« Venise, peut-être ai-je peur de la perdre toute en une fois, si j’en
parle.
Ou peut-être, parlant d’autres villes, l’ai-je déjà perdue peu à
peu. »
(Italo Calvino, Les villes imaginaires, 1972)
(Italo Calvino, Les villes imaginaires, 1972)
Je me demande souvent, lorsque je suis à Venise, si la ville est consciente des plaies de plus en plus nombreuses qui l'empoisonnent peu à peu... Ressent-elle une quelconque douleur devant l'inéluctable diagnostic ? Qu'est-ce qui se dit vraiment dans les maisons, qu'est-ce qui est envisagé, pensé, pour que ces lieux uniques, cette vie unique perdurent et soient transmis dans leur intégralité séculaire aux générations futures qui l'habiteront ? J'ai grandi avec ce qui pour moi depuis mon plus jeune âge a toujours été une évidence, un état de fait qui nous dépasse : l'idée de Venise, "Urbs Æterna". Il est triste de constater que ceux qui en ont la charge mais aussi bon nombre de ceux qui y vivent semblent désormais avoir baissé la garde...
Cette impression de je-m'en-foutisme de la part des édiles aux commandes ces dernières années est-elle le reflet de la réalité ? J'ai beau être pour moitié vénitien, j'avoue me perdre aujourd'hui tant les considérations diffèrent selon la sensibilité politique et l'origine sociale des vénitiens avec qui je parle. Parmi ceux que je connais, certains - une extrême minorité certes, m'expliquent que le maire Brugnaro est déterminé ; qu'il a l'intention de prendre des mesures draconiennes et que déjà son idée d'obliger tous les propriétaires qui louent continuellement aux touristes à installer dans leur immeuble des fosses septiques prouve bien qu'il n'est pas vendu à la Cofindustria, (la puissante organisation patronale de la péninsule très impliquée à Venise) et aux financiers mais qu'il se préoccupe réellement de l'avenir de ses concitoyens et cherche de vraies solutions. Et puis les autres - ceux-là sont plus nombreux dans mon entourage et d'un âge moyen inférieur aux partisans du sindaco - qui le vouent aux gémonies, le rangeant volontiers dans le même panier (à salade) que Galan, Orsini, voire même le cardinal Scola, mêlant toute cette élite locale à des systèmes plus ou moins maffieux... Qui croire ? Les uns et les autres forcent le trait mais le malaise est visible, l'avenir incertain et les enjeux d'importance.
Faut-il se préoccuper de tout cela ? Finalement, la tentation est grande de ne plus vouloir voir, ni entendre tout cette fange que les médias aiment bien montrer partout en Occident. Et puis, est-ce que les problèmes de Venise valent qu'on s'y attarde. Les milliers de gens que les guerres que nous leur imposons obligent à fuir et que nous rejetons, physiquement ou mentalement, n'ont-ils pas plus d'importance pour le monde, que le fait de savoir que si rien n'est entrepris vraiment les 52.000 vénitiens du centre historique devront migrer aussi vers de nouvelles cités-dortoirs et que les splendeurs de leur ville-univers seront démontées et dispersées dans les musées et les collections privées des puissances émergentes.
