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17 juillet 2020


Comme chaque année depuis des siècles, le troisième samedi de juillet est consacré à la dévotion du Rédempteur. Cette fête, l'une des plus belles et des plus suivies par les vénitiens, tous milieux confondus, avec son magnifique feu d'artifice et ces centaines d'embarcations décorées de fleurs et de lampions où les familles et les groupes d'amis ripaillent, après avoir suivi la procession qui traverse le canal de la Giudecca sur un pont de bateaux, à la suite des corps constitués et de tout le clergé, le patriarche de Venise en tête. Mais d'où vient cette tradition ? Tramezzinimag vous en donne le détail et l'explication ICI.

Hélas, cette année si particulière avec l'invention de la peur et la restriction universelle des libertés que le coronavirus a imposé, la fête ne sera pas la même. Pas de rassemblement de bateaux sur le Bacino di San Marco, pas de regroupement intempestif, des masques obligatoires mais pas ceux qu'on portait autrefois à Venise pendant des mois autour du carnaval, non ces sinistres bouts de tissus qui masquent la moitié du visage et ne sont que leurres et nids à microbes et que nous acceptons tous, par peur, par prudence, parce que nous ne savons pas ce qui est vrai, inventé ou exagéré.

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La fête a lieu bien sûr, mais c'est avec un petit relent d'amertume que les gens vont la vivre. Pour les absents aussi et dont je suis, faute de moyens de transports pour rejoindre la Sérénissime pour le moment. Avions et trains directs ne reprennent que tard dans l'été, voire - comme pour le Bordeaux-Venise d'Easyjet ne reprendront qu'en octobre et sont déjà tous complets. Pour la première fois, pas de procession sur le pont votif pour moi, pas de messe dans une église bondée, pas de promenade dans les jardins de l'église, de nuit en barque, de retrouvailles avec les amis, de douces libations et de joyeuses ripailles sous le plus beau spectacle de pyrotechnie qu'aucun autre feu d'artifice ne rejoint nulle part en splendeur et en magie, pas de périple jusqu'aux plages du Lido pour assister au lever du soleil... Je n'aurais pas vécu cette année, pour la première fois depuis longtemps, les préparatifs de la fête, la mise en place du pont flottant, l'air affairé des policiers qui surveillent les quais de chaque côté, les nombreux bénévoles qui à la Giudecca, nettoient l'église, montent les tentures et posent les décorations florales autour de la grande entrée, montent les stands à l'intérieur du couvent, les chalands qui préparent leurs bans. il règne dans l'air chaque année, dans cette semaine qui précède la fête, une atmosphère joyeuse, l'animation d'une ruche au printemps. 
C'est toujours un doux moment, hélas affecté cette année, par le résultat de notre bêtise à tous, notre prétentieuse volonté de dominer la nature, de gagner toujours plus, notre aveuglement devant les aberrations auxquelles un système mortifère conduit l'humanité depuis plus de cent ans au nom du progrès, du profit, de la croissance, ce mépris de trop d'entre nous pour la nature qu'il faut asservir, leur soif de pouvoir et d'argent toujours, cet aveuglement général qui nous a trop longtemps caché les destructions, les saccages et les dangers que cette fuite en avant, toujours plus intense, toujours plus rapide, a fait surgir pour le malheur de tous. Peut-être la solennité du Rédempteur cette année devrait être placée symboliquement non pas sur la reconnaissance des vénitiens pour la sauvegarde de la ville face à la terrible peste qui décima plus de la moitié de la population, mais plutôt sur une grande prière votive commune au Seigneur pour arrêter cette "pandémie" et avec elle cette nouvelle folie faite de terreurs individuelles, de méfiance vis à vis de l'autre, de restrictions de nos libertés, des choix, des tergiversations et des erreurs des gouvernants. faire de cette journée de pèlerinage, de contrition et d'action de grâce une vaste journée de prière et d'invocation pour éclairer le cœur et l'esprit des hommes et leur faire parler enfin un langage de paix et de respect envers tous et envers la Nature, pour demander au Père de donner à l'humanité la volonté de délaisser enfin cette course au malheur, ce déploiement irraisonné de la technique, cette course au profit, cette destruction massive de la planète qui peu à peu - et de plus en plus rapidement - amène inexorablement à notre auto-destruction, à la disparition pure et simple de la vie.

Pour ceux qui ont la chance d'être sur place, même avec ces considérations prégnantes mais auxquelles nous ne pouvons pas ne pas penser, même sans feu d'artifice :

BUON REDENTORE 2020 A TUTTI !

Pour en savoir plus sur l'organisation de la fête qui commence ce vendredi avec l'ouverture du pont et la procession officielle avec le Patriarche de Venise et les autorités civiles et religieuses, cliquer sur le nom du site :  Veneziaunica

Informations en français sur la Fête du Rédempteur 2020 chez nos amis de E-Venise.com

15 juin 2020

Venise bouge : Venezia Fu-Turistica c'était samedi dernier. Reportage

Tutti a Venezia,  c'était le mot d'ordre lancé par les mouvements vénitiens de défense de la ville et de ses habitants, des associations de défense de l'environnement et des opposants (la plus grande partie de la population de la lagune) contre les Grandi Navi. 

L'idée ? Une longue chaîne humaine composée de vénitiens de tous âges, tous milieux sociaux, toutes opinions pour démontrer la détermination de la population à sauver Venise et son éco-système, à défendre un univers unique de plus en plus abimé par le tourisme de masse, la spéculation et les exactions de l'ultra-libéralisme débridé obsédé par le profit maximum d'une minorité au détriment de l'intérêt général, du bien-être des citoyens et de la santé et de l'avenir de la Planète. réjouissant et encourageant. 

C'est une lutte saine. Elle devient vitale désormais. l'avenir de Venise est en jeu, il symbolise aussi l'avenir de la planète entière et le futur qui sera construit pour les vénitiens de demain sera celui du reste de l'humanité. Le profit égoïste et destructeur de quelques uns contre le bonheur et la santé de tous. Notre choix à Tramezzinimag est clair et déterminé. Hauts les cœurs Vénitiens et amoureux de Venise !






