard dans la galerie (j'étais en plein naufrage matrimonial) et je voyais depuis mon bureau tous ces jeunes gens qui bavardaient et riaient. Parfois, ils regardaient ce qui était accroché sur les cimaises. Un jour, je décidais de laisser la porte ouverte. Bien m'en prit : ils s'engouffrèrent jour après jour. Le lieu était joli, l'espace confidentiel et chaleureux et mon sourire avenant. Filles et garçons prirent alors l'habitude de venir voir les expositions. Lieu associatif, j'outrepassais les interdits concernant la tabagie et les laisser entrer avec leurs cigarettes et leurs verres d'alcool. Bientôt passer un moment dans la galerie devint un des rites des fins de semaine pour bon nombre d'étudiants. Beaucoup devinrent des amis et même des clients. J'avais réalisé mon projet de donner à voir à un public en majorité peu familier de l'art et des galeries. La galerie tournait bien mais il fallait vendre de plus en plus pour pouvoir payer nos charges, notamment le loyer qu'un propriétaire avide et peu honnête augmentait chaque année. Bref, l'aventure s'est arrêtée, mais le désir de montrer reste toujours aussi fort. C'est ainsi que je suis ravi lorsque Cécile Odartchenko, éditeur et écrivain me demande de la remplacer dans sa jolie petite galerie du Vieux Bordeaux. Cela lui rend service et j'aime ces moments passés C'est de là que j'écris ces lignes. 
Je retrouve ici l’atmosphère qui était celle de la galerie de Ferruzzi en hiver. Des livres, de la musique, un mug de thé fumant, et autour de moi sur les cimaises, des petites huiles intéressantes et belles de l'américain Michael Pierce. Le temps passe. Simplement : je rêvasse en écoutant Pierre HantaÏ dans la Canzona terza de Frescobaldi. Peu de visiteurs mais qu'importe. Le soleil joue avec les nuages, les cloches de l’église voisine qui viennent de sonner sont comme un rappel de ma vie vénitiennes. Les gens passent, ragaillardis par un ciel bleu. Parmi eux, des enfants tout pleins de la joie du mercredi après-midi. Les passants vont par vague. Il n'y a soudain plus personne dans la rue.
C'est sur un palcoscenico vide et silencieux que trois jeunes lascars sont entrés en scène, me tirant de ma rêverie. Beaux et purs comme des anges, innocents encore, ces trois petits bonshommes d’une douzaine d’années à peine se sont arrêtés devant la galerie pour je ne sais quelle raison n'appartenant sûrement qu'à leur monde. L’un d’entre eux, peut-être attiré par la musique, a levé les yeux vers la vitrine et a remarqué les peinture qui sont exposées, puis il m’a vu et m’a lancé un joli sourire en s'approchant de la vitrine, puis, curieux, il m’a regardé. J’étais en train de ranger des livres. En leur disant bonjour, je les ai invités à rentrer. Ils m’ont salué à leur tour mais sans faire un pas, hésitants. Nous sommes restés ainsi quelques secondes, moi avec mes livres à la main, amusé par ces trois enfants à l’air espiègle mais qui soudain apostrophés par un adulte avaient perdu toute faconde et eux, intimidés semblaient attirés aussi. Celui qui m’avait souri, le plus grand des trois, le plus joli aussi, en culottes courtes comme les autres, a décidé ses camarades d’un « allons-y, ça a l’air chouette », et ils sont rentrés.
« C’est la première fois que je rentre dans une galerie de tableaux » a dit le plus petit, à la frimousse couverte de tâches de rousseur comme un poulbot, « ce n’est pas une galerie a dit le grand, c’est une librairie, tu vois bien que c’est plein de livres aussi ». Le troisième, pour ne pas être en reste a lancé à mon attention, « mon frère, il m’a lu l’histoire du Petit Prince. Vous l’avez ce livre ? ». Je lui explique que la galerie-librairie est aussi une maison d’édition spécialisée dans la poésie et que le livre de Saint-Exupéry n’est pas en vente ici. Ce court échange a délié les langues. Nous avons ainsi parlé de peinture, d’art moderne, de poésie, d’écriture, et l’échange était passionnant. Ces trois-là ne manquaient pas d’à-propos ni de jugement. Visiblement éveillés par des parents attentifs et cultivés, ils savaient utiliser le vocabulaire adéquat et leur savoir m'a paru surprenant. Le plus grand parla de Prévert et de Baudelaire que lit son père. Ils aimèrent les petits formats de l’américain, les couleurs du crépuscule.
« C’est comme les nuages à l’océan » me dit le plus petit. « C’est cela même », lui ai-je répondu, expliquant que le peintre aimait à peindre sur des carnets les couchers de soleil sur l’océan où il habite une partie de l’été… Les deux autres aimèrent les paysages d’Irène Mamantova, qui vont être exposés dès la semaine prochaine. Je leur raconte que la dame, encore jeune fille (elle avait vingt ans à peine) eut la vie sauve grâce à un domestique qui la cacha dans un placard quand les bolchéviques (je leur expliquais ce que cela voulait dire) envahirent la datcha familiale pour la piller et massacrer tout ce qu’ils trouvaient d’aristocratique donc honni. Objets, meubles, gens, animaux. Les trois garçons furent captivés par l’histoire. La fuite d’Irène, son arrivée à Nice où sa famille finalement se réfugia, sa vie ensuite, la musique au conservatoire (le blond m’apprit qu’il était en classe de hautbois), les rencontres avec les émigrés, la misère matérielle mais la richesse intellectuelle. En partant, ils me remercièrent et promirent de ne jamais passer devant la galerie sans rentrer voir ce qu’il y avait sur les cimaises. « On viendra avec nos parents » dit le plus grand. « Ah oui, on leur montrera les tableaux et on racontera l’histoire de la fille russe qui les a peints » répondit le plus petit.
Leur sourire radieux et satisfait, sans aucune feinte, tout rempli de sincérité et de reconnaissance, me réchauffa le cœur. Le ciel avait beau être passé au gris, les nuages se faire menaçants et la lumière triste, les adultes pressés et hautains au regard indifférent, que je vis passer tout au long de l’après-midi et qui ne rentraient jamais en dépit de la porte ouverte, tout s’effaçait devant la magie de cet instant où trois jeunes garçons, beaux et espiègles, vinrent à ma rencontre et repartirent joyeux, paisibles, satisfaits et contents, tout comme moi. Il n’y a de vraie joie que dans ces rencontres, toujours inattendues qu'il nous est parfois donné de faire avec la pureté vraie, la candeur, la simplicité et l’innocence. Le Largo du concerto en sol majeur pour flûte traversière de Vivaldi, Sul Modo Antico, accompagna leur sortie, digne et sympathique. Il sera bientôt l’heure de fermer. Une bien belle journée.
24 janvier
Ces notes vieilles de quelques mois me font repenser à un texte de Diego Valeri sur les poètes français qu'il affectionnait. Fatigué de travailler à une traduction qui s'avère  insatisfaisante et sur laquelle je peine depuis mon retour à Venise, j'avais là un bon prétexte pour sortir un peu. La promenade fut de courte durée :  je suis allé fouiller à la Querini-Stampalia dans le Fonds consacré à l'auteur. 
 
