J'ai décris à plusieurs reprises dans le premier Tramezzinimag, ce temps du collège à Bushey, près de Watford, dans une institution typiquement britannique, où je fus longtemps perdu avant que de trouver le biais qui me permit de quitter le brouillard moral dans lequel ce séjour inattendu m'avait tout d'abord projeté. Mon adolescence a vécu dans ces lieux assez impressionnants pour un enfant de quatorze ans toutes les saisons. Un hiver glacial, puis un bien joli printemps, un été rayonnant et joyeux puis un automne plein de poésie tout empreint de mélancolie. Tout cela au figuré bien entendu.
Surnommé Froggy par les garçons de ma maison, j'étais le seul français de toute l'école. Je n'étais pas une gloire dans les activités sportives, sauf à la course, aux barres parallèles et au cheval d'arçon, disciplines que j'adorais. Il me fallut jouer au rugby, découvrir les règles du cricket. J'ai appris. Autre chose d'assez sportif furent les corvées et routines qui furent mon lot pendant les premières semaines. J'étais parmi les derniers arrivés, très jeune et d'outre-Manche. Rien de méchant ni d'aliénant. Nous étions entre (jeunes) gentlemen : Il me fallait cirer les chaussures des préfets, faire briller les boucles de leurs ceinturons et les boutons dorés de leurs uniformes militaires, leur préparer thé et toasts après les cours, aller chercher le courrier des élèves de ma maison, apprendre les surnoms de chacun des enseignants de l'école.
Le Fagging a souvent été dépeint comme une tradition violente et aliénante, le cauchemar des nouveaux. Il n'en fut rien pour moi. Bien au contraire. Cela m'a permis de m'intégrer, d'être respecté aussi par tous mes camarades. En quelques semaines, habillé et coiffé comme chacun d'eux, nanti d'un vocabulaire qu'aucune professeur ne m'avait enseigné, très apprécié du bibliothécaire et protégé de mon correspondant, nouveau préfet de notre maison et de son meilleur ami proche parent de la reine, ma vie changea. L'hiver fit place au printemps.
N'étant pas sujet de Sa Très Gracieuse Majesté (ce que je regrettais ardemment à l'époque et peut-être encore un peu aujourd'hui), j'étais dispensé des périodes et entraînements militaires du vendredi. Mes camarades, tous cadets, endossaient une fois par semaine leur uniforme qu'avec d'autres bleus j'étais chargé d'entretenir. Cuirs et cuivres devaient reluire. Je n'y connaissais pas grand chose mais les fusils qu'il fallait fourbir dataient certainement de la Première guerre mondiale... J'assistais d'une fenêtre de la bibliothèque à leurs exercices de petits soldats. Tout cela était très exotique pour moi. Je n'y voyais que du folklore. Mais je mourrais d'envie d'être avec eux quand ils arpentaient le quadrangle au pas cadencé... Paradoxes de l'adolescence...
Tout ce temps libre que je ne passais pas à marcher au pas, me permit de découvrir des trésors : Chaucer, Shakespeare, Milton, Dunne, Keats, Byron, W. Makepeace Thackeray, Sterne, Shelley, Browning et... Bernanos. Je passais des heures dans cette immense bibliothèque située dans la grande tour, sous l'horloge. J'avais réussi à me faire dispenser des cours de mathématiques et de science, expliquant que toutes ces matières étaient en option en France et que je n'avais choisi aucune matière scientifique... Je ne sais pas si on me crut vraiment mais on me laissa tranquille. En revanche, j'étais des plus assidus aux cours de littérature anglaise, de français et d'histoire. Ce séjour fit de moi ce que je suis aujourd'hui bien plus que mes études ultérieures et toutes mes expériences professionnelles. Sans que je m'en doute, ma passion pour l'english way of life m'aura conduit à Venise et aux choix qui ont été les miens jusqu'à ce jour...
N'étant pas sujet de Sa Très Gracieuse Majesté (ce que je regrettais ardemment à l'époque et peut-être encore un peu aujourd'hui), j'étais dispensé des périodes et entraînements militaires du vendredi. Mes camarades, tous cadets, endossaient une fois par semaine leur uniforme qu'avec d'autres bleus j'étais chargé d'entretenir. Cuirs et cuivres devaient reluire. Je n'y connaissais pas grand chose mais les fusils qu'il fallait fourbir dataient certainement de la Première guerre mondiale... J'assistais d'une fenêtre de la bibliothèque à leurs exercices de petits soldats. Tout cela était très exotique pour moi. Je n'y voyais que du folklore. Mais je mourrais d'envie d'être avec eux quand ils arpentaient le quadrangle au pas cadencé... Paradoxes de l'adolescence...