Les sujets de polémique sont légion, comme l'indiquaient les panneaux et les banderoles que brandissaient les manifestants : "Non au Mose", "+ de logements - de B&B", "No Grandi Navi", et le sujet le plus récent, l'incinérateur voulu par le gouverneur, le potentat oriental Zaïa qui, comme son acolyte de la mairie de Venise a surfé avec malignité sur les peurs et la sidération de la population pendant la crise sanitaire. Il faudrait à ce propos relire et faire relire Tacite sur les actes et les aspirations profondes des dirigeants qui ne sont plus en phase avec les peuples depuis lurette et défendent seulement des intérêts mercantiles et financiers au détriment de tous. 

Des centaines de signature contre l'incinérateur
A Venise, comme ailleurs la colère gronde. On en est à la contestation bon enfant, on rit on s'exprime. Mais d'aucuns déjà envisagent une attitude plus dure et sont déterminés à aller jusqu'au bout pour faire gagner leur idée du monde de demain. Tramezzinimag depuis sa naissance en 2005 partage et s'engage à leurs côtés. Notre camp ? Celui de la liberté, de la paix et de l'Amour. 

Une grande foi en l'homme, une obsession pour sa dignité, la volonté de ne laisser personne sur le côté de la route et notre conscience dans la responsabilité qui est la nôtre face à la destruction organisée et systématique des valeurs fondamentales de la vie et de la fraternité, le pillage éhonté des ressources naturelles au profit de l'industrie et de ses actionnaires.


Comme à l'accoutumée, les "autorités" à la sagesse et l'honnêteté auto-proclamée parlèrent dès 19 heures d'un peu plus de mille participants. Ceux qui habitent sur les Zattere comme ceux qui participèrent à ce réjouissant happening parlent de plus de 4.000 personnes, voire davantage. Un dixième de la population officielle de la ville, et comme il n'y a plus que quelques étudiants qui soient restés depuis le début de la crise sanitaire, on imagine que le chiffre aurait plutôt atteint la dizaine de milliers (rappelons que pour le centre historique, on recense un peu plus de 53.000 habitants et qu'il y a plus de 35.000 étudiants en temps normal).

Un jour viendra ou tout ce monde sera sur la piazza et occupera le grand canal avec des milliers de barques. Il sera peut-être temps alors pour les dirigeants de changer de paradigme, retrouver le bon sens et se souvenir qu'à Venise comme ailleurs, le peuple est souverain et sa volonté toujours s'accomplit ! Rien de bien compliqué dans ce que réclament les gens ! : sauvegarder l'écosystème, permettre à tous les vénitiens de travailler, de vivre et de grandir dans une ville propre, sous un ciel impollu et non pas dans un vulgaire disneyland affolé de touristes au milieu d'une lagune morte sous un ciel sans oiseaux, où les poissons gorgés de poisons flottent le ventre en l'air !



Remerciements à Catherine H. et aux mouvements qui ont organisé la manifestation 
pour les photographies illustrant ce billet.

03 juin 2020

Avec Francesco Guccini, un cri d'amour pour Venise

Mon frère ce matin m'a appelé juste pour m'inviter à allumer la radio et écouter sur France Culture une émission où on parlait de Venise. j'ai aussitôt pensé « quelle aubaine, il va peut-être, à l'écoute de ce qui va s'y dire, décider de venir me rendre visite avec ma belle-sœur ! » De toute la famille de votre serviteur, ils sont les seuls à n'être jamais repassés sur les bords de la lagune depuis quarante ans. Pourtant ils ont beaucoup voyagé... L'Europe, l'Inde, le Népal. Je n'étais pas chez moi et n'ai pu écouter le podcast  de l'émission qu'à l'instant. En voici une petite présentation qui s'inscrit naturellement dans l'esprit des billets que nous publions depuis quelques mois et qui veulent attirer l'attention des amoureux de Venise, des visiteurs curieux et des touristes au sens pur et profond du terme, sur la situation réelle de cette merveille du monde. Tramezzinimag a toujours développé l'idée de Venise comme modèle idéal et laboratoire pour le bon comme pour le mauvais. C'est hélas un angle de réflexion complètement en opposition avec la pensée dominante qui dirige les actions - et l'inaction - des élites en charge de la ville aujourd'hui et de son avenir. Ces apprentis sorciers après tout sont le modèle d'une pseudo élite ultra-libérale, parfois bouffie de relents libertariens, mais surtout avide de profits et adepte de la fuite en avant, cet "après nous le déluge" qui les caractérise tous depuis plus de cinquante ans, voire bien davantage...

Anthropocène, le virus de la dernière chance

Ce qui s'est dit sur France Culture qui concernait Venise n'avait pas vraiment de quoi encourager des militants écologistes de la première heure, qui vivent à la campagne depuis la naissance de leurs filles, sont quasiment autosuffisants, se sont éloignés de la ville par conviction philosophique et partageant avec beaucoup de gens de leur génération ce goût et ce bonheur de vivre au milieu de la nature, dans une qualité de vie exemplaire, sans pour cela avoir rejeté les (quelques) bienfaits des temps modernes. 

On entendait parler de Venise comme l'une des villes les plus polluées d'Italie, y sont évoquées l'ineptie des pouvoirs publics locaux parfois pire qu'ailleurs et les mille problématiques du tourisme de masse, etc, etc. Mais on y peut entendre aussi un échange très parlant sur cet amour unique que la sérénissime inspire aux cœurs purs. Ainsi, sa somptueuse histoire autant que ses histoires d'aujourd'hui ont été évoquées  par Chiara Barattucci, depuis Venise ou vit cette architecte qui enseigne à l'IUAV (Institut universitaire d'architecture de Venise) et à Milan et par le producteur de l'émission, le sympathique journaliste Florian Delorme, fin connaisseur de la ville. Il eut fallu une émission supplémentaire pour détailler les problématiques qui font peser sur la Sérénissime de lourdes menaces, à commencer par la pollution - chimique, sonore, touristique - mais aussi par sa dépopulation.


