29 août 2006

Une rue de Venise

Une rue de Venise par Walter Ahlfeld
© Walter Ahlfeld, 2006 - Tous Droits Réservés
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Mon musée vénitien

L’Accademia. J’aime ce musée. L’atmosphère des grandes salles protégées du soleil par les hauts rideaux de toile blanche. Lorsque les fenêtres en été son ouvertes, on dirait les voiles d’un navire en pleine mer… Il y a dans ce musée des trésors que l’humanité entière vénère. Mais ceux que j’aime ne sont pas toujours les plus célèbres. Un critique d’art rirait certainement de mes préférences.
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Plus que tout, ce sont les primitifs vénitiens qui depuis mon enfance m’attirent. J’avais dans un livre offert par mes grands-parents, la reproduction d’une peinture de Jacopo del Fiore. Cet amour pour la peinture des XIVe et XVe siècles ne s’est jamais démenti. C’est sur les peintres vénitiens de cette période que j’ai travaillé quand j’étais étudiant en histoire de l’art dans le vieux bâtiment aujourd’hui en cours de reconstruction, qui jouxte l’église de San Sebastiano. Je m’étais pris de passion pour ce lien entre la peinture à vocation spirituelle et l’inspiration païenne des primitifs (la représentation du martyre de Saint Sébastien en est un exemple sur lequel j’ai travaillé deux ans, étudiant l’évolution des représentations depuis les mosaïstes jusqu’au XVIe siècle. La relation entre ce sujet fort de l’iconographie chrétienne dès les origines et la représentation physique des héros de l’antiquité est flagrante). Le Trecento (XIVe) me fascinait. Une époque encore rude et primitive bien que très raffinée. Des concepts sociaux et moraux très prégnants dans une Venise toujours sur ses gardes mais triomphante, qui encourageait une effervescence artistique au service de son pouvoir et de l’Eglise certes, mais qui se traduisait par un véritable laboratoire de pensée et de réflexion artistiques. Leur peinture faisait le lien entre le monde antique et ce monde nouveau que le développement du christianisme généra dans les mentalités et donc dans l’art. On trouve tellement d’indicibles indices qui expliquent l’éclosion de la Renaissance, là, déjà dans ces œuvres du Moyen-âge néo-oriental nées à Venise…

