Le
campo Santa Margherita, l’une des plus pittoresques places de Venise. A
deux pas de l’université, entouré d’écoles et de lycées, il est situé
dans une zone encore très peuplée. La population du quartier reste assez
diversifiée et sur le campo se croisent étudiants et retraités,
pêcheurs et fonctionnaires, aristocrates et ouvriers. C’est un lieu très
vivant avec son marché où se côtoient poissonniers et marchands de
légumes, fleuristes et camelots. De nombreux cafés s’y sont installés au
fur et à mesure des années, remplaçant peu à peu les commerces
traditionnels. Longtemps, un manège animait les après-midis sans école
des enfants du quartier. Peu de touristes qui le plus souvent ne font
que passer pour retourner à la gare où visiter les monuments des
environs.
C’est à cet endroit charmant dont je vous parle souvent (notre maison est à deux pas) que vient de naître une polémique qui oppose deux communautés apparemment incapables de se comprendre. Les
riverains, le plus souvent des gens d’un certain âge et quelques
familles avec des enfants d’un côté et les jeunes vénitiens de l’autre,
étudiants et lycéens, mais aussi jeunes travailleurs qui aiment à se
retrouver la nuit sur le campo où les bars sont agréables, la musique de
qualité et les horaires de fermeture les plus souples de tout Venise.
C’est ainsi que toutes les fins de semaine il y a foule jusqu’à deux
heures du matin (heure obligatoire de la fermeture selon l'arrêté municipal)
mais souvent bien plus tard.
Joyeux, souvent bien éméchés, les jeunes ont
pris depuis longtemps l’habitude de rester sur le campo bien après la
fermeture des bars. Ils parlent fort, certains font de la musique ; ils
rient… Et
les riverains ne peuvent plus dormir. Certains s’en sont plaints à tel
point que les autorités sont intervenues. Les médias aussi, faisant
naître la polémique : faut-il sanctuariser Venise en interdisant la vie
nocturne – ce fut longtemps le cas – et exiler les jeunes ailleurs,
quitte à dévitaliser davantage la ville où bien doit-on laisser certains
lieux entre les mains des jeunes et des noctambules ? "Venise musée vaut mieux que Venise Las Vegas" crient les ennemis du bruit. "Empêcher les jeunes de s’amuser, c’est détruire l’oxygène de la ville" disent les autres …
En attendant, l’ancien propriétaire du Salus Bar (situé sur la calle larga qui va de San Barnaba au campo Santa Margherita), Franco Bernardi, vénitien de Valdobbiadene,
vient d’ouvrir une nouvelle osteria, en plein sur le campo, près de la
banque, à l’emplacement d’une ancienne boucherie et qu’il a baptisé
l’ostaria alla Bifora, car en faisant les travaux de rénovation notre
ardent cabaretier a retrouvé les arches d’origine du local. Ouvert
depuis quelques jours seulement, il attire déjà les anciens habitués du
quartier que le bruit des groupes de rock appréciés des jeunes, a fait
fuir vers le Rialto. Il espère les faire revenir et contribuer ainsi à
recréer un équilibre sur le campo. Cette osteria traditionnelle
s’adresse donc à une génération plus posée, moins bruyante et
économiquement plus à l’aise. Inutile de préciser que les tarifs
pratiqués ne seront pas ceux du Margaret Duchamp ou du Bar Rosso… Un moyen comme un autre de lutter contre le bruit après tout…
Le
campo Santa Margherita, pendant la journée est un lieu merveilleux.
Comme dans d’autres places des quartiers de Venise, on y retrouve toutes
les générations. Comme sur une place de village. Les commerçants n’ont
pas encore cédé leur place aux boutiques
à touristes et le soir, au moment de l’apéritif, la passeggiata demeure
une des plus rafraîchissantes de Venise. C’est après que tout se
complique, plus tard le soir, la nuit aussi. Mais, gageons qu’avec un
peu de doigté, le sens de la mesure et quelques spritz, les différentes
factions trouveront un accord pour que tous continuent de vivre
ensemble, harmonieusement, sans jamais avoir besoin de reprendre la
tradition du combat entre Nicolotti et castellani (*),
qui tous les ans se retrouvaient sur le pont des Pugni, à San Barnaba,
pour une sacrée castagne immortalisée par de nombreux peintres.
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(*)
: voilà ce que l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert disait au XVIIIe
siècle de ces NICOLOTTI & CASTELLANI, (in Histoire de Venise) : "Ce
sont deux partis opposés parmi le peuple de Venise, qui tirent leurs
noms de deux églises de cette ville; ils forment deux espèces de
factions, qui en viennent quelquefois aux mains; mais le conseil des dix
ne tolère ces deux partis, qu'autant qu'il n'y a point de sang répandu
dans leur querelle. Cette république aristocratique pourroit sans doute
éteindre peu - à - peu l'animosité populaire des deux factions, mais
elle aime mieux la laisser subsister, dans la crainte que ces deux
partis ne se réunissent, pour tramer quelque complot contre le sénat, ou
contre la noblesse". (D.J.)