La partie concernant Venise dans l'émission Cultures Monde, que ce billet commente, est à la fin du podcast. Si vous avez le temps, Tramezzinimag vous conseille vivement l'écoute de l'émission dans son intégralité, vraiment intéressante et bien menée comme toujours par l'équipe de Florian Delorme, bien que la ligne éditoriale bien-pensante, genre prépa épreuves de Culture Générale à Sciences Po, ne soit pas toujours notre tasse de thé (vert, of course) :


Pendant ce temps, les vénitiens bougent. Manifestation spontanée des commerçants de la P (P pour Popolo), marche contre le port du masque et l'ineptie des mesures de distanciation sociale, pour une autre gestion du tourisme, pour redonner la possibilité aux vénitiens de se loger dans le centre historique, grogne pour limiter voire réduire les licences touristiques délivrées par le maire Brugnaro, le Trump local, et pour que soient interdites les locations touristiques de demeures privées de moins d'un mois, la protection de la lagune, la lutte contre le moto ondoso qui est revenu après le confinement qui avait vu les eaux de Venise s'éclaircir, l'air redevenir pur et le silence se répandre partout pour le bonheur des habitants qui retrouvèrent leur ville avec surprise et bonheur. Tramezzinimag reviendra sur tout cela dans les prochains billets. 

Illustrations des récents manifestations :






15 mai 2020

Sous le soleil de l'exil, Venise et Bordeaux (3) : Confiné à Venise

Un ami journaliste suisse nous transmet ce message qu'un de ses confrères a publié sur sa page Facebook. Le texte de son discret correspondant nous dit tout des bienfaits du confinement. A condition, bien sûr, d'avoir devant sa fenêtre la Sérénissime plutôt que le supermarché du coin. Ces lignes datées des derniers jours de mars dernier font écho au ressenti de bon nombre de mes amis, vénitiens de cœur de passage ou résidents permanents, tous contraints de rester dans Venise. 



Le déconfinement étant venu, Tramezzinimag a décidé de publier tous les textes reçus qui vont dans la même direction : Oui les circonstances sont douloureuses pour les personnes gravement malades et leurs proches, lourdes pour les personnels du monde médico-social que la bêtise de nos gouvernants et la pensée dominante ultralibérale oblige à travailler dans des conditions indignes, non ce n'est pas la peste du XXe siècle, oui ces soixante jours et davantage de confinement ont été pour beaucoup un bienfait inattendu, une occasion inespérée, inimaginable de se retrouver, de s'apaiser, de se poser. Seul ou en couple, en famille, entre amis, cet enfermement a eu du bon.
"Il y a quelque chose de pourri dans l'empire du Danemark"
Ce temps particulier a tout d'abord permis aux plus rétifs de reprendre à leur compte les mots du soldat Marcellus au début d'Hamlet,  alors que ce jeune prince s’apprête à découvrir que la trahison et le meurtre règnent à la cour et que derrière les apparences de l’ordre et de la grandeur sévit une corruption généralisée.Tout le monde aujourd'hui semble d'accord pour dire que rien de cela ne serait arrivé, du moins dans ces proportions, si on n'avait pas cédé aux mortifères sirènes du profit en accablant la planète et son climat, amenant des situations aberrantes porteuses de catastrophes sanitaires et se rendre compte de l'inanité de la plupart des dirigeants politiques du monde, incapables d'éviter cette situation qu'aucun d'entre eux n'a su ni anticiper - en dépit des alertes lancées depuis des mois - ni gérer la situation. Les morts qui auraient pu être évitées sont le tribut des peuples face à la scandaleuse gestion de la Santé publique par ceux qui nous gouvernent, comme est scandaleuse leur gestion de l'éducation, de la culture. Nous avons compris que cette course à l'argent, au désengagement de l’État, à la financiarisation de toutes les activités humaines  ne pouvait mener qu'au pire et en tout cas n'était pas terrible pour la démocratie et le bonheur des peuples.

Hamlet
Tous - ou presque (car certains ont été pris par une angoisse et une peur panique, leur paranoïa attisée par des médias paumés se raccrochant à la pire approche des évènements qu'un journaliste pouvait choisir et sont restés terrorisés chez eux, déprimés et tremblants), nous avons passé de très heureux jours, dans le silence des villes enfin vidées de l'hystérie habituelle ou à la campagne. Plus de bruit, un ciel enfin dégagé et pur, les lacs, les rivières -  à Venise les canaux et toute la lagune - regorgeant de poissons dans une eau translucide et qui sentait bon, un rythme enfin tranquille jour après jour et des retrouvailles avec soi, avec le temps, les albums photo qu'on n'avait plus ouvert depuis des années, la joie de cuisiner, de faire la sieste et, pour ceux qui travaillaient quand même, le bonheur du télé-travail, sans avoir à se coltiner à la pause les collègues à qui on n'a rien à dire, ni les gens qui avant s'entassaient avec eux, per forza, dans les rames de métro, les trains de banlieue ou les bus. 

"Et quête de joie est écrit sur toute chose" (Patrice de la Tour du Pin) 