De tous temps, sociétés et civilisations naissent, grandissent, se répandent, puis vieillissent, s'étiolent et finissent par disparaître. La référence aux Merveilles du Monde qui firent rêver les peuples de l'Antiquité et les latinistes du monde moderne, est peut-être bien choisie après tout. Toutes ont disparu ou ne sont plus au mieux que de jolies ruines, au pire de belles machines à rêver. C'est peut-être prochainement au tour de Venise de s'effacer pour devenir un mythe, un rêve, un idéal... Ne lisez pas dans ces lignes du désespoir ou de la mélancolie. Juste l'expression d'une grande lassitude devant la situation de la cité des doges. Encore une fois je ne résiste pas à dresser un parallèle avec la situation du reste du monde
Cette impression de je-m'en-foutisme de la part des édiles aux commandes ces dernières années est-elle le reflet de la réalité ? J'ai beau être pour moitié vénitien, j'avoue me perdre aujourd'hui tant les considérations diffèrent selon la sensibilité politique et l'origine sociale des vénitiens avec qui je parle. Parmi ceux que je connais, certains - une extrême minorité certes, m'expliquent que le maire Brugnaro est déterminé ; qu'il a l'intention de prendre des mesures draconiennes et que déjà son idée d'obliger tous les propriétaires qui louent continuellement aux touristes à installer dans leur immeuble des fosses septiques prouve bien qu'il n'est pas vendu à la Cofindustria, (la puissante organisation patronale de la péninsule très impliquée à Venise) et aux financiers mais qu'il se préoccupe réellement de l'avenir de ses concitoyens et cherche de vraies solutions. Et puis les autres - ceux-là sont plus nombreux dans mon entourage et d'un âge moyen inférieur aux partisans du sindaco - qui le vouent aux gémonies, le rangeant volontiers dans le même panier (à salade) que Galan, Orsini, voire même le cardinal Scola, mêlant toute cette élite locale à des systèmes plus ou moins maffieux... Qui croire ? Les uns et les autres forcent le trait mais le malaise est visible, l'avenir incertain et les enjeux d'importance.
Faut-il se préoccuper de tout cela ? Finalement, la tentation est grande de ne plus vouloir voir, ni entendre tout cette fange que les médias aiment bien montrer partout en Occident. Et puis, est-ce que les problèmes de Venise valent qu'on s'y attarde. Les milliers de gens que les guerres que nous leur imposons obligent à fuir et que nous rejetons, physiquement ou mentalement, n'ont-ils pas plus d'importance pour le monde, que le fait de savoir que si rien n'est entrepris vraiment les 52.000 vénitiens du centre historique devront migrer aussi vers de nouvelles cités-dortoirs et que les splendeurs de leur ville-univers seront démontées et dispersées dans les musées et les collections privées des puissances émergentes.
De tous temps, sociétés et civilisations naissent, grandissent, se répandent, puis vieillissent, s'étiolent et finissent par disparaître. La référence aux Merveilles du Monde qui firent rêver les peuples de l'Antiquité et les latinistes du monde moderne, est peut-être bien choisie après tout. Toutes ont disparu ou ne sont plus au mieux que de jolies ruines, au pire de belles machines à rêver. C'est peut-être prochainement au tour de Venise de s'effacer pour devenir un mythe, un rêve, un idéal... Ne lisez pas dans ces lignes du désespoir ou de la mélancolie. Juste l'expression d'une grande lassitude devant la situation de la cité des doges. Encore une fois je ne résiste pas à dresser un parallèle avec la situation du reste du monde
Au-delà des hommes et de leurs faiblesses, ce qui ne peut être mis en doute c'est l'urgence de la situation. La baisse dramatique du nombre d'habitants résidents à l'année, l'augmentation colossale des lits à disposition des touristes, les immeubles qui après être restés vides des années, sont transformés en hôtels, les appartements en Airbnb ou chambres d'hôtes officiellement ou clandestinement et une frange de la population qui s'enrichit de plus en plus et préfère louer à la journée ou à la semaine plutôt que d'offrir ses logements à des familles qui vivent et travaillent ici, à des étudiants (les pauvres sont le plus souvent logés à 4 ou 6 dans des locaux miniatures pour 400 à 500 euros par lit...). La rançon du libéralisme et du capitalisme ? Un laisser-aller digne de la décadence romaine ? Le règne de l'égoïsme et de l'individualisme, le mépris des autres ? A tout cela s'ajoute la montée des peurs orchestrée par un gouvernement outrancier, populiste qui sait jouer des médias et de la communication ("Propaganda !" aurait crié Jacques Ellul du haut de l'amphithéâtre de Sciences Po) et montée en conséquence de la xénophobie et du racisme, deux notions bien étrangères jusqu'alors dans le cœur des italiens.
Pour ceux de nos lecteurs qui lisent l'italien, voici le lien vers le dernier article de Massimo Rosin pour Altritaliani, qui décrit avec pertinence et le recul nécessaire la situation de Venise en ce début d'année. Constat terrible et édifiant. Il nous amène à nous poser une question qui ne fait plus sourire désormais : verrons-nous bientôt la disparition de Venise ?
