"Ville picturale s'il en est, à laquelle je suis profondément attaché."
Michel Butor
J'avais quatorze ou quinze ans quand, par un horrible jour d'ennui, un de ces épouvantables après-midis où on ne sait que faire et que tout semble nul, et j'errais dans la grande maison. La pluie au dehors, la grisaille d'un ciel trop bas pour nourrir l'imagination, que faire ? Je poussais la porte à double battant de la bibliothèque. C'était une de mes pièces préférées. Située au rez-de-chaussée de la vieille bâtisse, c'était une salle ronde et voûtée, un ancien corps de garde de l'époque de Louis XIV autour duquel on avait construit le bâtiment aux alentours de 1780. Il restait de sa fonction originale un mur de refend tellement épais que nous pouvions nous tenir à trois entre les deux portes qui séparaient la grande salle du corridor. Combien j'aimais cette maison, elle est pour beaucoup dans l'adulte que je suis devenu. Particulièrement cette fameuse bibliothèque. Elle avait abrité jusque dans les années cinquante, une des plus admirables collections de livres anciens de France, avec notamment de nombreux Elzévirs, ces ouvrages des typographes hollandais du XVIIe dont j'ai la chance de posséder encore quelques exemplaires, maigres vestiges de cette imposante collection qui donna lieu à plusieurs jours de vente à Drouot dans les années 30 puis de nouveau à la fin des années 50...
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Ah ! - La gondola, gondola ! - Oh ! - Grazie ! - Il faut absolument que je lui rapporte un très joli cadeau de Venise ; pensez-vous qu’un collier comme celui-ci lui ferait plaisir ? Mais oui, c’est lui ! C’est bien lui ! Décidément, on rencontre tout le monde ici ! Garçon ! Garçon ! Cameriere ! Un peu de glace s’il vous plaît ! - Oh ! - Et vous, où êtes-vous logés ? Vous n’avez pas eu trop de difficultés ?.
Bien des monuments religieux à travers le monde ne sont plus aujourd'hui
que de vastes halls de gare où la foule déambule en désordre, plus ou
moins ahurie par toute la beauté de ces lieux nés de la ferveur des
hommes et devenus des musées trop bruyants. Le visiteur à Venise qui se
doit de visiter la basilique San Marco, n'aura pas cette sensation
désagréable qu'on ressent désormais à Notre-Dame de Paris, à
Sainte-Sophie ou à Westminster. Une autre magie s'empare de lui. Est-ce
le contraste entre la lumière de la piazza et l'obscurité des lieux ?
Les pavés de marbre antique qui composent le sol incliné ?
l'omniprésence de l'eau qui surgit par tous les interstices et laissent
quand elle se retire un parfum d'iode et d'évasion ? La splendeur des mosaïques et des pierres anciennes ?
Tout cela à la fois, mais aussi - et surtout - la magie d'une résonance, les voix des visiteurs, qu'on entend comme autant de litanies qui s'entrecoupent, se complètent et s'harmonisent. Les chuchotements se fondent dans le le silence qui sied à la prière et au recueillement, deviennent un élément artistique constitutif des lieux, au même titre que les glorieux vestiges de pierre et d'or. Et soudain, lorsque les cloches se mettent à sonner sur la piazza puis partout ailleurs dans la ville, de la pénombre qui règne dans la basilique semble jaillir mille rayons de soleil. Notre corps s'impatiente alors, comme celui des enfants qu'on a trop longtemps retenu dans un espace clos, et veut se désincruster de tous ces trésors pour retrouver l'air et la lumière. C'est ainsi qu'on a souvent l'impression, en sortant de la basilique, d'une remontée, comme après un plongeon dans les profondeurs d'une eau sombre, le nageur retrouve la surface... Remontée vers le monde et la vie, après cette descente au plus profond de la vie mystique qui suinte des murs de la vieille chapelle dogale...
Michel Butor a traduit cette atmosphère. Non, soyons plus précis :
il a su traduire cette atmosphère. Cette sensation unique qui nous
prend quand, éblouis par le soleil qui se réverbère sur les dalles de
l'immense piazza, le bruit de la foule, des cloches, des pigeons, des
bateaux nous étourdit un instant avant de nous aspirer tout entier à
notre tour. Un étourdissant mélange de sons et de bruits qui fait qu'on
ne peut lire son livre sans être projeté au milieu de la foule qui
prennent vie par les mots du poète. Le murmure, banal tout d'abord,
prend soudain une ampleur qui partout ailleurs qu'à Venise pourrait
déranger. C'est un vacarme qui envahit les pages et donne le vertige. On
a la même sensation qu'avec la première ivresse, quand on a
suffisamment bu pour tout ressentir avec une acuité nouvelle, une
sensation qui nous rend joyeux et attentif à ce qui est autour de nous.