Grande joie donc faite de plein de petites choses. Autant de bonheurs simples pour votre serviteur qui n'avait plus autant lu, écrit, traduit, corrigé de textes, depuis des lustres, qui a nettoyé de fonds en comble et redécoré son appartement, trié, classé, jeté des tas de paperasses, et entièrement reclassé sa bibliothèque, par catégorie et par ordre alphabétique - ce qui a pris 24 jours exactement ! Gymnastique, sieste aussi et le soir concert, théâtre ou film en ligne, des tas de nouvelles recettes gourmandes... Une sortie obligée par semaine pour se réapprovisionner et faire un petit tour, le reste du temps passé à lire ou écrire, au soleil face aux tilleuls remplis d'oiseaux joyeusement bruyants...
"C'est merveilleux, c'est vide mais ni morne, ni triste. C'est plutôt joyeux je trouve. [...]Et puis, quand je sors, je ne suis plus obligée de parler avec des gens à qui je n'ai pas envie de parler, pas besoin de faire un effort pour participer à ce jeu social, ils s'écartent d'eux-mêmes et les importuns sont cloitrés chez eux !"
 Voilà ce que me disait la semaine dernière une amie confinée seule avec son chien et ses chats dans une petite ville des Pouilles. Ce n'est pourtant pas une misanthrope, mais elle aussi est revenue à l'essentiel, aux seuls échanges solidaires avec ses voisins, téléphoniques avec ses amis, sa famille, ses collègues qu'elle apprécie vraiment. Le reste a disparu. Il reste l'essentiel. C'est magique. Et mon ami Antoine, grand voyageur, qui vient de m'écrire de Marseille où il vit désormais,  combien le confinement lui plait aussi :
"[...] Au départ, voir du pays me manquait... mais maintenant je suis bien. Je lis. Je joue. C'est assez heureux comme ambiance."
Santa Lucia, le parvis de la gare avant le déconfinement. © Catherine Hédouin, avril 2020.
Mais je m'éloigne. Certains lecteurs toujours pressés et impatients, veulent du concis, du résumé, du court. Revenons donc à ce sympathique confiné anonyme et à ce qu'il écrivait sur la vie vénitienne de ces dernières semaines :
« Je vous écris d’une ville coupée du monde. Nous vivons ici dans une parfaite solitude qui n’est pas le vide.
Nous prêtons chaque jour un peu moins attention à ce que nous ne pouvons plus faire car Venise, en ces jours singuliers, nous ramène à l’essentiel.
La nature a repris le dessus. L’eau des canaux est redevenue claire et poissonneuse.
Des milliers d’oiseaux se sont installés en ville et le ciel, limpide, n’est plus éraflé par le passage des avions.
Dans les rues, à l’heure de la spesa (*), les Vénitiens sont de nouveau chez eux, entre eux. Ils observent les distances, se parlent de loin mais il semble que se ressoude ces jours-ci une communauté bienveillante que l’on avait crue à jamais diluée dans le vacarme des déferlements touristiques.
Le tourisme, beaucoup l’ont voulu, ont cru en vivre, ont tout misé sur lui jusqu’à ce que la manne se retourne contre eux, leur échappe pour passer entre des mains plus cupides et plus grandes, faisant de leur paradis un enfer.
Venise, en ces jours singuliers, m’apparaît comme une métaphore de notre monde.
Nous étions embarqués dans un train furieux que nous ne pouvions plus arrêter alors que nous étions si nombreux à crever de ne pouvoir en descendre !
A vouloir autre chose que toutes les merveilles qu’elle avait déjà à leur offrir, les hommes étaient en train de détruire Venise.
A confondre l’essentiel et le futile, à ne plus savoir regarder la beauté du monde, l’humanité était en train de courir à sa perte.
Je fais le pari que, lorsque nous pourrons de nouveau sortir de nos maisons, aucun Vénitien ne souhaitera retrouver la Venise d’avant.
Et j’espère de tout mon cœur que, lorsque le danger sera passé, nous serons nombreux sur cette Terre à refuser de réduire nos existences à des fuites en avant.
Nous sommes ce soir des millions à ignorer quand nous retrouverons notre liberté de mouvement.
Soyons des millions à prendre la liberté de rêver un autre monde.
Nous avons devant nous des semaines, peut-être des mois pour réfléchir à ce qui compte vraiment, à ce qui nous rend heureux.
La nuit tombe sur la Sérénissime.
Le silence est absolu.
Cela suffit pour l’instant à mon bonheur. Andrà tutto bene. »

Sur le pont des Giocattoli © Catherine Hédouin, avril 2020.

Campo San Bartolomeo © Catherine Hédouin - avril 2020.


(*) : La spesa : les courses.

09 mars 2020

Soupe aux lentilles et promenades aléatoires : le blog de Nicoletta Fornaro

Copyright © Naturally Epicurean | Nicoletta Fornaro - 2020
Vous connaissez certainement le blog de Nicoletta l'épicurienne qui écrit et montre depuis Venise de bien belles choses, des photos magnifiques et donne des recettes gourmandes que Tramezzinimag ne peut pas ne pas recommander avec enthousiasme. Les propos de son plus récent article mériteraient d'être primés dans un concours à inventer - ou ré-inventer - qui récompenserait les billets les mieux écrits, les plus vrais et profonds, les idées les plus mesurées et l'esprit le plus positif. 

Nicoletta Fornaro est vénitienne, du Lido plus précisément où elle est née d'une mère irlandaise et d'un père vénitien.  Après de nombreux voyages, mariée à un vénitien, elle vit à Venise. Elle est aujourd'hui photographe free-lance et la gourmande collabore aussi à des ateliers de cuisine.Des mots qui construisent et guérissent valent mieux que ceux qui inquiètent ou démolissent. Notre époque est reine pour la démesure et l'emportement, la colère méchante et l'expression totale de tout ce qui grouille en nous de sombre et pestilentiel. Nicoletta évoque les réseaux sociaux et l'inanité des milliers de noms qu'on collationne dans la rubrique de nos "Amis". Combien, dans la vraie vie, le sont vraiment ? Bien souvent, nous rechignons à poser la question. (sa biographie ICI).

Mais revenons à ce blog magnifique et roboratif et à ce qui motive notre chronique du jour. La période que nous vivons aujourd'hui, ce temps que l'on peut qualifier de difficile tellement nous nous sommes habitués - en Occident du moins - à la facilité et à la paix, à une routine que ne sont venus perturber jusqu'à présent que quelques actes, certes atroces et sauvages, pour nous rappeler à la réalité de la nature humaine ; de la nature tout court, qui est par essence bien plus violente que paisible. 