© Laure Jacquemin pour La Croix. Tous Droits Réservés. |
Gabrielle Zimermann va bientôt présenter à l'Alliance Française (voir ICI le détail de l'évènement), l'ouvrage qu'elle consacre au libraire et à cette belle aventure. Hâte de découvrir cet ouvrage. Combien la nouvelle de la fermeture de la librairie même si le caractère parfois ombrageux de Dominique Pinchi en a rebuté plus d'uns. L'homme n'aime pas les faux-semblants et en quarante ans de pratique, il se sera bien souvent se frotter à la bêtise humaine. Cela rendrait amer tous les saints du paradis ! Pour ma part, bien que nous ayons eu quelques divergences de vue, je lui dois à quelques belles découvertes qui m'auraient échappé en France et je l'en remercie de tout cœur.
La librairie n'est plus à présent qu'un souvenir et nous sommes plusieurs à rêver - envisager ? - de rouvrir un lieu dédié aux livres en langue française, avec non seulement des ouvrages sur Venise et sur l'art vénitien, mais aussi des textes d'auteurs d'aujourd'hui, des classiques, des fondamentaux, des manuels scolaires aussi peut-être. Tout est plus compliqué qu'ailleurs à Venise mais avec le soutien de la municipalité et celui de la population, tout devient possible. Est-ce seulement un rêve, un vœu pieux ? Belle image que la cité des doges perçue de nouveau, comme elle le fut au temps de Manuce, comme la république des livres avec plein de librairies à un moment où on essaie de nous persuader que plus personne ne lit alors qu'on n'a jamais autant publié de livres, des vrais, avec du papier, de l'encre et une couverture. En dépit du soutien appuyé de ministre de la culture
On en vient à penser que pour ceux qui tirent ici les ficelles, tourisme et culture sont une seule et même chose. Mais notre opinion et nos idées glissent sur les marbres de la Sérénissime. L'argent coule à flot, les tourismes affluent de plus en plus nombreux, ils sont pressés comme des citrons, parfois maltraités, malmenés. Qu'importe, la plupart ont des étoiles dans les yeux et s'ils repartent détroussés c'est avec l'impression d'avoir approché, aperçu un lieu unique et merveilleux. Ils ne reviendront certainement pas pour la plupart et n'auront pas ressenti le malaise, riant des inondations qui endommagent tout et perturbent le quotidien des habitants. Lorsque, dans un futur dont on ne peut savoir s'il est proche ou lointain, le présentateur annoncera la submersion totale de la ville dans les eaux de la lagune par un tsunami déjà prévu par certains savants, le monde entier regardera les images de cette catastrophe et le monde ne sera plus comme avant. Pas seulement parce que d'autres lieux sur la planète auront aussi disparu en même temps, mais aussi parce qu'une partie de nous-mêmes aura sombré avec les palais et les églises. La fermeture de la librairie française aura été un préambule à cette catastrophe. Un triste signal.
Venezia, che pur immersa nell’arte, non riesce a cogliere e valorizzare le occasioni da non perdere in una scommessa vitale che potrebbe anche chiamarsi patto culturale da rispettare. Forte e struggente si è fatta strada la speranza di veder crescere l’interesse da parte dei veneziani per questo posto “faro”, accogliente che lui stesso alimentava e curava con la sua socia Ornella Caon. L’appello alla politica è andato a vuoto, consola in parte il riconoscimento attribuitegli dal ministro alla Cultura francese Aillagon con l’onoreficenza di Officier des arts et des letters, nutre la mente il ricordo dei tanti intellettuali, politici come il presidente Mitterand, che hanno apprezzato il suo libro sull’arte rinascimentale “A che santo votarsi” e le pur non poche espressioni di rammarico dei veneziani che a quella libreria, a quella atmosfera si erano abituati. Ora quelle stanze accoglieranno un ristorante e come in un brutto sogno scacceranno dalla vista il fantasma libro, grazie all’insensibilità politica di chi tutto quel che è accaduto avrebbe potuto e voluto evitare: un’altra sconfitta per l’identità culturale della città, ma anche uno scorno verso la ricerca di una umanità necessaria di cui i libri, le librerie fanno parte e rispondono ad un bisogno della mente e del cuore che coinvolge anche chi, senza saperlo, sente l’esigenza e la ragione del loro esistere e resistere.
