L'antique tradition chrétienne dit que trois rois suivirent le sillage d'une étoile et se mirent en route vers Bethléem pour adorer l'enfant Jésus. Ils lui firent trois cadeaux : l'or parce qu'il était roi des rois, l'encens parce qu'il était dieu et la myrrhe, dont on se servait dans les temps anciens pour embaumer les morts- , parce que ce dieu-roi des rois était aussi homme parmi les hommes et qu'en tant que tel, il était mortel.
Le Lundi de l'Ange est joliment appelé ici Pasquetta (littéralement la petite Pâque). Ce jour-là, chômé comme un peu partout en Occident, la tradition à Venise est de sortir de la ville. La plupart du temps, tout le monde se rend sur la lagune. Les restaurants de Murano, Burano et et de Torcello sont pris d'assaut par les familles. On va aussi au Lido pour une journée à la plage. Ceux qui ont leur barque choisissent souvent d'aller bivouaquer sur une des îles plus ou moins abandonnées de la lagune. A Venise, on aime pique-niquer.
La Pasquetta, c'est le prétexte des premières promenades sur la lagune ou vers la mer qui annoncent le retour de la belle saison. L'atmosphère détendue des îles, ou des plages du littoral, au Lido ou plus loin permettent de laisser la foule des touristes qui ne diminue presque jamais désormais. Un bol d'oxygène, un moment entre soi.
C'est aussi le jour d'une autre antique tradition à Venise, appréciée des touristes qui sont souvent surpris par l'évènement. Il s'agit de la très rare procession des rois mages, du moins le défilé de leur version automate de la tour de l'horloge sur la Piazza, que l'on va admirer en famille.
Cette tour de l'Horloge construite sous la houlette de l'architecte Mauro Colussi en 1496 (en quatre ans !) complétée au XVIIIe siècle par les deux ailes latérales, est un des hauts-lieux de la Piazza, la Place Saint-Marc. Très (trop ?) appréciée des touristes, le monument mérite le déplacement. Voir ses automates défiler est un évènement et ce depuis leur installation en 1499. Bien qu'ils aient été remplacés à l'identique lors de l'extension du bâtiment, ils fascinent toujours autant les petits et les grands.
« De Byzance, on se souvient d'une horloge monumentale du marché de Gaza, décrite au VIIe siècle par Procope, décorée sur le pignon d'une tête de Gorgone roulant des yeux à l'heure. En dessous se trouvaient douze fenêtres qui marquaient les heures de la nuit ; et douze portes qui s'ouvraient toutes les heures au passage d'une statue d'Hélios et à la sortie d'Héraclès couronné par un aigle en plein vol. »
Cette horloge de Gaza qui datait des années 500, est antérieure aux horloges arabes, mais nul doute qu'un lien étroit relie cette horloge à ses héritières. L'écrivain Procope la décrit en détail dans l'un de ses exercices de rhétorique, «L'éthopé» intitulée «Description de l'Horloge» si bien qu'on a pu en donner une image assez convaincante. Elle était installée sur une place publique de la ville du temps où ces lieux n'étaient pas le repère de fondamentalistes obscurantistes, mais une ancienne colonie romaine après avoir été une cité perse. Province du royaume d'Hérode, elle était un des principaux port du royaume d'Israël, attirant négociants et armateurs du monde méditerranéen. À cause de son emplacement au carrefour de trois mondes, Gaza a depuis toujours été un enjeu des puissances régionales, des rivalités parfois à l’intérieur des mêmes dynasties. Considérée comme joyau, elle fut offerte à Cléopâtre par son époux, nouveau maître de l’Égypte, le général romain Marc-Antoine. Mais la défaite en – 31 av. J.-C. des armées de ce dernier entraîna le retour de Gaza dans le royaume d’Hérode, à la veille de l’ère chrétienne, avant qu’elle n’entre pour environ six siècles dans l’empire romain puis de Byzance.