Cette situation de confinement, inédite dans notre monde protégé, pacifié, organisé, nous porte à l'introspection et "remet les pendules à l'heure". Il ne s'agit pas de laisser le doute pas plus que la rancœur s'installer en nous. Il ne nous faut pas céder à la peur et encore moins à l'angoisse. Ne pas jeter la pierre à d'improbables responsables. Ne pas redonner vie à l'ignoble, avec une nouvelle chasse aux sorcières, des règlements de compte et une justice approximative. Les chinois de Wuhan au milieu de qui s'est répandu le virus, sont avant tout des victimes et leurs morts ont droit à notre compassion, pas à notre vindicte. Gardons notre hargne pour ce que nous avons fait ou laissé faire de ce monde depuis que l'Occident ne connait plus ni la faim, ni le manque, ni les menaces des canons. Ces peuples souverains à qui on refuse le dernier mot, les discours lénifiants des gouvernements, ceux-là même à qui nous avons confié le soin de conduire nos pays sur un chemin de liberté, d'égalité et de fraternité et qui, sourds aux cris des foules descendues dans la rue, ne savent plus répondre que par la violence policière et des myriades de lois et de règlements imposés... Gardons notre colère contre nous-même, qui consommons, détruisons, avec l'indifférence et l'arrogance des nantis à qui rien ne peut arriver quand la sagesse aurait dû nous rappeler à davantage de mesure et de bon sens.

C'est ce qui émane du billet de Naturally Epicurean (oui, le site de Nicoletta est en anglais, certainement au nom de l'universalité et absolument pas par soumission à la globalisation aveugle prônée depuis des lustres par les ultra-libéraux yankees !). La nécessité d'une introspection collective, l'urgence d'une réflexion tournée vers d'autres paradigme que le progrès, le profit, l'individualisme, l'argent, le travail. L'épidémie enrayée, les confinements levés, les écoles rouvertes et les offices religieux comme les manifestations culturelles et sportives de nouveau autorisés, rien ne sera plus comme avant. D'un point de vue économique bien sûr, car il va falloir ramasser les morceaux, prendre en compte les pertes financières, les manque-à-gagner à tous les niveaux, prendre acte de nos faiblesses et de nos manquements et donc redéfinir quelles sont les vraies priorités. Pour l'individu, pour la société, pour la planète.

Cela n'implique pas de la sueur et du sang, et encore moins des larmes, mais du bon sens et de la détermination pour ne pas refaire les erreurs qui ont été les nôtres. Notre temps sur la terre est trop court pour continuer de courir après des chimères. Nos familles, nos amis, nos voisins c'est la planète entière et c'est au prix d'une véritable solidarité universelle que nous la préserverons comme nous pourrons peut-être préserver l'espèce humaine, bien davantage menacée que la terre. en consommant moins ou mieux, en pendant l'autre avant de penser notre confort personnel, en réapprenant à partager, en redécouvrant la véritable communication, par la parole, par les mots, sur nos places et dans nos rues, dans les écoles et les ateliers, dans les cafés et sur les marchés. Échanger, correspondre, écouter et entendre l'autre. 

L'absence de visiteurs à Venise, le confinement qui fait penser inexorablement à certains films de science-fiction où des forces armées jusque aux dents tiennent les frontières hermétiquement closes, est une aubaine pour les vénitiens. Déjà, la structure de la ville, l'absence de l'automobile, sa taille humaine, les habitudes et les usages locaux rendent l'échange plus facile. Mais c'est aussi l'incroyable et fabuleuse beauté que les vénitiens ont sous les yeux à tout moment et qui leur est rendue par la quarantaine qui est une chance. Gageons que l'introspection qui chemine dans les cœurs et les esprits ne mènera pas au désespoir ni à la hargne, mais bien plus à une remise en question des fausses valeurs que nous avons fait trop facilement nôtres. Le tourisme après le coronavirus ne pourra plus être le même. Tout comme le commerce, la vie culturelle, sociale, politique. Non pas tant parce que les confinés auront été confrontés plus qu'ailleurs à l'idée de la mort, de la maladie, de la finitude, ce que les anglo-saxons appellent "the mortality salience".  

Certains sortiront de  cette expérience transformés. Leur regard sera différent, non pas comme celui de qui a échappé à la mort ou revient d'un épisode extrêmement violent et horrible, mais parce qu'un esprit sain ne peut pas ne pas constater dans le confinement, combien ce que nous pensons être acquis peut vite disparaître, combien nous dépensons inutilement de précieuses énergies simplement pour satisfaire dans l'immédiat des caprices de nantis. Peut-être alors, aurons-nous la chance d'en tirer des leçons et de ne pas refaire les mêmes gestes, ne pas refaire les mêmes erreurs et orienter nos vies davantage vers l'autre et le bien commun. Pour que jaillisse de nouveau la Joie !

Une fois encore, Venise m'apparaît comme un laboratoire, l'exemple de tous les possibles.

24 février 2020

Un oukase du gouverneur Zaïa tord le cou au carnaval, interdit tout rassemblement et ferme les écoles...

Jules-Elie Delaunay, La Peste (1859)
Écoles fermées jusqu'au 1er mars, l'université bouclée, tout rassemblement public ou privé interdit et le carnaval arrêté deux jours avant la fin des festivités. Du jamais vu. Ces mesures draconiennes décidées par le "gouverneur" - titre ridicule copié des yankees qu'on donne ici depuis quelques années au responsable exécutif de la région, un homme connu pour son esprit réactionnaire et conservateur qui hurle avec les loups, c'est tellement politiquement correct, c'est tellement dans le sens de l'histoire que nos gouvernants partout en Occident aujourd'hui cherchent à nous imposer, véritables satrapes orientaux. 

Mais les Vénitiens en ont vu d'autres. Le coronavirus, à les entendre, serait partout véhiculé par les milliers de chinois (pour être plus juste, il faudrait écrire les milliers d'asiatiques) accourus à Venise pour le fameux Carnaval qui n'est plus depuis quelques années qu'une grosse fiesta vulgaire, en dépit de quelques beaux costumes. Ce n'est plus qu'un défilé vulgaire de pacotille, de beuveries et de mal-bouffe qui n'engraisse que quelques commerçants, remplit les hôtels - de périphérie - et empêche les habitants de vivre leur quotidien en paix. La rumeur, attisée par les journalistes comme d'habitude, parle de  25 cas dans le Veneto...  Pas un seul vraiment avéré, mais bon... A l'aéroport Marco Polo, on vous fait prend la température à l'arrivée et depuis quelques heures, c'est presque le couvre-feu permanent au nom du sacro-saint principe de sécurité. Bientôt on demandera de dénoncer son voisin s'il tousse ou crache.