Tout nous semble plaisant. Quand on a l'impression de flotter au-dessus
de ce qui était la réalité l'instant d'avant. Une musique incroyable qui
se fond totalement dans un ensemble imposant, la basilique, ses
trésors, la piazza, son pavement, ses cafés, les orchestres, la foule
des touristes, les pigeons, les cloches, les bateaux sur le môle...
Ivresse oui. Complètement. Ivresse d'être là, sous le soleil et le ciel
bleu, face au spectacle sans cesse renouvelé de la Piazza, par la simple
magie des mots et la lumineuse invention d'un magicien.
- tu as vu cette femme aux ongles rouge-brun ? - Oh ! - Vous voyez où elle est la scuola san Rocco ? - How do you say church in italian ? - Nous venons de rencontrer olivier. - enchanté. - Fotografia, mademoiselle ? - La lumière de juin. - Do you really like that, doctor ? Well, you know... - Je vous croyais à Lisbonne...
La basilique, consacrée en 1094, qui est le point d’ancrage des touristes sur la place Saint-Marc, flanquée du campanile érigé jusqu’à 96m de hauteur au IXe siècle, est abondamment dépeinte et scrutée dans les guides pour voyageurs de toutes sortes. L'ouvrage de Michel Butor édité en 1963 pourrait tout à fait servir de guide touristique pour voyageur passionné. "Le regard exact, consciencieux de Butor à "San Marco", évoque et explique fort bien la basilique vénitienne et le nom de cet écrivain fera lire à des gens, qui ne s'en soucient guère d'habitude, un excellent guide." écrivit Philippe Jullian dans la revue Candide (n°137, décembre 1963).
Description de San Marco se donne une autre ambition. Elle met tout l’édifice en musique, érige les lieux en palcoscenico
pour mieux rendre la basilique à son histoire qui devient poème
mythologique. Il redessine son architecture jusqu’à la faire tenir,
comme en réduction, dans un livre au format de catalogue. Un plan
dépliable est même fourni en annexe... Par le découpage même du livre en
cinq chapitres, qui figurent à la fois les piliers de l’œuvre (La Façade, Le Vestibule, L’Intérieur, Le Baptistère, Les Chapelles et Dépendances) et l’architecture en forme de croix du monument construit en cinq parties, Michel Butor nous
entraîne dans une découverte où les mots deviennent des sons, où les
paroles s’apparentent à des notes, où l’espace de l’édifice imposant,
surmonté de ses cinq coupoles byzantines, est parcouru en quadriphonie
par les mille réflexions qu’il suggère en raison de sa beauté qui a
traversé le temps, et qui se réfracte toujours sur les mosaïques de
marbres polychromes qui enrichissent le pavement. Replongeons-nous dans
l'atmosphère de la piazza, sur le parvis de la basilique :
Où êtes-vous logés ? Vous n'avez pas eu trop de difficultés ? - Regardez cette énorme bouteille sombre, sur la première étagère, non, pas celle-ci, un peu plus loin. - Ah !
Car l'eau de la foule est aussi indispensable à la façade de Saint-Marc
que l'eau des canaux à celles des palais. Alors que tant de monuments
anciens sont profondément dénaturés par le touriste qui s'y rue, nous
donnent l'impression d'être profanés, même par nous, bien sûr, quand
nous n'y venons pas dans un esprit de stricte étude, ces lieux réservés,
secrets, fermés, interdits, brusquement éventrés, ces lieux de silence
et de contemplation brusquement livrés au jacassement, la basilique,
elle, avec la ville qui l'entoure, n'a rien à craindre de cette faune,
et de notre propre frivolité ; elle est née, elle s'est continuée dans
le constant regard du visiteur, ses artistes ont travaillé au milieu des
conversations des marins et marchands. Depuis le début du XIIIe siècle,
cette façade est une vitrine, une montre d'antiquités. Les boutiques
sous les arcades sont en vérité son prolongement.
Pièce maîtresse de la collection : les quatre chevaux de bronze au
dessus du portail principal, le seul quadrige antique subsistant, œuvre
grecque, pense-t-on, du IVe ou IIIe siècle avant Jésus-Christ, pièce
disputée au long des âges, déjà repérée sans doute par Néron pour
couronner son arc de triomphe, transportée par Constantin dans sa
nouvelle Rome où elle couronnait l'hippodrome, et raflée en dernier lieu
par Napoléon où elle resta jusqu'à ce que le congrès de Vienne en eût
ordonné la restitution.
