14 octobre 2018

Le crayon de Lord Byron (2)

...Suite et fin du billet paru le 10/10/2018 (ICI

Jeune et encore peu expérimenté, Théodore, à l'époque des évènements que je vais vous raconter, n'a pas encore tout à fait dix-huit ans, mais il est mousse depuis trois ans et l'enseignement reçu en mer à forgé son caractère. Ce qui va suivre laisse entrapercevoir la personnalité de l'homme qu'il deviendra, et la vie qu'il mènera quarante ans durant sur les océans.

William Gray
Revenons dans la grande salle voûtée où s'entassent des marchandises de toutes sortes. Café et cacao, épices d'Orient, tissus précieux, peaux, pigments, ivoire, objets de cuivre, d'étain ou d'argent... On trouve de tout dans l'entrepôt de l'oncle de Théodore. les lieux sont très animés, on décharge des tombereaux venus du port, on reçoit des marchands, les comptables et les commis arpentent les allées, comptant et recomptant les lots de marchandise. C'est au milieu de cette ruche que Théodore va rencontrer un matin le célèbre Lord Byron. ce jour-là, le poète a rendez-vous avec son oncle. Une affaire d'exportation de marchandises précieuses achetées par l'anglais et revendues par l'intermédiaire de l'oncle, lié depuis des années à William Gray, marchand anglo-américain ami de Byron.

Un problème de douane a rendu Byron furieux, et il s'est déplacé en personne pour tenter d'obtenir de l'ami marchand sa médiation, mais surtout pour éviter que l'affaire ne lui coûte trop d'argent. Le poète est un génie, mais c'est aussi un pingre et un homme d'affaire avisé et retors. Les deux hommes sont en pleine discussion, inspectant les caisses d'objets précieux. On compte et recompte. Personne ne semble d'accord sur le montant exact à déclarer, les taxes et les intermédiaires qui ont été payés en route. Lord Byron réclame du papier et un crayon. Le jeune Théodore qui assistait à la scène, sortit spontanément de sa poche le beau porte-crayon en argent que son oncle venait de lui offrir. Le poète le prit sans même remercier et se lança dans de longues annotations. L'affaire durait. On envoya le jeune homme chercher des boissons. Quand il revint, la voiture de l'anglais sortait de la cour. L'oncle de Théodore soufflait. Les commis semblaient bien abattus. 

 - Puis-je reprendre mon crayon, mon oncle ? demanda Théodore. 
 - Ton crayon, mais quel crayon ? 
-  Celui que j'ai prêté à Lord Byron mon oncle, celui que vous m'avez offert. 
- Ah oui, mon enfant, il te faudra aller le chercher chez le grand homme car il a dû l'emporter avec lui par mégarde. 

Théodore serra les poings, mais salua respectueusement son oncle et les commis qui l'entouraient. Il décida d'aller lui-même chez le poète pour récupérer son bien. Comme la nuit tombait déjà, il remit son expédition au lendemain. Fils d'un capitaine-trésorier des armées napoléoniennes mort à Waterloo, il avait hérité de son père une aversion pour les anglais que la réputation du poète n'atténuait qu'à peine.

Ville Delle Rose Dupouy
Le lendemain matin, c'est quasiment à l'aube que le jeune homme sonnait à la grille de la villa delle Rose (ou Villa Dupouy). "Vu l'heure matinale, j'eus beaucoup de peine à être introduit" écrira-t-il bien plus tard au sujet de cette visite dans ses mémoires. Devant le refus des domestiques, Théodore se fit insistant, disant qu'il y avait urgence et qu'il était envoyé par son oncle. 

Ayant eu raison de l'opposition du serviteur, il fut introduit. Lord Byron était dans sa chambre et encore dans son lit. Souvent d'humeur acariâtre, le poète détestait être dérangé dans ses habitudes. Il toisa le garçon qui n'avait même pas pris la peine de se recoiffer et tordait sa casquette dans ses doigts. d'un ton rude et impatient, il lui demande ce qu'il voulait à pareille heure. Théodore répondit avec respect et le plus poliment possible, expliquant qu'il lui avait prêté son porte-crayon d'argent la veille à l'entrepôt, appuyant bien sur le mot argent. 

 - Sa Seigneurie aura oublié qu'il ne lui appartenait pas et l'aura emporté par mégarde. 