Tout ce temps libre que je ne passais pas à marcher au pas, me permit de découvrir des trésors : Chaucer, Shakespeare, Milton, Dunne, Keats, Byron, W. Makepeace Thackeray, Sterne, Shelley, Browning et... Bernanos. Je passais des heures dans cette immense bibliothèque située dans la grande tour, sous l'horloge. J'avais réussi à me faire dispenser des cours de mathématiques et de science, expliquant que toutes ces matières étaient en option en France et que je n'avais choisi aucune matière scientifique... Je ne sais pas si on me crut vraiment mais on me laissa tranquille. En revanche, j'étais des plus assidus aux cours de littérature anglaise, de français et d'histoire. Ce séjour fit de moi ce que je suis aujourd'hui bien plus que mes études ultérieures et toutes mes expériences professionnelles. Sans que je m'en doute, ma passion pour l'english way of life m'aura conduit à Venise et aux choix qui ont été les miens jusqu'à ce jour...
«Toute existence est une lettre postée anonymement ; la mienne porte trois cachets : Paris, Londres, Venise ; le sort m'y fixa, souvent à mon insu, mais certes pas à la légère.»(Paul Morand)Il serait grossier de ma part d'oser faire un parallèle entre ma jeunesse et celle de Paul Morand. Cependant j'y ai trouvé quelques ressemblances et ma vie adolescente, à une plus modeste échelle of course, fut pareille à celle de l'écrivain. Même environnement diplomatique, même prééminence de la représentation sociale, des usages et des traditions même univers cosmopolite, mêmes atavismes grands bourgeois issus d'avant 1870, une certaine idée de la vie, un langage, une «manière de dire» disait ma grand-mère... Mais aussi mêmes lieux-phares : Londres et Venise. Cette proximité je l'ai aussi trouvée à la lecture de mon compatriote Bernard Delvaille qui aimait Londres et Venise aussi.
Ce ne furent pas mes seuls mentors. Matzneff offrit à mes quinze ans, avec son journal, certains de ses récits et ses chroniques dans Combat, une meilleure connaissance de l'orthodoxie et des penseurs russes d'avant la catastrophe de 1918 et les soixante-dix ans de chape de plomb. Roland Barthes m'apprit à penser bien mieux que Sartre que j’abhorrais en dépit de ses mots d'une émouvante vérité sur la Sérénissime. Ni Morand, ni Delvaille, ni Matzneff ne figuraient au catalogue de la bibliothèque du collège où j'aiguisais mes goûts littéraires à défaut d'apprendre à défiler fusil sur l'épaule. Mais un auteur dont je n'avais jamais entendu parler auparavant apposa sur moi une marque qui demeure encore à ce jour. Il s'agit de Marc Bloch.
Le House Master de notre maison, chez qui nous étions assez souvent conviés, possédait une imposante bibliothèque. Il possédait la collection complète reliée des Punch, la revue satirique née dans les années 1840, et beaucoup d'ouvrages d'histoire et de philosophie. C'est lui qui me fit lire Historian's craft, titre anglais du fameux ouvrage de Bloch, Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien après une passionnante conversation et plusieurs tasses de thé avec cet homme dont le nom m'échappe aujourd'hui, mais à qui je dois de m’être sorti avec bonheur de ces longs mois d'enfermement dans un univers auquel rien ne m'avait préparé. J'ai retenu (je l'ai en fait noté ce soir-là dans mon journal) que c'est «l'homme vivant qu'il fallait chercher sous la poussière des archives et dans le silence des musées», comme l'exprima si clairement Georges Duby dans la Leçon inaugurale qu'il prononça au Collège de France (publié chez Gallimard en 1971). Je ne pense pas avoir tout compris à l'époque, bien que Le lecteur goulu que j'étais déjà dévorait toutes sortes d'ouvrages dans une polymorphie qui pourrait presque sembler pathologique. Je n'étais qu'un enfant curieux et imaginatif. Sociable mais solitaire, j'étais peu enclin à courir après un ballon ou taper dans une balle.