Mais Tramezzinimag n'est pas une volière pour oiseaux de mauvais augures. Pensons Positif dit un tag à moitié effacé sur l'un des murs de l'université du côté des Tolentini. L'avantage de mon exil - d'aucuns à l'esprit grinçant diront que pour être en exil il faut au préalable avoir été du lieu dont on est éloigné et que cela ne se décide pas - est de percevoir les changements, les mouvements qu'à vivre sur place en permanence on finit par ne pas remarquer. Des tas de petites choses apparaissent comme autant de raisons d'espérer que peut-être après tout rien n'est perdu et que le lion de San Marco tient aussi du Phénix... Au-delà des effets de mode - et puis après - surgissent un peu partout des groupes, des associations, des mouvements qui tous œuvrent à leur niveau, à leur manière pour changer les choses. Bien sûr aucun de ceux qui les composent n'ont le pouvoir, les réseaux ou l'argent pour remplacer ceux qui sont justement en possession du pouvoir, des réseaux et de l'argent. Mais qu'importe, ils sont des centaines à se dresser pour changer les choses et un vent de fraîcheur joyeusement parfumé d'amitié et de détermination souffle sur la Sérénissime. Les étrangers - i foresti - qui habitent ici en permanence sont sollicités aussi pour participer au mouvement et tout le monde est bienvenu comme le sont leurs idées.
Parmi eux de nombreux français, souvent installés dans la région ou à Venise même (la communauté recensée par le Consulat représente plus de 3.000 personnes), qui y travaillent, y élèvent leurs enfants, y font leur vie. Contraints de subir les mêmes désagréments que les locaux, ils forment une catégorie nouvelle de vénitiens, au même titre que les milliers d'étudiants qui viennent de toute l'Italie et du monde entier et se fondent peu à peu aux usages locaux et parfois s'expriment rapidement en dialecte. Ils rejoignent l'un peu plus de 52.000 résidents officiels du centre historique - rappelons qu'ils furent plus de 100.000 du moyen-âge aux années 70 du siècle passé - pas de quoi marcher sur la Municipalité pour prendre le pouvoir, mais assez pour changer le quotidien que les politiques ne sont jamais parvenus à changer. Grâce à ces groupes, la vie de tous les jours reste ou redevient vivable, les crèches et les écoles ne ferment plus, les traditions sont entretenues, la convivialité et la solidarité, l'entraide et les échanges se développent... Les réseaux sociaux font le reste. Les élections municipales auront lieu en mai prochain à Venise. En même temps que les élections européennes. Tout un symbole quand on pense que si ce que passe à Venise concerne aussi le reste du monde. Les choses peut-être vont-elles changer grâce à toute cette frange de la population qui ne joue pas les autruches ou les clients (dans le sens que donnaient à ce mot les romains de la Rome antique). Comme eux, nous voulons y croire.
Cela n'intéressera personne, mais comme mes plus fidèles lecteurs et mes amis vénitiens le savent, voilà des années que j'hésite entre laisser ma vie en France, pour revenir à mes origines en m'installant définitivement ici ou laisser les souvenirs derrière moi et quitter définitivement la lagune pour d'autres horizons. Pour aller jusqu'au bout de mes autres impegni (engagements) au service des autres. La difficulté qu'il y a ici à se loger, l'âge auquel j'arrive et qui rend difficile toute reconversion professionnelle, mon incapacité à vouloir et savoir vraiment faire de l'argent (un comble dans une ville de marchands), mon manque de ruse et d'ambition, ma répulsion pour la flagornerie et le mensonge, mon dilettantisme atavique, ma lassitude aussi devant la bêtise et la méchanceté des gens, devant leur prétention, leur moralisme facile et leurs critiques, me pousseraient parfois à rendre les armes et à plier bagages.
