Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

07 juin 2012

La visite.(work in progress)

Une journée comme les autres. Le temps resté maussade n'encourageait pas vraiment à la promenade. Pourtant les glycines embaumaient et parfois le soleil éclatait, transformant la grisaille de la rue en une atmosphère de fête. Mais cela ne durait guère. Il se remettait à pleuvoir puis la pluie cessait et recommençait.
 
Philippe ne parvenait pas à écrire. Il aurait pu ranger, faire un peu de ménage. Le chat semblait partager son humeur, allant et venant, grattant à la porte puis se ravisant, miaulant de dépit sur le canapé, tournant et retournant sur lui-même sans trouver la bonne position. Ni le maître ni l'animal n'avaient mis le nez dehors depuis deux jours. La pluie, le vent, cela incite davantage à se lover dans un bon fauteuil avec une tasse de thé et des biscuits. Depuis le matin, ce jour n'était qu'un grand soupir. Cette sensation de vide, rien ne venait la remplir. Pas une idée, une préoccupation, un désir. Rien. Le néant. Venise au-dehors restait muette et sombre. Parfois des voix montaient jusqu'à lui puis s'éloignaient et le silence de nouveau emplissait l'atmosphère. Philippe s'était même assoupi un long moment. Réveillé en sursaut par le chat qui venait de sauter sur ses genoux, il râla, hurlant après la pauvre bête qui ne comprit pas ce mouvement d'humeur. Lui qui avait tellement voulu quitter sa vie d'avant, laisser la grande ville tentaculaire et bruyante pour le calme et le silence des rues de Venise, il se prenait souvent à regretter Paris. 
 
Il avait longtemps rêvé d'un petit terrier à lui, immergé dans cet autre monde qu'est Venise en hiver, où il se serait installé avec ses livres et sa théière. N'ayant trouvé en arrivant qu'un minuscule rez-de-chaussée humide, il regretta soudain la grande maison de famille dans la campagne normande avec sa haute cheminée, ses boiseries cirées et ses trésors. Il aurait pu y passer l'hiver comme son oncle lui avait proposé. Un feu de cheminée, il en rêvait aujourd'hui. Il en existe peu à Venise, le risque d'incendie. Il y avait bien la maison de ce peintre où brûlait en permanence un joli feu de bois à deux pas de chez lui, mais il ne pouvait sans cesse aller s'y ressourcer. L'appartement qu'il occupait depuis quelques mois avait le mérite d'être clair et ensoleillé, mais la cheminée de la cuisine - une construction en pierre sûrement de la fin du XVIIe, n'était plus que décorative. La pluie redoublait. Ses pensées se faisaient très noires. Le mauvais temps le rendait nerveux et idiot.
 
Soudain il entendit le facteur. Le bruit des boîtes aux lettres, des pas, quelques paroles indistinctes, la sonnette. Il se leva, regarda par la fenêtre. "J'ai du courrier pour vous" criait l'homme en uniforme au bas de l'escalier. Graziella, la grosse dame du premier nettoyait les marches. Un parfum agréable parvint à ses narines quand il ouvrit la porte. Cette odeur qu'on retrouve souvent ici, mélange d'huile de lin, de cire et de térébenthine. l'idée d'avoir du courrier et la délicate odeur ravivaient par bouffées sa joie naturelle. Ce n'était pas un esprit triste. Il ne savait pas bouder, ni se mettre en colère. Tout avait toujours été du bonheur dans sa vie. : son enfance paisible, son adolescence curieuse, la tendresse de ses parents, de solides amitiés, la lecture, la musique et par-dessus tout la présence d'un petit groupe d'aïeuls chez qui il passa beaucoup de temps. Ce temps d'apprentissage qui forge une vie. Tout cela l'avait armé de joie et de certitudes heureuses.  
 
Puis vint le moment du Grand Tour. Comme les voyageurs des siècles passés dont il avait lu tous les carnets, Philippe parcourut l'Europe. Il découvrit émerveillé, l'Italie puis la Grèce. Ce fut une véritable révolution. Jamais auparavant, il n'avait ressenti une pareille émotion. Il confia ses impressions à ses parents qui eurent l'intelligence de l'encourager. C'est ainsi qu'il accosta sur les rives de la Sérénissime. Un peu par défaut, tant il aurait voulu pouvoir s'installer à Alexandrie, à Constantinople ou même à Smyrne. Venise s'avérait plus raisonnable. Mais la passion qu'il éprouva bien vite pour la cité des doges effaça tout regret. Le temps de mettre ses chaussures, il dévala l'escalier, suivi par le chat ravi de la distraction. Dehors la pluie tombait dure.
 
Le vieux facteur, pas fâché de s'abriter un instant, papotait en dialecte avec la grosse dame. "Une lettre et un paquet pour le jeune monsieur" lança l'homme à Philippe qui salua la voisine, remercia le facteur et rentra vite chez lui, son trésor serré contre sa poitrine. Il faisait toujours aussi sombre sur la ville, mais ce qu'il tenait dans les mains éclairait son chemin, comme un rayon de soleil inespéré qui se serait faufilé derrière lui dans l'escalier, sublimant la délicate odeur d'encaustique par un parfum de curiosité.
 