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Ceci n'empêche point le secret. Même les boutiques ont des arrières, des
resserres. La place fait déjà partie de la basilique. De très savants
passages amèneront ceux qui voudront jusqu'à son cœur.
- Monsieur ! Monsieur! Voulez-vous une jolie photographie;? Mademoiselle;! Eh! Mademoiselle ! - Prego. - Comment dit-on en italien un jus d'orange? - Et voici la colonne de Saint-Théodore. - Una bella fotografia, Mademoiselle! - Nous avons pu trouver une chambre très convenable à l'hôtel Terminus...
La façade doit donc être étudiée non point comme un mur de séparation, mais comme un organe de communication entre la basilique et sa place, une sorte de filtre fonctionnant dans les deux sens, et que le vestibule complétera. j'ai retrouvé cette idée dans un texte de Mario Praz consacré à Palladio et à l'église du Redentore. Déjà la place est un espace fermé, avec ses pores tout autour, mais une seule grande fenêtre, celle qui donne sur l'ouverture du Grand Canal. La façade de la basilique va émettre des avant-postes pour bien marquer la continuité. Lorsque nous tournons autour du Campanile pour aller à la piazzetta, lorsque nous passons devant la tour de l'Horloge, nous avons bien le sentiment d'être déjà, dans une certaine mesure, à l'intérieur de l'église. Et le fait que ces deux édifices ont été engendrés par la façade pour assurer sa domination sur la place, la tour de l'Horloge étant prise dans le périmètre, le Campanile en faisant partie autrefois, est considérablement souligné par ces deux pseudopodes, ces deux flèches de part et d'autre, constitués par les arches externes qui n'ont évidemment aucun rôle dans la structure propre de l'édifice, mais un considérable dans sa liaison avec l'ensemble.
La Description de San Marco que propose Michel Butor s'adresse en effet à l'oreille autant qu'à l'œil. L'intention est soulignée par la disposition du texte où se mêlent trois registres. Le premier, imprimé en italiques, occupe toute la largeur de la page : propos d'autres visiteurs saisis à la volée, par bribes, comme enregistrés sans faire exprès; le second, en caractères romains, est aligné en retrait : c'est la voix de l'auteur, qui s'attache à décrire et, parfois commente; le troisième, toujours en caractères romains, voit son retrait accentué : c'est en apparence le plus "objectif", dévolu exclusivement à la description et à l'information (contexte historique ou esthétique). L'effet de polyphonie est souligné, dans le cours de la partie médiane - L'Intérieur - par la possibilité accordée à l'auteur de poursuivre sa visite sur plusieurs niveaux ; à mi-hauteur d'abord, sur les galeries où ont résonné les œuvres d'Andrea Gabrieli, de son neveu Giovanni, celles de Monteverdi et plus tard de Stravinsky; puis plus haut encore, "à ce troisième niveau, dont nous n'avons vu jusqu'à présent que quelques passages, … dans ces coupoles qu'il faut si longtemps pour voir en entier - là, bien avant qu'une nouvelle série de prophètes fût insérée dans les marbres de la nef, toute une ronde parlait déjà (…) au-dessus du chœur." Dans la lumière d'or vieilli des mosaïques, cette polyphonie spatiale fond le présent et le passé, ouvre la basilique sur ses abords, s'étend aux parages marins, vise au-delà … Avant même que s'achève le troisième trajet et, par la grande baie, ce qui devrait être une figure de la Jérusalem céleste, Venise, le ciel de Venise". En écho, au terme du parcours, avant l'ultime retour du flux des voix éparses :"Un dernier rayon sur l'or./ L'eau/ Nuit d'eau d'or."
En ouverture du livre, la dédicace "à Igor Strawinsky pour son quatre-vingtième anniversaire". Était-ce présomptueux de la part de Michel Butor ? Mais le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, paru chez Gallimard en 1971 - la même année que la mort de l’auteur du Sacre du Printemps -
a la puissance de l’aimant que représente la musique pour Michel Butor :
défi de l'unir à la littérature, de transformer les notes en caractères
et les portées en lignes d’écriture, de transformer un livre en une
partition littéraire, qui se scande, se module et se rythme. Partition
musicale mais aussi division, éclatement, séparation : chacun joue en
effet sa propre partition, et l’harmonie naît de la manière dont
l’écrivain agence alors ces multiples voix, regards, mosaïques, statues,
peintures qui se mélangent pour aboutir à une cosmogonie instantanée et
fugace, retranscrite sur le papier dans un désir de "fixation", au sens
photographique du terme.
