Début des années 80, le commencement de l'hiver à Venise. A l'époque les étudiants ne disposaient pas d'autant de lieux qu'aujourd'hui pour se retrouver après les cours et le soir tout fermait rapidement. Dès 18 heures une chape de brume et de silence recouvrait la ville. C'était envoûtant mais parfois désespérant pour les jeunes gens que nous étions. Quelques établissements cependant restaient ouverts tard, mais au vu du public qui les fréquentait, l'addition était vite salée. Le Haig's, près du Gritti, le Cherubin' à San Luca... Il y avait aussi - plus abordable - le Corner pub, à San Vio, qui existe toujours. Ailleurs, les bars baissaient leur rideau dès la tombée du jour. Je connaissais encore peu de monde, quelques étudiants, surtout ceux de mon cours à la Dante Alighieri pour parfaire mes connaissances en italien. Surtout des étrangers. Je désespérais de frayer avec mes condisciples italiens et je n'avais encore aucune relation avec des vénitiens en dehors de Gabriele avec qui je travaillais chez Biasin et du plus jeune fils de l'aubergiste, Federico.
C'est au Cherubin que je rencontrais par hasard un groupe de vénitiens de mon âge. A l'époque je fumais des Craven A, cigarettes de tabac blond au goût délicieux munies d'un faux-filtre qu'on vendait dans un emballage de carton renforcé rouge et blanc que je trouvais fort élégant. C'étaient déjà les cigarettes que fumaient mes parents. Je ne sais pas ce qu'un psychanalyste en déduirait, mais cela avait attiré l'attention du petit groupe.
Ils étaient quatre ou cinq dont deux filles ravissantes déjà croisées du côté de Santa Margherita. J'avais remarqué leur allure, nonchalante autant que décidée, qui me rappela aussitôt ma bande d'amis laissée en France, Nicolas, Antoine, Didier, Marie-Laure et les autres... Ceux que nous appelions à Sciences-Po la bande de Cognac car ils venaient tous de Charente, filles et fils de familles liées à la production de ce nectar.
Ils n'avaient plus de cigarettes, j'avais un paquet à peine entamé. J'en offris. Ils me payèrent un second verre. La soirée fut drôle, mes nouveaux amis sympathiques. Parmi eux, l'une des filles et son copain étaient en Histoire de l'Art à San Sebastiano. Tous deux travaillaient au Palais Fortuny que je n'avais visité qu'une fois. Quand il fallut partir, rendez-vous fut pris le lendemain pour visiter cet endroit magique, à l'époque peu connu. C'est ainsi que j'eus droit à une visite du palazzo de fond en combles. Dès lors, je ne ratais plus aucun vernissage.
J'ai eu ainsi la chance de pouvoir me promener partout comme quelques années plus tard nous le ferions au Mocenigo - prenant le thé dans l'un des salons - avant que les lieux soient finalement ouverts au public. Privilège dont je n'avais pas conscience à l'époque. Mais cela est une autre histoire.
...Raconter que nous restions parfois très tard à papoter au début de l'été assis sur les marches de l'escalier intérieur...Que nous avions la possibilité d'ouvrir toutes les portes, de visiter mêmes les lieux non ouverts au public... Cela parait impossible aujourd'hui, où tout est verrouillé, clos, protégé, surveillé à l'image du monde et des esprits... La plupart des pièces sentaient la poussière, les tiroirs étaient gorgés d'objets abandonnés, témoignages d'une vraie vie, « une vie d'avant » comme disait ma fille Alix petite pour parler des lieux qui la faisaient rêver... Beaucoup trouvèrent depuis un nouvel emplacement, plus cinégénique quand le palais prit vraiment l'allure d'un musée. J'ai eu la même impression en visitant un jour la Ca'Dario et son jardin. Il restait peu de mobilier à l'époque, mais certaines pièces étaient encore garnies avec des meubles hétéroclites, quelques coussins de velours fanés ou de soie brûlée et le jardin très encombré. Il y avait un système pour actionner la porte au grillage de bois qui permet d'accéder à la petite allée qui mène au ponton sur le grand-canal, entre le palais Dario et son voisin la Ca'Barbaro-Walkoff. Le gardien du Dario nous laissait rentrer, trop heureux d'avoir de la compagnie. Je ne sais plus par qui ou pour quelles raisons nous avions pu disposer de ce privilège, banal certes, mais qui me semblait précieux alors. Nous y allions souvent. Une autre époque, nous abordions les années 80 où tout allait changer. Je raconterai un jour les nombreuses fois où nous nous sommes faufilés dans des lieux abandonnés ou fermés, des étages interdits et des greniers fantastiques...
Mais revenons à Mariano Fortuny, (1871-1949), cet esthète hors-pair.
Comme son père il peignait, comme son père il était plein de talents et d'idées, et... d'entregent.
« Les hommes et les femmes de la Renaissance» sont rares qui vécurent après le XVIe siècle jusqu'aux temps modernes. Et lorsqu'ils honorent le siècle de leur présence, ils sont exceptionnels ! C'est le cas de Mariano Fortuny y Mandrazo, de l'entreprise éponyme Fortuny. Artiste, designer, photographe, graveur, architecte et peintre, il est arrivé à Venise en provenance de Grenade, à la fin du XIXe siècle, à l'époque où la ville était l'une des plus riches du monde, et il a fini par créer un empire textile.»