« Au temps d'Alexandre, elle a été un port antique hors pair, et s'appelait Anthédon. De sa rade partaient des navires vers le reste du monde : Rome, Carthage, Byzance, Athènes... tout ce que le commerce de l’Orient apportait ». Elle était célèbre aussi pour « ses magnifiques vignobles » qui produisaient un nectar très apprécié à Rome comme à Athènes et à Byzance. Sa population était formée en majorité de juifs mais aussi de descendants de colons grecs et romains. Les nomades arabes y étaient peu nombreux, souvent venus pour travailler dans les vignes et sur le port. Rien à voir avec la population actuelle dont d'aucuns sont persuadés que cette région a depuis toujours été la leur. Mais cela est un autre sujet.
Selon Procope, la fontaine était installée sur une place publique, dans un édifice ancien, certainement bâti par les grecs ou les romains) d'une hauteur de près de 6 mètres sur un peu moins de 3 mètres de large. Wikipedia montre une reconstitution de la façade de l'horloge qui devait être impressionnante. en voici le détail :
À la fin de la première heure de jour, Hélios se présentait devant la porte correspondante qui s'ouvrait pour laisser s'avancer une statuette d'Hercule portant l'emblème de sa première victoire, la peau du Lion de Némée; l'aigle, placé au-dessus, déploiyait alors ses ailes et présentait sa couronne de lauriers sur la tête de la statuette. Puis, Hercule se retirait, les portes se refermaient et l'aigle reployait ses ailes. Le scénario se reproduisait d'heure en heure jusqu'au coucher du Soleil.
Dans la partie inférieure de l'édifice se trouvent trois dais, sortes de portiques à colonnes abritant chacun une statue d'Hercule. Au centre la statue sonnait les heures en frappant un gong avec sa massue. Le détail de la sonnerie est connu : un coup était frappé à la fin de la première heure, puis deux, trois… jusqu'à six pour l'heure de midi. Le cycle recommençait de un à six pour les heures du soir. « Au-dessus du dais, une statuette de Pan dressait l'oreille à chaque sonnerie du gong et, le couple de satyres qui l'entourait se moquait de lui en grimaçant ».
Sous le dais de gauche, Hercule était représenté supposé en marche, surmonté d'un pâtre immobile; sous le dais de droite, Hercule s'apprêtait à décocher une flèche, surmonté d'une statuette de Diomède annonçant à son de trompette la douzième heure, fin de la journée de Soleil et de travail. Entre les dais, en retrait, deux esclaves couraient vers Hercule sonnant les heures, l'un apportant la nourriture du matin à la première heure, l'autre l'eau pour le bain du soir à la dernière heure.
Cette description imagée de Procope ne donne aucun détail concernant le qui pilotait le système, mais elle donne une idée de la grande complexité de cette « merveilleuse horloge à eau ». Selon Diels, cette horloge serait la plus ancienne installation horlogère accompagnée d'une sonnerie mécanique des heures. On ne connait ce mécanisme que par les rares écrits retrouvés. On en imagine la complexité qui permettait à une époque aussi retirée de marquer avec précision l'heure, les jours, les phases lunaires et les périodes du zodiaque.
Mais revenons à l'horloge de la Piazza. elle est l’œuvre d'un horloger venu d’Émilie-Romagne, Giancarlo Ranieri. Un sujet du pape donc, puisque la région faisait alors partie des possessions pontificales. On raconte que lorsque il acheva son chef-d’œuvre, on lui creva les yeux sur l'ordre des Inquisiteurs d’État, afin de l'empêcher de créer un mécanisme identique ou encore plus perfectionné. Cela reste une légende car il n'y a aucune mention d'une telle décision dans les Archives de la République. Celle-ci était très pointilleuse quant à l'enregistrement des mesures, décisions et actions, même secrètes. La Raison d’État ne l'emportait jamais sur la loi, ce que Napoléon ne comprit pas quand il réduisit à néant la Sérénissime.
Mais, en dépit de tout, Venise continue d'exister et de vivre. Ses traditions, ses rites et ses coutumes perdurent depuis des siècles. La Pasquetta fait partie de ces moments typiques qui «font toujours sens» pour les vénitiens. Mais, place aux rois mages qui défilent pour le plus grand bonheur des petits et des grands :