Mais après tout, on peut rêver sur le sujet. Rêver que nos dirigeants, de plus en plus méprisables, réprouvés, haïs, moqués l’attrapent tous ce coronavirus, les uns après les autres ! On peut rêver que tous soient atteints et tombent comme des mouches ! 

Les peuples libérés de la folie de ces gens, de leur hystérie, de leur malhonnêteté, qui entraîneraient à leur suite dans uen gigantesque fosse commune les financiers, les politiciens véreux, et tous ceux qui leurs larbins. Ce grand ménage libérerait le monde du diable démultiplié, incarné dans les Macron, Salvini, Berlusconi, Trump, et tant d'autres à travers le monde... Qu'est-ce que cela nous soulagerait, dites-donc ! Qu'est-ce que cela ferait du bien à l'humanité ! 

Et tant pis si mes propos sont outrés, tant pis si quelques réactionnaires qui me liraient encore s'en étouffent et se désabonnent. Cela fait tellement du bien de rêver à un grand ménage. En tout cas, à Venise cela fait bien rire. Comme un bras d'honneur, une fois encore aux culs de plomb et aux pisse-vinaigres qui nous gouvernent (mais plus pour longtemps, coronavirus ou pas ! Et puis, voyons les choses d'une manière positive : imaginez la joie des enfants qui sont dispensés d'aller en classe ! La chance (et la joie) pour nos chères têtes blondes !

 Les tortues Ninja italiennes aux touristes : "allez ! Bouh ! Raus, schnell ! Du vent, via ! la fête est finie, la mort rôde !"

22 janvier 2020

Trop de touristes ça tue le tourisme ou pas ?



Question fondamentale que devraient se poser toutes les villes du monde qui sont envahies périodiquement pour certaines, en permanence pour les autres. Cet afflux quasi permanent de hordes que nous dénonçons depuis le début sur ce blog est-il bénéfique ou bien seulement toxique, éminemment nocif pour les autochtones et leur quotidien ? Difficile sujet finalement car il ne s'agit pas de toucher à la liberté de mouvements des gens, à leur envie de découvrir à leur tour les merveilles que recèlent notre planète. 

© Tramezzinimag - 01/2020.
J'étais hier matin sur une terrasse au soleil, quelque part dans un quartier relativement excentré de Venise. Une lumière exquise sous un froid de canard, les montagnes enneigées à l'horizon (moins blanches que l'an passé à la même période cela étant) des vols de cormorans pour rayer un ciel bleu sans nuage. Je me prends souvent dans ce lieu le matin pour lire les journaux avec un macchiatone bien chaud et des croissants fourrés que je passe prendre chez Rosa Salva (avec souvent un premier macchiato au comptoir dans cette fameuse pâtisserie située au pied de la statue du Colleone. Un de mes rites vénitiens, comme les tramezzini partagés avec les chats de l'Ospedale voisin. Mais là n'est pas mon propos (J'en reparlerai dans un prochain billet.)

J'étais donc attablé au soleil, quand deux français se sont installés à quelques tables de moi. Je n'écoutais pas particulièrement leurs propos mais soudain une phrase impossible à entendre sans réagir m'a poussée à intervenir (en français). Dans ces cas, je prensd inconsciemment une voix un peu différente et avec un accent italien, voire vénitien - serai-je prétentieux en fait ? - en m'excusant de me mêler de la conversation, j'essaie de rétablir la vérité. L'homme, habitant à Barcelone racontait qu'il n'avait rien mangé de vraiment bon ici et que tout était cher. La jeune femme, sa sœur ai-je appris un peu plus tard et qui vient de Beaune, temporisait les critiques. "Tu comprends dit-il, ici on me parlait de délicieux tapas mais je n'en ai pas vu dans les restaurants".

A deux pas d'ici, le long de la Fondamenta de la Misericordia, à Sant'Alvise, une pléthore de cafés et d'osterie, d'enoteche, propose chaque soir des centaines de kilos de ciccheti, nos tapas à nous pour accompagner les centaines d'hectolitres de vins blancs et rouges, de bières et de spritz qui sont consommés par les vénitiens et les étudiants premiers animateurs de ces lieux,sans parler des concerts et bœufs improvisés très souvent, folk, blues et jazz, mais aussi depuis quelques années de musique baroque avec le désormais fameux Bacharo Tour, joli et ingénieux jeu de mots sur le Bach des cantates et le terme bacaro qui désigne en vénitien ces bars où on se désaltère et mange dans façon depuis des siècles. Je leur ai parlé de tout cela. Encouragés, ils m'ont demandé quel conseil pour le temps qu'il leur restait à Venise (l'après-midi). A l'albergo où l'homme avait logé, on lui avait conseillé l'inénarrable - et doté de vraiment peu d'intérêt - un musée privé consacré à la torture et aux mystères, un truc pseudo-culturel attrape-gogos fort cher au demeurant pour ce qui est proposé aux visiteurs...



Cela m'a fait penser à cette émission que diffusa France-Culture l'été dernier. Elle est encore disponible en podcast (ci-dessus). Un point de vue et des échanges intéressants. 

Beaune, Venise, Bordeaux, des villes bien différentes mais liées par le même "contrat" avec l'UNESCO, dont l'inscription au Patrimoine de l'Humanité renforce l'attirance des touristes, amenant de plus en plus de visiteurs qu'il faudrait préparer, accompagner dès avant leur séjour. la jeune femme de Beaune m'xpliqua ainsi la difficulté pour les habitants de trouver désormais à se loger, les prix qui grimpent, les commerces de proximité qui ferment et que remplacent des boutiques de pacotille. Je leur parle des Grandi Navi, de la maternité qui a failli fermer, comme certaines écoles, les boulangers, les bouchers, les épiciers qui sont remplacés par des magasins de masque et de verroterie made in China, et les loyers qui ne cessent de monter obligeant bien des vénitiens à quitter le centre historique pour habiter toujours plus loin sur la Terraferma. Même chose partout. C'est un constat lourd et triste.