Devant les pisse-vinaigres et les hystérico-dépressifs lecteurs de Houellebecq, de Sollers et autres écrivains du crépuscule, empêtrés dans leurs a priori et qui s'érigent en juges, l'envie de fuir est grande ! Heureusement Venise en janvier est quasiment vide et il est facile de s'y promener sans croiser personne. On peut prendre un verre dans un bar inconnu où tout se dit en vénitien, où le sourire chaleureux de la serveuse vous accueille comme à la maison... C'est dans ces moments-là, qu'en dépit de l'éloignement trop souvent répété, je sens bien que le sang qui bouillonne dans leurs cœurs est le même que dans le mien, n'en déplaise à certains qui voudraient me voir présenter à chaque fois un certificat de venezianità, comme on demandait à un triste moment de l'histoire un Ariernachweis (certificat d'aryanité). Mais ai-je vraiment le droit de brandir cela. Tous ceux d'ici qui y sont nés - ce n'est pas mon cas en vérité - ont-ils le droit de se dire encore vénitiens ? Si mon patronyme rend inutile toute autre justification - et les vrais vénitiens le savent - car les Cittone (ou Citton, Citon - diverses écritures au cours des âges se retrouvent dans les archives) sont aussi anciens sur la lagune, à Rivo Alto, à Torcello et alentours que les masegne et les briques sur lesquels nous marchons. Pourtant je garde le sentiment d'avoir failli, avec ceux d'avant moi qui ont délaissé la Lagune pour de nouveaux horizons, et d'avoir abandonné à leur sort notre ville, nos frères. Pour étayer cet encombrant questionnement, quelques lignes d'un superbe roman qui m'a beaucoup touché.
Francesco Rapazzini dans son "Un Été vénitien" paru récemment chez Bartillat, exprime joliment ce sentiment perçu par le héros de son livre, jeune vénitien qui reste quand tous les autres repartent toujours. J'ai été particulièrement lié à Francesco depuis les années 80. Il a été l'un des plus proches compagnons de mes derniers mois d'étudiant à Venise. Comme aux autres, je lui avais garanti que je reviendrai vite. Mais je l'ai trahi moi aussi. Je les ai tous trahi, et ce faisant, j'ai trahi Venise. C'est du moins ce que j'ai longtemps pensé. Mais ma nouvelle vie d'adulte responsable, engagé dans la cité, mari et père de famille, tout cela atténua ma blessure. Puis les enfants devenus grands, j'ai fini par revenir. Mais au retour, rien n'était plus vraiment pareil... Tramezzinimag s'en est souvent fait l'écho au fil des années. Personne ne nous attend plus, et on comprend que Venise n'a pas besoin de nous. Il faut s'y habituer et tenter de recommencer. Francesco, comme son héros, pour cesser de souffrir de cette trahison permanente, est parti à son tour. Il a choisi de s'installer à Paris pour y faire sa vie. Et ses livres.
Mon propos en commençant la rédaction de cette chronique était de parler des problèmes que rencontre Venise, de sa population qui diminue mais aussi des nouveaux arrivants, étudiants, jeunes professionnels. Cela fera l'objet d'un prochain billet. En attendant, je vais soigner mon rhume en buvant un chocolat chaud et en dégustant fritelle et galani avant que les hordes de touristes envahissent la ville puisque le temps du Carnaval pointe son nez.
Parlons donc plutôt de ces choses si réjouissantes. Comme les décorations de Noël qui demeurent jusqu'au carnaval, les fritoe (fritelle), un délice à se damner, sont dans les vitrines de toutes les pâtisseries et au comptoir des vrais cafés de quartier (pas ceux tenus par les chinois). Depuis samedi, sont venus s'y ajouter les Galani, autre délice traditionnel. Chez moi, ma grand-mère les réalisait les jeudis et dimanches qui précèdent le Carême. "La vraie recette" disait-elle. Je l'entend encore nous dire sur un ton de plaisanterie, avec cet accent qu'elle n'avait jamais perdu "Votre mère, elle fait des Merveilles, c'est pas la même chose. Mes Galani, c'est tout le parfum de Venise et c'est moins gras ! C'est ça qui est Merveilleux !" et cela me faisait rire de voir les deux femmes de ma vie d'enfant faire semblant de se chipoter pendant que nous nous jetions sur le saladier rempli de ces petites bandes au joli jaune pâle saupoudrées de sucre.