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L'hommage à Stravinsky est accompagné sur la quatrième page de couverture, "dalle du tombeau provisoire que devient un livre au moment où on le referme", d'un salut à deux prédécesseurs, Marcel Proust,"le luxueux forçat dans sa fameuse cellule de liège", dont il cite quelques lignes (du Temps retrouvé), et "le méconnu" John Ruskin, suivi d'une adresse au lecteur qui cherche à entendre et à voir". Comme l'écrira Michel Foucault :
L'hommage à Stravinsky est accompagné sur la quatrième page de couverture, "dalle du tombeau provisoire que devient un livre au moment où on le referme", d'un salut à deux prédécesseurs, Marcel Proust,"le luxueux forçat dans sa fameuse cellule de liège", dont il cite quelques lignes (du Temps retrouvé), et "le méconnu" John Ruskin, suivi d'une adresse au lecteur qui cherche à entendre et à voir". Comme l'écrira Michel Foucault :
"La description ici n'est pas reproduction, mais plutôt déchiffrement: entreprise méticuleuse pour déboîter ce fouillis de langages divers que sont les choses, pour remettre chacun en son lieu naturel, et faire du livre l'emplacement blanc où tous, après dé-scription, peuvent retrouver un espace universel d'inscription. Et c'est là sans doute l'être du livre, objet et lieu de la littérature."
Littérature ciselée, précise autant que poétique,
qui donne à voir au lecteur cette liaison fondamentale et tellement
directe, évidente, entre la basilique et Venise et son histoire. Le
contraste, l'ambiguïté même, manifestes à tous les échelons de la
lecture, page après page : entre le piaillement innocent et superficiel
des touristes et le commentaire archéologique, entre celui-ci et l'image
décrite tellement en détail et les textes qui l'accompagnent, comme le
soulignait Anne Villelaur dans sa note de lecture. Ce qui rend précieux ce livre, c'est aussi la manière dont l'auteur suggère cette idée de l'éphémère et "des transformations effectuées par le temps sur les pierres, l'architecture, les mosaïques, mais aussi sur les hommes."
Ce décalage, magnifié par le côté visuel du livre, pourrait en faire la
matière d'un scénario bien plus que d'un livre d'art, comme semble le
suggérer le prière d'insérer.
"Personne n'avait encore comme Michel Butor, par le mystérieux et concerté agencement des perceptions brutes rendues dans une langue banale, atteint cette force poétique où l'épique côtoie le religieux. Cette fois, je crois, le pari est gagné : intégrer à l'intérieur de la banalité la plus plate les pouvoirs de la poésie'."Jacqueline Piattier
Le lecteur comprendra l'emprise qu'a pu ainsi prendre sur le jeune garçon rêveur et passionné que j'étais. Hormis les Trois Mousquetaires, qui avec L'Ami fritz, L'Homme à l'oreille cassée et la série des Princes Eric, La bande des Ayacks et les Aventures de Tintin composaient
ma bibliothèque personnelle, je n'avais encore rien lu. Ces pages
dévorées dans la grande bibliothèque furent pour moi une double
révélation. Je pénétrais pour la première fois dans le monde magique des
mots et des sons (je n'ai cessé depuis de lire à haute voix les livres
que j'aime dès que j'en ai le loisir) et Venise commençait de
m'apparaître comme l'île où il me fallait impérativement accoster un
jour. Mon Ithaque... Pour à jamais "transformer mes deuils en fanfare"...
"Voici la foule sur la place Saint-Marc à Venise. Mêlé à elle, vous la regardez et vous l'écoutez.
Vous approchez de la basilique.
Vous entrez dans la basilique. Vous commencez à déchiffrer les inscriptions, texte de cet immense livre solide ; vous examinez ses illustrations, non certes dans tout leur détail - il y faudrait plusieurs volumes - mais avec suffisamment d'attention pour que s'élève en votre esprit tout un monument d'histoires et de pensées.
À l'intérieur, le bruit de la foule s'atténue, change, se tait un moment devant la musique.
Vous visitez le baptistère et jetez un coup d'œil sur les chapelles et dépendances, puis vous vous retrouvez au milieu de la foule de la place que vous regardez et écoutez autrement."
Michel Butor
Collage © Max Partezana pour Michel Butor, Lai du Chevrier, 2011