N'est-ce pas seulement le combat de plus en plus vif et outré entre le profit et la beauté, entre le profit et la liberté, le profit et la vie ? Ce paradigme insupportable qui place la croissance et l'argent avant tout le reste et dévore la planète comme le cœur et le bonheur des gens ? C'est ce qui rend Venise si importante. Car à Venise, tout cela s'est déjà joué et depuis des siècles. Les vénitiens d'autrefois ne furent pas de doux anges rêveurs. La ville fut une sorte de New York médiéval, ou pour reprendre les propos de certains historiens et économistes, Venise demeura ce que fut la Grande-Bretagne au XIXème siècle, la reine du commerce. Pendant cinq siècles de 1100 à 1600, elle domina l'économie mondiale, commerçant avec le monde de son époque, depuis la Baltique jusqu’à la Chine, en passant par l'Afrique. L'argent y a toujours eu une place privilégiée, poussant même ce peuple de chrétiens à devenir parfois pire que les marchands du Temple. Les vénitiens n'ont-ils pas détournée la foi des princes d'occident et de leurs peuples qui furent à l'origine des croisades, à leur unique profit. Gagner sur tous les tableaux : vendre des bateaux, des armes et des mercenaires et se servir après la bataille, récoltant un extraordinaire butin d'or et d'argent, d’œuvres d'art et de main-d’œuvre. Cela a fini par leur coûter liberté et fortune. Il aura suffit d'un peu moins de trente ans après la trahison du petit corse pour que la république déjà bien affaiblie en 1797 mais encore richissime, soit totalement anéantie, ruinée, vidée de ses forces vives et pendant les années que dura l'empire de l'aigle, de ses trésors artistiques aussi.

Avoir déjà vécu tout cela et demeurer entière, debout, vivante, n'est-ce pas une leçon , un exemple. Les civilisations sont mortelles. Certaines ont plusieurs vies. Le lion ailé et les chats ne furent pas un symbole poétique. Venise est un merveilleux exemple de ce qu'il faut faire et de ce qu'il ne faut pas faire. Un laboratoire pour aider à la réflexion moderne sur la ville de demain. Depuis longtemps, des architectes, des urbanistes se sont inspirés de son modèle. Des milliers de pages d'études ont été publiées qui montrent combien l'invention de Venise, les méthodes qui lui ont permis de survivre, ses règles et ses lois peuvent orienter les politiques urbaines et sociales de la Ville contemporaine et préparer celles de demain. Les réflexions actuelles - non pas celles des politiques trop enchaînés au modèle financier ultra-libéraliste mais aux groupes liés à la Convention de Faro, dont forcément on parle peu, offrent, une voie nouvelle au sein de la Communauté européenne, grâce à ce document dont l'objectif est de mettre en avant les aspects importants de notre patrimoine dans son rapport aux droits de l’homme et à la démocratie. Elle défend une vision plus large du patrimoine et de ses relations avec les communautés et la société. La Convention est née pour nous encourager à prendre conscience que l’importance du patrimoine culturel tient moins aux objets et aux lieux qu’aux significations et aux usages que les gens leur attachent et aux valeurs qu’ils représentent. C'est un autre paradigme qui est proposé et Venise en est le laboratoire naturel.
Si ce sujet vous intéresse, voici quelques lectures conseillées :

Jean-Claude Barreau
Un capitalisme à visage humain : 
Le modèle vénitien
Fayard, 2011

Présentation de l"éditeur : Venise n’a pas toujours été une ville morte, une ville musée saturée de touristes telle que nous la connaissons aujourd’hui. Durant cinq siècles, la Sérénissime fut une cité grouillante, commerçante, souvent belliqueuse, à la tête d’un empire qui domina une grande partie du monde occidental et oriental, avant de céder la place à la Grande-Bretagne.Comment un républicain aussi convaincu que Jean-Claude Barreau peut-il choisir l'oligarchie vénitienne comme modèle pour notre société ? Parce qu’elle inventa un capitalisme intelligent, respectueux de son peuple, fondé sur le sens de l’État de ses élites. Parce qu'avoir de l'argent impliquait plus de devoirs que de droits. Bien avant les protestants de Max Weber et leur célèbre éthique, les Vénitiens inventèrent le capitalisme moderne (la Bourse, les banques, la lettre de change, la comptabilité double), mais aussi l’écologie au quotidien, une certaine forme de laïcité, le non cumul des mandats et la justice égale pour tous. Parce que les riches qui dirigeaient ce monde avaient à cœur de le préserver, de le faire fructifier et non de le consommer. Comment construire un capitalisme à visage humain ? En ces temps de crise, la question est d'une grande urgence. Venise nous donne une partie de la réponse et Jean-Claude Barreau une magistrale leçon d'économie politique.   

Vincent Freylin 
Venise ou le capitalisme vertueux 
in Valeurs Actuelles, 03/03/2011

27 novembre 2019

Ce qui est important à Venise c'est de toujours venir avec un projet

Quelle belle introduction que ces mots de l'écrivain-éditeur Robert de Laroche à une réflexion sur l'esprit du voyageur se rendant à Venise. Tramezzinimag s'identifie totalement à cet état d'esprit. 

Un projet, cela peut concerner tellement de choses. Le projet d'y écrire un livre, d'y faire de belles photographies, de vivre dans sa plénitude un amour, d'y retrouver des amis, de donner à voir les merveilles de cette ville unique au monde, de bien manger, de se reposer, de de trouver ou se retrouver aussi... L'essentiel est de sentir combien l'adéquation de notre âme avec la ville est importante. Jamais on ne revient indemne de cette rencontre magique avec la Sérénissime.

Ses blessures récentes, la crainte que nous avons tous, mêlée du secret espoir qu'une fois encore, Venise se relèvera et triomphera, tout doit nous inciter à prendre à bras le corps le combat qui doit être celui de tous, ses habitants, ses amoureux, ses visiteurs. Car il faut faire vite et ne pas baisser les bras. Nombreuses sont les organisations, locales ou internationales qui sont d'ores et déjà engagés dans la bataille qu'il faut mener contre des adversaires redoutables : la Nature en colère et le changement climatique, la cupidité de certains édiles, l'indifférence des politiques, les habitudes individualistes qui nous éloignent trop facilement du bien commun pour ne s'inquiéter jamais que de notre propre confort, de notre sécurité et de nos petits avantages.