Pour ceux qui voudraient les goûter à Venise, toutes les pâtisseries en proposent. On dit que les meilleures se trouvent chez Italo Didovich, sur le campo Santa Marina. Pour ceux qui n'ont pas la chance d'être à Venise pendant cette période, voici le lien vers le billet publié sur Tramezzinimag en 2010 et miraculeusement récupéré lors de la suppression de la version originale du blog par Google (cliquer ICI). Ce n'est pas très difficile à faire. Il faut bien les dégraisser sur un papier absorbant avant de les saupoudrer de zucchero a velo (sucre glace). De quoi se réconforter quand le brouillard recouvre la ville et que, comme cela fut le cas ce weekend, les sirènes prévenant la population de l'éminence d'une acqua alta, cette horreur qui ne réjouit que les enfants et les touristes.
Devant les pisse-vinaigres et les hystérico-dépressifs lecteurs de Houellebecq, de Sollers et autres écrivains du crépuscule, empêtrés dans leurs a priori et qui s'érigent en juges, l'envie de fuir est grande ! Heureusement Venise en janvier est quasiment vide et il est facile de s'y promener sans croiser personne. On peut prendre un verre dans un bar inconnu où tout se dit en vénitien, où le sourire chaleureux de la serveuse vous accueille comme à la maison... C'est dans ces moments-là, qu'en dépit de l'éloignement trop souvent répété, je sens bien que le sang qui bouillonne dans leurs cœurs est le même que dans le mien, n'en déplaise à certains qui voudraient me voir présenter à chaque fois un certificat de venezianità, comme on demandait à un triste moment de l'histoire un Ariernachweis (certificat d'aryanité). Mais ai-je vraiment le droit de brandir cela. Tous ceux d'ici qui y sont nés - ce n'est pas mon cas en vérité - ont-ils le droit de se dire encore vénitiens ? Si mon patronyme rend inutile toute autre justification - et les vrais vénitiens le savent - car les Cittone (ou Citton, Citon - diverses écritures au cours des âges se retrouvent dans les archives) sont aussi anciens sur la lagune, à Rivo Alto, à Torcello et alentours que les masegne et les briques sur lesquels nous marchons. Pourtant je garde le sentiment d'avoir failli, avec ceux d'avant moi qui ont délaissé la Lagune pour de nouveaux horizons, et d'avoir abandonné à leur sort notre ville, nos frères. Pour étayer cet encombrant questionnement, quelques lignes d'un superbe roman qui m'a beaucoup touché.
Francesco interviewé par Antoine pour la RTS à la Giudecca - © Tramezzinimag / Lorenzo Cittone |
Francesco Rapazzini dans son "Un Été vénitien" paru récemment chez Bartillat, exprime joliment ce sentiment perçu par le héros de son livre, jeune vénitien qui reste quand tous les autres repartent toujours. J'ai été particulièrement lié à Francesco depuis les années 80. Il a été l'un des plus proches compagnons de mes derniers mois d'étudiant à Venise. Comme aux autres, je lui avais garanti que je reviendrai vite. Mais je l'ai trahi moi aussi. Je les ai tous trahi, et ce faisant, j'ai trahi Venise. C'est du moins ce que j'ai longtemps pensé. Mais ma nouvelle vie d'adulte responsable, engagé dans la cité, mari et père de famille, tout cela atténua ma blessure. Puis les enfants devenus grands, j'ai fini par revenir. Mais au retour, rien n'était plus vraiment pareil... Tramezzinimag s'en est souvent fait l'écho au fil des années. Personne ne nous attend plus, et on comprend que Venise n'a pas besoin de nous. Il faut s'y habituer et tenter de recommencer. Francesco, comme son héros, pour cesser de souffrir de cette trahison permanente, est parti à son tour. Il a choisi de s'installer à Paris pour y faire sa vie. Et ses livres.