Dehors, le ciel bas n'a pas encore livré la neige que tout le monde annonçait. Les cloches de Santa Maria Formosa répondent à celles de San Zanipolo. Il fera bientôt nuit. En dépit du chauffage, il ne fait pas vraiment chaud dans les salles. J'aime quand mon souffle se transforme en buée et que mon haleine soudain participe aux mouvements de la nature en se faisant brouillard...  
 
J'ai vite retrouvé ce que je cherchais. L'ouvrage que j'avais si souvent feuilleté du temps de mes années d'étudiant en Histoire des Arts à San Sebastiano, est toujours là. Intitulé Poeti Francesi del nostro tempo. Comme il porte une dédicace de l'auteur, il est maintenant classé parmi les manuscrits, autographes et ouvrages rares. Une édition bien ordinaire pourtant, qui ne date que de 1924. Certes, la page de garde comporte une  signature autographe du maître mais elle semble avoir été apposée là bien distraitement... La consultation ne peut donc se faire que dans une petite salle sans âme, située à proximité de l'accueil - j'ai même dû laisser ma carte d'identité... Je ne pourrai donc pas repartir avec l'ouvrage ni m'installer dans ma salle préférée, celle qui donne sur le jardin, avec les murs couverts de tableaux anciens et meublée des lourdes tables de bois sculpté (hélas, la plupart des lampes des années 1910 ont été remplacées par des machins modernes.Le lieu idéal pour lire du Diego Valeri, le poète comme le critique.