Tramezzinimag a depuis longtemps repris à son compte cette idée que tout ce qui advient à Venise, ce qui est bon pour elle ou mauvais au contraire, a à voir avec l'humanité entière. Non pas tant ou pas seulement pour ses richesses artistiques et culturelles qui en font un élément unique et fondamental du patrimoine universel, mais parce que Venise est depuis sa naissance, un modèle.

Son organisation, ses codes, le mode de circulation des hommes et des marchandises, son génie de l'aménagement urbain, ses inventions techniques, son respect d'un environnement naturel pourtant hostile et difficile. Modèle aussi aujourd'hui, mais trop souvent d'une manière négative, avec l'inertie de son administration et les mauvais choix des décideurs et des politiques,  l'abandon des pratiques ancestrales de protection et d'entretien de la lagune et de la ville, la méconnaissance d'éléments fondamentaux pour sa survie. Tout à Venise peut être une leçon pour le reste de la planète. 

Les choix qu'il faut faire aujourd'hui seront déterminants pour l'avenir de Venise et des vénitiens. Ils le seront aussi pour l'Humanité. La superbe solidarité qui s'est déployée après les dernières inondations s'est montrée incroyablement efficace dans sa spontanéité et dans l'énergie déployée. L'aide d'organisations et d'associations locales et d'ailleurs, en plus de rasséréner les habitants sous le choc, a regonflé l'énergie de tous et tout le monde s'est mis au travail. Venise a montré au monde que le changement climatique n'était pas une invention de rêveurs et que notre survie, celle des créations artistiques parmi les plus grandes et géniales soudain mises en péril, dépendait désormais de notre bonne volonté, de notre réaction à l'impéritie des gouvernants et des administrations incapables d'anticiper, de prévoir et d'inventer de nouvelles solutions.

A notre humble niveau, il nous parait plus que jamais important d'inciter un tourisme réfléchi, responsable, utile à tous plutôt que ce tourisme de masse juste motivé par les gains qu'il génère pour de grosses sociétés de voyages et de croisières et ceux qui au passage touchent des gratifications. L'esprit du voyageur est fait d'amour et de respect, d'ouverture d'esprit et de disponibilité totale à l'autre, à son univers, à son mode de vivre et de penser. 

Et s'il faut appeler solennellement à renoncer à fouler le sol de la Sérénissime à certaines périodes, s'il faut se contraindre dans notre envie d'y venir, que celle-ci devra prendre une autre forme que les actuelles descentes dans la lagune par milliers, comme descendent les sauterelles sur les champs de la Judée dans les textes bibliques. 

Venise existe autant en vrai, au milieu de son éco-système, qu'en virtuel sur internet, au cinéma, dans les livres et les disques. 

Peut-être faut-il s'en imprégner, s'en contenter le plus souvent et réserver une visite à la Sérénissime seulement lorsqu'on a l'assurance de ne pas empiéter sur le quotidien de ses habitants, en petits groupes ou individuellement, avec respect et discrétion. 
Peut-être faut-il réguler autoritairement les interventions des voyagistes et la présence des camelots et des vendeurs de bimbeloterie néo-vénitienne Made in China. 
Peut-être faut-il imposer des quotas de visiteurs quotidien ? 
Peut-être faut-il favoriser les séjours d'études, inventer des séjours d'immersion dans la vie vénitienne, sa langue, sa culture ? 
Peut-être aussi faut-il démolir le pont qui relie la cité des doges au continent et ne garder que l'accès par voie ferroviaire et maritime ? 
Peut-être faut-il totalement interdire les Grandi Navi qui partent de Venise ou y font escale ? Peut-être faut-il concevoir une Vensie-bis ouverte à tous comme on a créé Lascaux-2 pour ne pas détruire Lascaux ? 
Peut-être faut-il organiser une gestion internationale de la ville avec un financement différent et un gouvernement autonome pour lui redonner une autonomie de mouvement protégé de la bureaucratie italienne et contrôlé financièrement par l'ONU ou le Conseil de l'Europe ?
Peut-être faut-il enfin écouter les spécialistes de son écosystème autant que ceux qui connaissent son histoire et son passé, et utiliser les méthodes ancestrales qui ont fait leurs preuves plutôt que de soit-disant miraculeuses solutions techniques coûteuses et sans garantie de fonctionnement ?



Mais, à notre niveau, humblement, garder en tête que venir à Venise passe par une réflexion et un projet clair qui doit demeurer compatible avec ce qu'elle est et ce qu'elle peut offrir. A Venise, il faut abandonner l'idée d'amener avec soi son mode de vie habituel, son rythme quotidien et les outils habituels. 

Comprendre que l'absence d'automobiles et donc de danger n'autorise pas pour autant de bivouaquer sur chaque pont pour avaler de la malbouffe de type Mc Donald ou kebab de dinde, en laissant derrière soi canettes et papiers gras, que l'étroitesse des rues ne permet pas d'avancer en groupe compact sans respect pour les habitants qui travaillent ou se rendent au marché ou à l'école, que s'entasser devant le pont des soupirs pour se photographier devant avec une perche et son téléphone ou au milieu du pont de l’Accademia sans jamais être capable de comprendre où l'on est vraiment et ce qu'il y a d'unique et de fort dans le paysage qui nous entoure devient un crime quand plusieurs milliers de gens à la fois agissent à l'identique. Ou, pour parler le langage que notre monde comprend mieux, cela a un coût terrible pour la ville...  Et plus clairement encore, c'est d'un autre paradigme dont il s'agit dans la relation que l'on doit bâtir avec l'idée de Venise. Question d'éducation et de compréhension.

Notre monde a cessé d'apprendre à ses enfants que le plus important est de comprendre afin de mieux agir et donc de mieux vivre. De savoir et pouvoir résister aussi quand cela devient nécessaire. Tout ce que nos gouvernants et nos financiers n'apprécient guère. Sans la compréhension, la personne reste sous tutelle, manipulable et corvéable... 

Et vous, amis lecteurs, qu'en dites-vous ?