Le paquet arrivait d'Angleterre. Du Surrey exactement. Sa vieille amie Dachine, auteur de romans policiers à succès, chez qui il avait séjourné lorsque ses parents l'avaient consigné une longue année durant, dans un de ces collèges huppés à l'architecture improbable et qu'on dit hantés. Il y avait adoré l'échantillon de campagne anglaise qui entourait la maison et surtout le thé devenu depuis lors sa boisson favorite. En trouver du bon à Venise relevait du miraculeux. Partout de la poudre en sachets. Quelque fois un négoce de café proposait des thés aromatisés en vrac. Les grandes boites en fer dans lesquelles on les conservait avaient beau se donner des airs britanniques, il restait médiocre et trop cher. Le paquet contenait du thé justement et pas n'importe lequel. Son favori. Du Lapsang Souchong Imperial. Des larges feuilles noires et lisses au parfum de bois de hêtre et de pignes de pins brûlées. Le mot expliquait la raison de cet envoi. 
 
Noriko Kakura, qu'il avait souvent vu à Benton chez son amie romancière désirait voir Venise avant de rentrer au Japon. Philippe avait connu la jeune fille quand il était au collège. Ils avaient le même âge. Son père était diplomate et sa mère artiste. Ils vivaient à Hampstead, préférant la douceur des collines de cette douce banlieue aux appartements confinés de Kensington Grove où on cantonne les fonctionnaires des différentes légations. Philippe et Noriko se virent beaucoup dans la maison de Dachine. ils devinrent de très bons amis. Puis Philippe regagna la France et passés deux ou trois échanges de lettres, ils perdirent le contact. Noriko avait continué ses études à Oxford. Puis elle était partie aux États-Unis. Son doctorat en poche, elle retournait chez elle pour y travailler. 
 
La lettre expédiée six jours plus tôt annonçait l'arrivée de la jeune fille le jour même, par l'avion de 15 heures. Elle serait là pour le thé songea Philippe soudain affolé. La pluie dehors s'était enfin arrêtée et le ciel semblait vouloir s'éclaircir un peu. Les oiseaux s'étaient remis à chanter. Il fallait ranger un peu et préparer un peu la maison, mettre des draps dans le divan, changer les serviettes. Philippe se mit au travail sous le regard placide du chat toujours aussi ennuyé de ne pouvoir aller dormir sous le soleil. Quelques minutes plus tard tout était en ordre et la maison sentait bon le papier d'Arménie. Sur la table de la cuisine le plateau en bois et son napperon bleu, deux tasses, une assiette de biscuits, la théière. La bouilloire chauffait sur la vieille cuisinière. Douché, changé, Philippe attendait avec impatience son amie japonaise.

Il était un peu plus de 17 heures quand la sonnette retentit pour la deuxième fois de la journée. Philippe se pencha par la fenêtre. Il aperçut deux étages plus bas une jeune femme traînant une valise à roulettes. Elle portait un petit chapeau de pluie d'un joli vert. "le vert des feuilles de thé" se dit-il en allant ouvrir. Il descendit pour accueillir Noriko. Ils ne s'étaient plus revu depuis sept ans. Avaient-ils encore quelque chose à se dire ? Se retrouveraient-ils comme si de rien n'était ? Quand il ouvrit la porte il resta un instant comme tétanisé. Il avait devant lui une ravissante jeune femme au visage très doux et au sourire charmant. 
 
Comme lui, Noriko avait tout juste vingt-deux ans. "Hello Philippe my dear" lança-t-elle le regard amusé. Un peu gêné, il se pencha pour l'embrasser. Elle n'avait pas grandi mais son corps s'était épanoui et son visage était plus fin, ses yeux pétillaient comme avant et elle semblait entourée de lumière. Il prit sa valise et l'entraîna vers l'appartement. La bouilloire sifflait. La vapeur embuait les vitres de la fenêtre. Philippe enleva le couvercle de la théière, il s'approcha de la cuisinière et versa un peu d'eau chaude afin de chauffer la théière. Il vida l'eau dans l'évier puis de retour devant la cuisinière, il ajouta le filtre rempli de thé et couvrit d'eau, posa la théière sur le plateau et retourna dans le salon. Noriko caressait le chat en feuilletant une revue. Elle sourit à Philippe. Le chat se lova sur un coin du canapé et se mit à ronronner.

Ils se servirent et parlèrent longtemps. Au fur et à mesure que remontaient les souvenirs de leur adolescence londonienne, ils sentaient tous deux que quelque chose d'inhabituel se faufilait en eux en même temps que les gorgées de ce thé fumé aux senteurs délicieuses. Quand Philippe voulut se lever pour refaire chauffer de l'eau, ils s'aperçurent que la nuit était tombée. Ils avaient parlé plus de deux heures sans sentir le temps passer. Tant de choses à se dire. Ils reprirent du thé. Noriko avait apporté un disque. Ils l'écoutèrent en boucle. La pluie reprit, dense, bruyante. La nuit était noire et la ville silencieuse. Une cloche parfois résonnait dans le vide de la nuit. Et le bruit lancinant de la pluie sur les vitres. Son regard clair pénétra celui du garçon. 
 
Il eut soudain très envie de l'embrasser. La nuit fut un rêve de douceur et de joie. Ils ne se quittèrent plus. Noriko trouva un emploi de traductrice et de lectrice à la Ca'Foscari. Philippe a eu un peu de mal à faire accepter au chat leur nouvelle vie à trois. Chaque jour quand ils se retrouvent, ils boivent du thé. De l'Imperial Lapsang Souchong bien sûr, expédié tous les deux mois depuis une petite poste anglaise au fin fonds du Devon par leur amie Dachine. Sur la boite dans laquelle ils conservent ces feuilles précieuses, un poème de Kobori Enshu que Noriko a calligraphié :
Un bouquet d'arbres, l'été,
Un éclat de mer
La lune pâle du soir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vos commentaires :