Lord Byron réfléchit un instant puis déclara l'avoir rendu sur les lieux mêmes après l'avoir utilisé. Théodore nia le plus poliment possible mais fermement, bien décidé à récupérer son bien. Byron resta sur sa position et le ton monta. Furieux qu'un enfant de quinze ans lui tienne tête, il montra la direction de la porte et ordonna à Théodore de sortir. Le jeune homme s'exécuta. Il traversa lentement la chambre, regardant le plus méchamment possible le poète avec l'audace de l'enfant en colère. Il ouvrit la porte mais au lieu de sortir, il se retourna et cria en français, avec toute la rancune des rivalités nationales :"cochons d'anglais !"  


La querelle avait eu lieu en italien. Ces deux mots de français à peine prononcés, Lord Byron bondit de son lit - "dans le plus simple appareil" prétendra plus tard Théodore dans son livre - en deux enjambées, il rejoignit notre jeune justicier et le saisit par le col, le secoua violemment puis, se rendant certainement compte de sa nudité, il se calma. L'instant d'après assis sur une banquette, ils discutaient très pacifiquement du malheureux crayon d'argent. On reprit l'affaire depuis le début et Byron reconnut qu'il avait très bien pu croire déposer le crayon et l'avoir bien plutôt glissé dans sa poche. Il chercha dans ses poches et ne trouvant rien, il donna à Théodore son propre crayon d'or. Il voulut savoir comment un jeune garçon italien l'avait injurié en français. 

 - Mon père était français, Milord. 
 - Et votre mère ? 
 - Elle est italienne. 
 - Alors je ne m'étonne plus que vous m'ayez traité de cochon d'anglais. La haine est dans le sang ; vous n'y pouvez rien. 

Il resta un moment silencieux. Il se leva et marcha vers l'une des fenêtres qu'il ouvrit, écartant vivement les persiennes qui claquèrent contre le mur. Il resta là un instant. Son regard se perdait vers l'horizon. le soleil s'était levé sur la mer et la lumière s'était faite éclatante. Théodore s'était levé lui aussi par correction, tenant à la main sa casquette et le magnifique porte-mine en or. Le poète allait et venait dans la chambre en vêtement de nuit. 

- Vous n'aimez donc pas les anglais, mon enfant ? 
- Non, Milord, non, répliqua Théodore en serrant sa casquette dans ses poings.
- Et pourquoi ? 
- Parce que mon père est mort en les combattant ! 
- Alors, jeune homme, vous avez le droit incontestable de les haïr !" répliqua le poète. 

Prenant Théodore par l'épaule, il le raccompagna jusqu'à la porte et la referma à clé derrière lui. 

Dix jours plus tard, un des manœuvres de l'entrepôt de l'oncle mettait en vente à un prix exorbitant ce qu'il appelait le crayon de Lord Byron, qui selon ses dires lui avait été offert par le poète. l'oncle de Théodore allait le lui acheter quand il aperçut gravé sur le crayon d'argent ses propres initiales qui étaient aussi celles de Théodore. C'était le cadeau reçu et perdu. Lord Byron avait raison quand il avait prétendu l'avoir aussitôt redonné. Il l'avait en fait remis par distraction à l'homme de peine qui crut à un cadeau. l'ouvrier fut indemnisé et on rendit à Théodore son bien. L'oncle, "enthousiaste des célébrités de son temps" comme l'écrira son neveu, s'appropria le crayon d'or de Byron. Théodore Canot dût se contenter du sien.

Les deux objets sont restés dans la famille et l'anecdote s'est transmise de génération en génération. le jeune homme qui n'avait déjà pas froid aux yeux rejoignit peu de temps après la Galatée et le capitaine Solomon Towne, de Salem dans le Massachusetts, qui lui fera découvrir l'Amérique - Théodore vivra un temps à Salem - et une vie d'aventure. Il deviendra célèbre par le récit qu'il publia sur le commerce terrible dont il était un des plus fameux spécialistes, la traite des noirs. Comme l'a écrit Malcolm Cowley, la vie de Théodore fut un épisode international. Élevé à Florence par une mère italienne, veuve d'un officier français et dont les deux frères furent des marins au service l'un de la Sérénissime l'autre du roi de Naples, il devait son éducation au capitaine d'un navire américain, et servit indifféremment sous les pavillons hollandais, anglais, portugais, espagnol, brésilien et colombien. "Au temps de Galeas Visconti ou de Francesco Sforza, un homme de son espèce aurait conquis quelque part un petit duché transalpin. Pendant les guerres napoléoniennes, il aurait pu être un général de cavalerie harcelant les autrichiens, ou bien commander l'une de ces frégates qui infligèrent de si grandes pertes à la marine marchande britannique" et finir baron d'empire...