[...] Trahi. Maintenant. Par elle, par les Murray. Comme par quiconque vient ici à Venise puis repart. Comme par quiconque reste ici une semaine, deux semaines, un mois ou six ou un an. Et puis s’en va, retourne à la maison. Chez lui. Trahit Venise, me trahit. Oui, me trahit parce qu’il m’abandonne comme on abandonne un amoureux qui finit par se trouver invivable parce que sale, parce qu’ennuyeux, parce que dépassé. Un amoureux sans colonne vertébrale parce que prêt – et il le fait à chaque fois, toujours et en tout état de cause – à accueillir avec un sourire aimable chaque retour. Si retour il y a. Il l’espère. Parfois en vain, d’autres fois le débarquement advient à coup sûr. Pour souffrir ensuite encore plus parce que la séparation se répétera encore et encore. Et il le sait. « Mais quand reviens-tu ? » : j’en ai assez de m’entendre répondre « Bientôt ». Parce que « bientôt », c’est quand ? Bientôt ne se mesure pas dans le temps, dans mon temps, sur ma montre. [,,,]J’en ai assez d’être cet amoureux parce que je veux, moi, une fois pour toutes abandonner Venise, l’abandonner comme si c’était les Caterina, comme si c’était les Alessandra, comme si c’était les Adriana de mon frère. M’en aller pour revenir parfois, certes, en sachant bien que je ne lui appartiens plus. M’en aller pour ne pas me sentir comme une barque qui coule dans le port avant d’être sortie une seule fois en haute mer. Et je pleure là, comme un imbécile, devant les Murray qui ne comprennent pas. Qui n’ont strictement rien à y voir, en plus, et qui se regardent embarrassés et qui ne savent que faire : demi-tour, ou me pousser de côté pour pouvoir passer la porte et monter chez ma mère. L’angoisse et la nostalgie qui m’avaient saisi après la fête chez Michiko, l’angoisse du silence, la nostalgie après les bilans estivaux culminent dans ces pleurs. Ceux de la séparation. De l’adieu. Qu’après ça on se dise « au revoir », n’a aucune importance. Je m’écarte et laisse passer les Murray. Moi aussi je partirai. Pas demain : demain commence l’année scolaire.[...]
(Francesco Rapazzini, Un Eté vénitien, Bartillat, 2018. pp.181-182)
Parlons donc plutôt de ces choses si réjouissantes. Comme les décorations de Noël qui demeurent jusqu'au carnaval, les fritoe (fritelle), un délice à se damner, sont dans les vitrines de toutes les pâtisseries et au comptoir des vrais cafés de quartier (pas ceux tenus par les chinois). Depuis samedi, sont venus s'y ajouter les Galani, autre délice traditionnel. Chez moi, ma grand-mère les réalisait les jeudis et dimanches qui précèdent le Carême. "La vraie recette" disait-elle. Je l'entend encore nous dire sur un ton de plaisanterie, avec cet accent qu'elle n'avait jamais perdu "Votre mère, elle fait des Merveilles, c'est pas la même chose. Mes Galani, c'est tout le parfum de Venise et c'est moins gras ! C'est ça qui est Merveilleux !" et cela me faisait rire de voir les deux femmes de ma vie d'enfant faire semblant de se chipoter pendant que nous nous jetions sur le saladier rempli de ces petites bandes au joli jaune pâle saupoudrées de sucre.
Pour ceux qui voudraient les goûter à Venise, toutes les pâtisseries en proposent. On dit que les meilleures se trouvent chez Italo Didovich, sur le campo Santa Marina. Pour ceux qui n'ont pas la chance d'être à Venise pendant cette période, voici le lien vers le billet publié sur Tramezzinimag en 2010 et miraculeusement récupéré lors de la suppression de la version originale du blog par Google (cliquer ICI). Ce n'est pas très difficile à faire. Il faut bien les dégraisser sur un papier absorbant avant de les saupoudrer de zucchero a velo (sucre glace). De quoi se réconforter quand le brouillard recouvre la ville et que, comme cela fut le cas ce weekend, les sirènes prévenant la population de l'éminence d'une acqua alta, cette horreur qui ne réjouit que les enfants et les touristes.