Diego Valeri qui concevait la critique artistique comme partie intégrante de sa recherche créative – il a écrit de nombreux commentaires et préfaces sur les peintres modernes et publia beaucoup sur l'art et la littérature -, écrit dans son commentaire sur le poète béarnais :  
« Toute l’œuvre [de Jammes] est la transcription immédiate de ses sensations, de ses sentiments comme de ses pensées. Son sublime est totalement spontané et inconscient, Ça et là  surgit quelque chose qui est plus qu'un sourire ou un sanglot.[...] Il ne sait pas ou plutôt, ne veut pas savoir ce qu'est l'Ars Poëtica. »
Cette spontanéité, pareille à celle de ces trois petits bonshommes venus dans la galerie l'autre jour, me touche terriblement. Elle résonne en moi bien plus que les mots d'un Sollers ou d'un Houellebecq, ces représentants d'un crépuscule parfois splendide et rayonnant? mais qui n'en demeure pas moins un crépuscule, l'illustration pathétique d'une fin, l'odeur déliquescente d'un monde qui s'achève et qui meurt. Un peu comme ce que Debussy disait de la musique de Wagner dont le sublime n'a rien d'une aube joyeuse mais bien plutôt d'un crépuscule. La « la disgrâce de la nuit qui engloutit » écrivait René Char... 

La poésie de Francis Jammes rayonne ainsi comme l’innocence des enfants. Et Diego Valeri de citer le poème Cette personne, qu'il qualifie de « Poesia profumata della più pura essenza francescana » (poésie embaumant la plus pure essence franciscaine) :
Cette personne a dit des méchancetés 
[…]
Alors j'ai été révolté.
Et j'ai été me promener près des champs 
où les petits brins d'herbes ne sont pas méchants
avec ma chienne et mon chien couchants. 
Là, j'ai vu des choses qui jamais 
n'ont dit aucune méchanceté, 
et de petits oiseaux innocents et gais. 

Je me disais, en voyant au-dessus des haies 
s'agiter les tiges tendres des ronciers : 
ces feuilles sont bonnes. Pourquoi y a-t-il des gens mauvais ? 

Mais je sentais une grande joie 
dans ce calme que tant ne connaissent pas, 
et une grande douceur se faisait en moi. 

 Je pensais : oiseaux, soyez mes amis. 
Petites herbes, soyez mes amies. 
Soyez mes amies, petites fourmis. 

Et là-bas, sur un champ en pente, 
auprès d'une prairie belle et luisante, 
je voyais, près de ses bœufs, un paysan. 

Qui paraissait glisser dans l'ombre claire 
du soir qui descendait comme une prière 
sur mon cœur calmé et sur la terre.
D'aucuns aujourd'hui hurleraient à la niaiserie - l'esprit bisounours, injure suprême - en entendant ces vers. Je les laisse à leurs aigreurs de pisse-vinaigres patentés ! Ils le classent dans les simples. Pas assez morbide, malsain ou pessimiste à leur goût... Virgile et Saint Jean de la Croix aussi je suppose, ne trouvent grâce à leurs yeux. Pour ma part, je trouve comme Diego Valeri, une belle profondeur dans la poésie de Francis Jammes. Pas de faux-semblants, de tics, d'effets chez le béarnais. Rien d'artificiel, tout émane de son cœur et résulte du vécu et le plus souvent du quotidien. C'est ce que j'aime chez le Cueilleur de papillons comme le nomme Diego Valeri, faisant allusion à ces lignes extraites du court roman écrit par Jammes en 1899, Clara d'Ellébeuse, qui fit mes délices d'adolescent un jour d'été pluvieux, dans le grenier de la maison où nous passions nos vacances  dans un village des Pyrénées :
« Prends ce petit livre. Il est fait sans art. Mais je souris parce que je l'aime à cause de toi, et que tu n'as jamais su, ô cueilleuse de papillons, pas plus que moi, selon quelle formule il faut aimer en vers, il faut pleurer en prose ».
C'est avec toutes ces réflexions dans la tête que je me hâtais d'aller retrouver ce couple d'amis venus passer quelques jours à Venise. Ils logent dans un rez-de-chaussée trop sombre à deux pas du Ponte dei Pugni. Bonheur de longer la fondamenta qui fait face au campo San Barnaba encore vide de ses terrasses en ce mois de janvier finissant. Une pensée pour Katherine Hepburn barbotant dans l'eau du canal, dans la fameuse scène de Summertime,, le film de David Niven.