.Paolo et Lorenzo Veneziano, Giambono sont encore, comme Del Fiore, sous l’influence des mosaïstes byzantins mais peu à peu, on sent qu’ils découvrent la matière et leur style se libère des contraintes de la mosaïque. Les attitudes se font moins hiératiques, les visages moins figés. La vie s’exprime. J’aime leurs figures allongées, les yeux fixes encore, la plupart du temps écarquillés par l’extase et la majestueuse solennité des scènes gothiques ordonnées autour du Christ et de la Vierge, avec des personnages qui n’ont d’existence que par rapport au Sauveur et à sa Mère.
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Une autre salle fait mon bonheur. Celle des Bellini, Carpaccio, Cima da Conegliano, Basaiti et les non-vénitiens : Mantegna le padovan, Pietro della Francesca le toscan dont on dit dans ma famille qu’il aima une des sœurs de notre aïeul Elio, Tura de Ferrare, Memling le flamand… Autant d’influences pour l’école vénitienne. Mais je reviens à mes primitifs. J’aime particulièrement un tableau de Michele di Matteo Lampadini-Bolognese (vers 1416). C’est un polyptique très orné qui provient de la belle église conventuelle de Sant’Elena. On raconte que ce tableau avait été choisi pour rejoindre les collections du Louvre à la demande de Napoléon mais que les moines, prétextant le mauvais état du placage de bois et de l’encadrement,mirent tellement de temps à le décrocher que les navires chargés du butin de Bonaparte appareilla avant qu’il ne fut livré sur le quai des esclavons. Il ne retourna jamais pour autant dans l’église, mais au moins n’a pas quitté Venise. Une vingtaine de saints sont représentés sur un fond d’or. En haut l’artiste a peint la crucifixion et les quatre évangélistes, au milieu la Madone sur un trône avec son fils adoré par les anges. Sainte Hélène, Marie-Madeleine et Catherine entourent cette scène très pure. Sur les prédelles on voit un commentaire très imagé de la découverte de la vraie croix et tout en bas, l’émouvante signature en majuscule : "MICHAEL MATHEI DE BOLONIA FECIT". Plus loin, six petits tableaux de l’Ecole de Rimini, datés de la première moitié du XIVe siècle relatent l’histoire du Christ, la passion et le jugement dernier. Elégance des fonds dorés, ampleur des mouvements, personnages pleins de vie… Les tableaux les plus récents font le lien avec la peinture vénitienne "moderne " née au XVe siècle avec la famille Bellini. Le tryptique de Saint Sébastien entre Saint Jean et Saint Antoine. L’adolescent martyr a une très belle tête mais ses jambes et son corps sont lourds…
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J'aimerai parler aussi de Giorgione, de Longhi, de Rosalba Carriera... Mais mes tableaux préférés demeurent ceux de la fameuse Ecole de Bellini. J’aime ces jouvenceaux en bas rouge, aux joues très roses que l’artiste devait ramasser dans les rues ou sur un campo, comme on ramassait devant Saint Marc le Balloto qui devait tirer au sort les électeurs du Doge. Moyennant quelques pièces, ils posaient en saint martyr. On a longtemps retrouvé dans les rues de la Venise moderne, les sosies de ces jeunes hommes immortalisés par les Bellini, Carpaccio, Vivarini : la mode des longs cheveux, souvent ondulés, les petits bonnets roulés sur le haut du crâne, les pantalons étroits et moulant leurs longues jambes fuselées… Tout dans leur allure rappelait les vénitiens d’antan, leurs ancêtres… Quand je vivais à Venise et que je les voyais le matin au marché du Rialto, sur la Lista di Spagna ou le soir à San Luca ou à San Bartolomeo, je ne pouvais m’empêcher d’associer leurs voix rauques et leurs poses affectées aux personnages figés pour toujours dans les grandes peintures de l’Accademia. Depuis, chaque fois que je vois un tableau de Carpaccio ou de Bellini, j’entends leurs voix, leurs rires et ils semblent vivre comme nourris de la vigueur et de la jeunesse de leurs descendants d’aujourd’hui.
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Dans le grand couloir, une série de vedutisti me plait beaucoup aussi : Ricci notamment avec ces scènes champêtres où à première vue rien ne semble bouger, et qui, si on les regarde plus attentivement, révèlent une foultitude de saynètes : un cavalier qui effraient volailles et lavandières, pâtres fuyant l'orage qui menace, promeneur endormi que renifle un chien intrigué...
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Mais il y a aussi dans ce musée des toiles plus ou moins reconnues et célébrées. J’aime notamment le Christ mort de Basaiti, petite toile devant laquelle on passe souvent sans la remarquer en allant vers le cycle de Sainte Ursule de Carpaccio. Le Christ étendu sur une pierre entre deux anges qui le soutiennent dans un paysage mystérieux. L’un des chérubins porte sur le bras une délicieuse couronne de fleurs.
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Il y avait naguère juste à côté de cette toile, dans le même couloir qui mène au merveilleux voyage où Carpaccio nous convie, une petite toile de Guardi, une miniature ovale représentant un beau paysage et aussi une ébauche en plâtre d’une sculpture de Tiepolo aussi.
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Mais je n’ai pas vérifié depuis longtemps l’installation des toiles du musée. Je crois que la sculpture a disparu mais le Basaiti est toujours là comme le petit Guardi ovale.

Quand je vivais à Venise, mes amis étudiants aux Beaux Arts m’attendaient souvent dans la cour de l’école. J’aimais m'y promener, et j'aimais beaucoup regarder dans les salles. La collection de plâtres avait ma préférence. Toutes ces répliques de statues célèbres, ces moulages dont les plus anciens datent du XVIIIe siècle, me fascinaient. J’ai connu aussi un vieil antiquaire qui avait dans son palais, sur le grand canal, une collection de plâtres presque aussi importante. Au milieu des tissus anciens, des meubles antiques et des tapis d’Orient, on rencontrait la Vénus de Milo, l’Ephèbe d’Olympie ou les Grâces de Visconti. La blancheur fantomatique de ces sculptures me faisait une impression très particulière. Comme passer à travers un miroir et depuis le monde réel côtoyer un monde enfoui mais toujours vivant. C'est cela aussi Venise.

posted by lorenzo at 20:21