La légende veut qu'à son arrivée dans la Sérénissime, le jeune artiste ait été instantanément séduit par la lumière magique de la ville, par sa palette de couleurs époustouflantes. Il passait des heures terré dans le grenier du Palazzo Martinengo (depuis Palazzo Fortuny) à expérimenter les pigments, les couleurs, à étudier la lumière , les ombres et la photographie. Ces jeux combinés et le fait de suivre les traces d'une longue lignée d'artistes familiaux, (son arrière-grand-père, son grand-père, son oncle et son père), ont permis à Mariano Fortuny de créer une usine de textile et d'impression sur soie à qui il donna son nom. Les lecteurs de Tramezzinimag savent tous que l'entreprise existe encore aujourd'hui.
Venise était sa muse, la haute société devint vite son terrain de jeu et la plupart de ses acteurs - dont les meilleurs, tous célèbres et brillants comme Gabriele D'Annunzio, l'actrice Eleonora Duse et l'écrivain Hugo von Hofmannsthal - étaient ses amis. Sa créativité s'enrichit ainsi de tous leurs échanges. L'une de ses inspirations les plus lyriques est venue du concept de Gesamtkunstwerk de Richard Wagner, cette synergie fondamentale qui regroupe tous les arts que le créateur doit maîtriser pour élaborer un opéra, l'écriture et la musique bien évidemment, mais aussi les techniques scéniques, les décors, les costumes, l'éclairage et la conception architecturale du théâtre... Fortuny, enhardi par cette idée qui s'alignait également sur les pratiques esthétiques de la Grèce antique, a supervisé les moindres détails de ses créations, du développement des couleurs exactes de ses propres pigments à la création de ses propres chevalets, en passant par la conception de ses propres blocs pour l'impression des motifs textiles, des motifs uniques et facilement distinctifs qui peuvent être imitées mais n'ont jamais la perfection des créations pures du maître..
Les teintures et les pigments caractéristiques de la marque (impossibles à reproduire) ont été créés grâce à des techniques traditionnelles, inventées par les tisserands vénitiens, en tenant compte aussi des conditions climatiques uniques de la cité des doges. Fortuny a été fortement influencé par la lumière, les reflets et les couleurs hypnotiques de la ville, ces tons qui passent du jade à l'émeraude en passant par le bleu unique des eaux des canaux au printemps, ces effets de clair-obscur de l'hiver vénitien, en passant par les teintes chaudes et scintillantes des ciels d'été vénitiens... À l'époque, les Vénitiens superstitieux racontaient que le créateur avait recours à la magie et à la sorcellerie pour réaliser ses créations oniriques. Inventeur infatigable, l'artiste a déposé plus d'une douzaine de brevets pour ses tissus, ses papiers peints, ses lampes et ses créations vestimentaires, dont le fameux tissu plissè. Il est l'inventeur d'un système d'éclairage théâtral indirect et son fameux lampadaire crée en 1907 demeure un must. (1)
La robe Delphos, la plus célèbre création de Fortuny avec son épouse Henriette Negrin, a choqué le monde de la mode lors de sa sortie en 1930. Décrite par Marcel Proust comme « fidèlement antique mais nettement originale », cette robe plissée, simple et ajustée, était aussi scandaleuse que douce. Réalisée en soie ou en velours dans une gamme de couleurs chatoyantes, Fortuny a enfilé des perles de verre de Murano sur des fils de soie pour donner du poids à la robe et maintenir sa forme en place. Mais où est le scandale, vous demandez-vous ? Il voulait que la robe soit portée sans corset ni gaine, à même le corps. « seulement le strict nécessaire », à la Rose McGowan. La valeur actuelle d'un modèle original tourne autour de 30.000 dollars... La robe a été adorée et ornée par de nombreuses personnes au cours du siècle dernier, dont Peggy Guggenheim, l'actrice Lauren Bacall et l'intellectuelle Susan Sontag pour ne citer que les plus célèbres.
Quelques conseils de lecture pour ceux qui veulent aller plus loin que ce long verbiage, voir Note 2, ci-dessous.
Aujourd'hui, les visiteurs peuvent découvrir l'incroyable talent de Fortuny et ses chefs-d'œuvre dans les salles du Palazzo Fortuny, son ancienne maison et son atelier dans un cadre datant du XIIIe siècle. L'usine et la salle d'exposition des établissements Fortuny, situés sur le canal de la Giudecca, continuent de présenter au monde entier des tissus luxueux en utilisant les mêmes machines et les mêmes méthodes secrètes employées il y a plus d'n siècle. Bien que les visiteurs ne soient pas autorisés à pénétrer dans l'usine (secret de fabrication oblige !), ils peuvent visiter la salle d'exposition, le magasin et les jardins adjacents sur rendez-vous.
Notes :
1 - Considéré par beaucoup comme l'un des produits d'éclairage les plus innovants et les plus remarquables de son époque, le lampadaire Fortuny est monté sur un trépied et conçu pour diriger la lumière vers l'intérieur de l'abat-jour (les designers faisaient l'inverse avant l'invention de Fortuny), ce qui permet d'obtenir un effet de projecteur de lumière et d'obtenir un doux flot de lumière. Aujourd'hui encore, cette lampe est considérée comme une icône contemporaine et intemporelle.
2 - Pour en savoir plus :
- Article de Corinne Jeammet sur le site de France Info à l'occasion de l'exposition du Palais Galliera en 2017.
- Podcast émission L'Art et la Matière sur France Culture (12/11/2017)
- Gérard Macé, Le Manteau de Proust, éditions Le Bruit du Temps, 2014.
- Marcel Proust, La Prisonnière, Gallimard.
- Venise, Histoire, Promenades, Anthologie & Dictionnaire sous la direction de Delphine Gachet et Alessandro Scarsella, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2016. (pp.552-562, 975-976, etc.)
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