Ces mots d'André Malraux figuraient en exergue des premières pages de Tramezzinimag en 2005. Elles venaient faire le lien entre mon engagement de l'époque en faveur du Non au référendum sur la constitution européenne et mon amour pour Venise qui a toujours représenté le parangon de l'idée que je me fais de ce que devrait être l'Europe. Je les retrouve ce matin dans une note oubliée dans Les Voix du Silence que je n'avais pas ouvert depuis des années. L'idée m'est venue de rassembler les idées et les sentiments de Malraux sur Venise...
L'allegro du concerto pour deux violoncelles d'Antonio Vivaldi magnifiquement interprété par Julian et Jiaxin Lloyd-Webber résonne dans la maison. Il sonne parfaitement bien avec les réflexions que je me fais depuis hier sur les propos de Malraux au sujet de Venise et des arts que la République a savamment mis en scène, avec le sérieux et la précision d'un communiquant moderne - je ne veux pas dire propagandiste - ou mieux encore d'un cinéaste. car, si on y regarde de près, toute la mythologie vénitienne et les rites qui l'accompagnèrent mille ans durant, l'omniprésence active et forte d'un ensemble culturel et social cohérent, la part belle donnée à la forme et aux couleurs qui prennent le pas sur la représentation pure et simple. Tout est mise en scène et le décor est incroyablement fort. La cinégénie de Venise fait s'apparenter les grandes fêtes et leur représentation physique à des scènes de cinéma. Là encore, la sérénissime est innovation. est-ce la raison inavouée de l'acharnement du caporal corse à détruire une république millénaire ?
N'est-ce pas aussi une explication logique à la violence de la suzeraineté autrichienne qui dura presque soixante-dix ans. La puissance du mythe, les racines populaires autant qu'aristocratiques de ce qui fonda et perpétua jusqu'à ce malheureux matin du vendredi 12 mai 1797 où le Sénat mit fin à la République en dépit de la volonté populaire, un des systèmes les plus originaux et les plus extraordinaires de l'Histoire, tout fut balayé par la médiocrité d'idées mal dégrossies qui, comme le plus souvent dans les révolutions, ne faisaient que cacher le ressentiment d'ambitieux et de jaloux qui s'empressent toujours, parvenus au pouvoir (et parvenus du pouvoir - je ne résiste pas au jeu de mot et à l'association d'idée). Ceux qui euthanasièrent la Sérénissime, les vénitiens comme les français, ne pensèrent qu'à leurs intérêts personnels : la renommée et la fortune pour Buonaparte et son armée de pilleurs et de voyous, la sauvegarde de leurs biens et de leur vie pour les patriciens dont l'attitude pleutre et mesquine - cela durait depuis plus de quinze ans et les derniers doges n'ont jamais pu enrayer la chute inévitable.
S'entêtant à vouloir rester toujours et systématiquement neutre, le gouvernement de la République ne sut pas utiliser cet état pour réformer son fonctionnement et entretenir ses réserves monétaires. La décadence de l'idéal politique, du sens de l’État, contraste terriblement avec l'enthousiasme et la dévotion du peuple pour la bannière de San Marco. Les richissimes détenteurs du pouvoir ne surveillaient plus que leur or, défendant leurs prébendes et s'éloignant de plus en plus des réalités du monde. D'autres l'ont analysé bien mieux que nous le faisons ici. Venise alliée des idées nouvelles auraient pu tempérer les ardeurs révolutionnaires des peuples voisins, proche de la France nouvelle elle aurait contribué à éviter les guerres qui s'apprêtaient et sa diplomatie aurait certainement pu avec patience, ruse et détermination - capacités légendaires - en satisfaisant le parti de la révolution, contenir la colère et l'ambition des Habsbourg, éviter l'humiliation du pape et la mort de millions d'innocents. Mais l'uchronie est une science qui nécessite des arguments précis et chiffrés sinon nous flottons dans une douce rêverie qui porte à sourire...
Giorgione |
"Titien nomme poèmes les mythologies qu’il envoie à Philippe II, et pour les maîtres de Venise, que leurs tableaux soient profanes ou religieux, le successeur du cosmos médicéen […], c’est le monde du poème."
(L’Irréel, Écrits sur l’art, II, 2004, p. 602.)
André Malraux est souvent revenu sur la forme et les couleurs de la Sérénissime, qui depuis toujours prennent leur sens en prenant le pas sur la représentation, autre porte d'une évolution, autre lien. Cela évoque le cinéma par la mise en scène de la lumière, des couleurs et des reflets...Il a parlé aussi du rapport à l'obscurité qui ne peut pas ne pas être perçu par le visiteur. Il donne à cela une explication poétique autant que philosophique que les théoriciens de l'esthétique de la ville moderne semblent avoir oublié. La prise de conscience environnementale ramène peu à peu nos espaces urbains à cette poétique de la ville. L'obscurité, le silence, la pureté de l'air, les jeux de lumière... tout concourt à préserver un cadre de vie supportable. Soutenable. C'était déjà cela dans la Venezia Dominante e Serenissima. Sans théorie ni parti-pris. Lire son analyse des peintres de l'école vénitienne, du Giorgione à Guardi est une véritable gourmandise.
à suivre.