En
arrivant à Venise, mon premier chez moi ne faisait même pas 15 m². Il
s'agissait d'un petit réduit fraîchement blanchi à la chaux meublé d'un
lit étroit, d'une penderie et d'une chaise. Baptisée chambre
par la propriétaire de l'auberge, la pièce donnait sur un puits de jour
d'où remontaient à heures régulières des remugles d'égouts assez
désagréables. Mais c'était chez moi. J'y ai séjourné deux mois. La signora Biasin m'avait laissé décorer les murs de cartes postales et de photos. Il y a avait cette madone de Bellini qu'on peut admirer à San Zaccaria, une reproduction de la Tempête de Giorgione,
le plan de Venise, et quelques photos de ma famille et de mes amis.
J'ai passé là des heures merveilleuses. Mon premier logis vénitien, mais
aussi mon premier lieu de vie hors du giron familial !
Vous pouvez imaginer mon bonheur. Je restais là près de deux ans jusqu'à ce que je rencontre Giuliano G., alors galeriste à la Fenice. Avec l'appui du peintre Arbit Blatas
et le soutien du consul de France de l'époque, je fus embauché dans la
galerie. Ce ne fut pas une sinécure - j'en reparlerai - mais cela me
valut l'usage d'un appartement plus grand, Fondamenta delle Capuccine,
près de Sant'Alvise. L'immeuble fort ancien abritait autrefois l'atelier
d'un artisan. L'appartement qui me fut dévolu avait trois grandes
fenêtres situées assez haut qui donnaient sur les terrains de sport de
la paroisse. Après le chant des oiseaux, je vécus au rythme des parties
de foot et de basket. Après mon joli petit taudis du ghetto, le "chalet"
représentait le luxe. Je partageais l'entrée de la maison avec un vieux
monsieur terriblement sourd qui ne parlait qu'en dialecte. Très haut de
plafond, tapissé de lambris comme un chalet de montagne, mon
appartement avait une vraie cheminée, des poutres apparentes et un
mobilier très confortable. J'avais une vraie cuisine et une vraie salle
de bain ! La chambre était juste assez grande pour contenir un grand
lit. Il y faisait doux en hiver et frais en été. Tout était
ingénieusement agencé et joliment décoré. C'est dans cet appartement que
la petite Rosa, ma
jolie chatte grise a fait ses premiers pas de chat indépendant... Les
mois ont passés. J'ai vécu dans mon petit chalet suisse deux hivers
agréables. Puis mes relations avec mon employeur devenant assez
difficiles, j'ai déménagé pour Dorsoduro. Des amis persans, étudiants en
architecture quittaient l'appartement qu'ils occupaient en collocation.
Je visitais les lieux.
La
maison située calle Navarro, entre les Zattere et San Vio, me plut dès
que j'en franchis le seuil. L'appartement était situé au dernier étage.
Appartenant à Federico A., étudiant en médecine, il était occupé, outre son jeune propriétaire, par les deux persans et une étudiante en lettres, prénommée Betti.
Une vaste cuisine à l'ancienne, pièce commune de la tribu, trois
grandes chambres bien éclairées et le grenier aménagé qui servait de
tanière à Federico. Après un grand nettoyage (mes deux amis fumaient beaucoup et n'ouvraient jamais les fenêtres de leur chambre),
mon nouveau logis pris pimpante figure. Une armoire et une commode pour
mes vêtements , un divan pour dormir, un fauteuil, un bureau, et des
étagères pour mes livres. Je venais d'acquérir la première pièce de ma
petite collection d'art contemporain, un magnifique bronze d'Augusto Mürer,
ce faune à la flûte qui m'a depuis suivi dans tous mes déménagements.
C'est calle Navarro que j'ai découvert mon désir d'écrire et ma passion
pour Venise. Installé devant la fenêtre de ma chambre, face aux toits du
quartier, avec le campanile de Santo Stefano en face, les oiseaux qui
pépiaient sur les rebords des toitures de l'autre côté de la rue, ce
décor inspira mes premières nouvelles et aussi les articles que le
journal Sud-Ouest me commanda, à l'époque où Pierre Veilletet en était le rédacteur en chef.
Mais ce ne
fut pas mon destin. La vie, les habitudes, quatre merveilleux enfants,
allaient m'éloigner définitivement de la Sérénissime. Fort
heureusement les liens du sang me permirent de ne jamais m'en éloigner
trop longtemps et la jolie petite maison de la Toletta permit pendant
quelques années ma cure vénitienne. Mais des impératifs patrimoniaux et
la disparition de notre dernière parente nous fermèrent définitivement
la porte de cette maison et de son merveilleux jardin. Je retourne
toujours à Venise mais je n'ai plus de lieu où poser mes affaires,
déballer mes livres, qui soit mien. Je sais que ce n'est que temporaire,
"Dieu voulant" comme on dit chez moi... 9 commentaires:
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Voilà qui n'est pas trop nostalgique...Vous devriez vraiment publier vos "mémoires" ; je ne suis pas la première à vous le dire. Je vous souhaite de retrouver un nid douillet dans ce lieu qui fait partie intégrante de vous. A presto !
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Tout à fait d'accord avec Maïté, j'ai beaucoup aimé les débuts de votre vie à Venise.Dans mon carnet j'ai noté: "Il est des paysages peints qu'on traverse ou qu'on contemple, d'autres dans lesquels on peut se promener, d'autres encore où l'on voudrait demeurer ou vivre. Tous ces paysages atteignent l'excellence. Toutefois ceux où l'on voudrait vivre sont supérieurs aux autres." Bonne journée.
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Merci pour ce beau texte Lorenzo! Parlant de vos anciens quartiers, je suis passée au campo S. Vio qui est en ce moment complètement chamboulé. Ils refont toute la surface, le puits est caché, et la casa Pinto inaccessible. D'ailleurs très peu nombreux sont les campi qui n'étaient pas en travaux. Venise avait des airs de chantier... Ça brise un peu le charme, mais j'imagine que c'est nécessaire.
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Bravo Lorenzo, je n'ai pas ressenti de nostalgie aujourd'hui. J'ai apprécié le petit jeu de piste
(j'adorais cela quand j'étais petite fille)à la recherche de vos petits billets glissés dans des cachettes secrètes et c'est toujours avec autant de plaisir que je vous lis.
Bonne soirée -
J'aime vraiment beaucoup lire vos textes souvenirs écrits avec sentiment et délicatesse. S'il y a de la nostalgie, elle s'accompagne d'un doux sourire. Publiez-en d'autres, s'il vous plaît, sur votre blog ou rassemblés dans un livre.
Anne -
Vous aurez compris... depuis le temps que nous vous pressons d'écrire, pour notre bonheur, vos impressions de Venise... Je ne vais être qu'une de plus parmi les autres... Merci Lorenzo.
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A quand un livre?
C'est chaque fois un plaisir que de vous lire. -
A quand la suite ?
C'est toujours avec beaucoup de plaisir que je lis votre prose. -
Que de compliments chères lectrices que de compliments ! A mon tour laissez-moi vous remercier pour votre fidélité et votre enthousiasme !