Je découvre au passage que la boutique du marchand bellâtre dont Jane, la vieille fille américaine qu'interprète l'actrice, tombe amoureuse, est à céder. 
 
Il y a longtemps que ce n'est plus un magasin d'antiquités. L'endroit reste un des lieux mythiques de Dorsoduro, avec sa vitrine ouvrant directement sur le pont de fonte qui conduit par la rue des antiquaires et des libraires à la Ca'Foscari.

Me voilà aussitôt rêvant y installer là une librairie française, qui serait aussi galerie et salon de thé. Ainsi, à deux pas de la Ca'Rezzonico, proche de la fermata du vaporetto, de l'Université, lieu de passage de milliers de touristes et d'étudiants, quel bonheur ce serait. Et puis, sauver ce lieu qui risque de devenir un énième bar  ou une boutique de faux artisanat vénitien Made in Bengladesh tenu par des chinois maffieux qui y blanchiront leur argent sale avec la bénédiction de l'équipe municipale actuelle... Mais le prix demandé doit être faramineux ! 
 
J’appellerai tout de même pour me renseigner. Sait-on jamais... Une librairie française avant que le Signor Pinchi s'installe Barbaria delle Tolle, existait sur la fondamenta, juste au débouché du Ponte dei Pugni. A côté d'une mensa* très bon marché où se côtoyaient étudiants et ouvriers. Il n'y a plus désormais aucune librairie de langue étrangère à Venise. le livre s'y porte relativement bien pourtant avec plusieurs nouveaux espaces ouverts depuis un an : la Marco Polo de la Giudecca (première librairie dans l'histoire millénaire de ce quartier), Sullaluna à la Misericordia, joyeuse librairie-salon de thé, Zazà, la librairie de Bande dessinée...

San Barnaba, l'église de Joseph de Chypre, l'ermite juif que les apôtres appelèrent Barnabé  - littéralement Fils de la consolation ou de l'exhortation - me fait penser toujours - trivialement - à  Fernandel et à la chanson éponyme :  "J’ai plus d’un truc pour réussir / Car je possède en vérité / Un nom qui plaît / Barnabé, Barnabé / C’est assez facile à épeler !" - avec son campanile qui a plus de mille ans dont le sommet ressemble à celui des minarets anciens avec sa pointe en forme de pigne, est un point de rendez-vous pour les vénitiens, comme naguère (avant que les lieux soient envahis en permanence par les hordes de touristes), la loggia du campanile de San Marco ou la statue de Goldoni à San Bartolomeo.

Qui se souvient qu'à cet endroit, le 29 janvier 1441, se déroula une fête extraordinaire qui marqua l'esprit des vénitiens d'alors ? C'était un dimanche et on célébrait dans l'église une messe d'action de grâce pour le mariage de Jacopo Foscari, le fils du doge alors en fonction, avec la belle Lucrezia Contarini dont c'était la paroisse  Les deux époux sont restés dans la mémoire universelle avec l'opéra de Giuseppe Verdi, I due Foscari.

De nombreux cavaliers arrivèrent sur la place grâce à un pont de bateaux, partout des tentures et des oriflammes ornaient les fenêtres et les balcons. Le doge lui-même vint chercher sa belle-fille qui venait de recevoir l'eucharistie, pour l'accompagner ensuite jusqu'au Bucintoro qui avait accosté non loin de là, à l'emplacement de l'actuelle fermata du vaporetto, où attendaient cent cinquante dames choisies pour escorter la jeune épousée jusqu'au palais ducal. On fit de belles révérences, le parvis de l'église était couvert de splendides bouquets, et la foule subjuguée par tant de faste, applaudissait à tout rompre. Pompes et parades, fêtes et réjouissances furent tout au long des siècles des outils de communication très utilisés par la Sérénissime, pour séduire le monde extérieur et s'assurer l'adhésion du peuple... Ce Jacopo eut une fin terrible comme tous ceux qui portèrent ce nom depuis. Mais c'est une autre histoire et elle reste bien douloureuse pour moi.

* Restaurant universitaire et ouvrier.