Le House Master me fit cadeau du livre que je possède encore. Je l'ai lu récemment en français dans l'édition publiée chez dans la collection Quarto qui regroupe plusieurs ouvrages de l'historien, intitulé «L'Histoire, la Guerre, la Résistance». Je suis toujours ému en pensant que c'est un professeur britannique qui m'apprit l'existence de cet auteur, esprit brillant et grand résistant qu'exécutèrent les nazis quelques jours avant leur reddition. Les liens qui m'unissent ainsi à ma jeunesse en Angleterre et mon coming of age à Venise sont liés par deux éléments déterminants : l'Histoire et la littérature.
En revoyant mon chemin de vie, je puis dire à l'évidence comme l'a écrit Paul Morand, que «Venise résume dans son espace contraint ma durée sur terre, située elle aussi au milieu du vide, entre les eaux fœtales et celles du Styx ».
Arrivé à un âge où revenu de toute vaine ambition, on n'a plus rien à prouver, les rancœurs se sont émoussées ; A quoi bon ressasser regrets et échecs ? Il ne faut conserver que ce qui nous construit bien davantage que ces sentiments négatifs qui, accaparèrent hélas trop souvent de temps dans notre vie. Ne retenir que nos rencontres avec des êtres d'exception, la découverte des textes, des peintures ou des musiques qui instillèrent en nous, le plus souvent sans que nous nous en rendions compte, non pas les ferments de ce que nous devenons mais de ce que nous sommes depuis toujours. Mystère insondable que ma foi attribue depuis que je suis capable de penser, à un dieu bienveillant dont notre esprit cauteleux et retors déjoue la plupart du temps les projets qu'il a pour nous. Pourtant, Il revient à la charge avec entêtement, car Lui sait ce qui est bon pour nous.
Les plus chanceux finissent par céder et on peut dire, quand ils nous quittent, que leur vie fut une vraie vie, leurs actions de véritables gestes vers les autres, et qu'avec eux l'humanité a fait de grands pas en avant... De toutes ces pensées, ce professeur bienveillant et passionné que j'ai croisé sur le chemin de ma vie a permis que je retienne l'essentiel, en aiguisant ma curiosité et mon intérêt pour des sujets - et des idées - qui toujours correspondaient à ce qui vibrait naturellement en moi. Il voulait que je reste et rentre à Oxford. je ne m'en sentais pas capable ou bien déjà un sentiment d'imposture me poussait à fuir avant que soit d'être découverte ma médiocrité...
Je me souviens avoir été très ému lors de la première vision du film de Peter Weir, The Dead poet society (Le Cercle des poètes disparus) sorti en 1990. En voyant et en entendant le rutilant professeur John Keating (sur)joué par l'acteur Robin Williams. Je me suis revu soudain dans le salon de ce House Master qui savait nous intéresser à mille curiosités intellectuelles. Mes véritables Humanités, c'est dans cette école que je les ai faites.
Nous abordons donc les derniers jours de l'hiver. Linda Gregg découverte par hasard m'a fait penser à une autre poétesse anglaise. Emily Dickinson. Elle aussi a écrit de bien jolies choses sur l'hiver. Parler des femmes écrivains anglo-saxonnes semble bien éloigné de Venise et de sa civilisation. Pourtant, bien des vers de Shakespeare à Robert Browning, et bien d'autres encore, qui nous régalent aujourd'hui doivent leur existence à Venise qui les a inspirés.
Je me souviens avoir été très ému lors de la première vision du film de Peter Weir, The Dead poet society (Le Cercle des poètes disparus) sorti en 1990. En voyant et en entendant le rutilant professeur John Keating (sur)joué par l'acteur Robin Williams. Je me suis revu soudain dans le salon de ce House Master qui savait nous intéresser à mille curiosités intellectuelles. Mes véritables Humanités, c'est dans cette école que je les ai faites.
Nous abordons donc les derniers jours de l'hiver. Linda Gregg découverte par hasard m'a fait penser à une autre poétesse anglaise. Emily Dickinson. Elle aussi a écrit de bien jolies choses sur l'hiver. Parler des femmes écrivains anglo-saxonnes semble bien éloigné de Venise et de sa civilisation. Pourtant, bien des vers de Shakespeare à Robert Browning, et bien d'autres encore, qui nous régalent aujourd'hui doivent leur existence à Venise qui les a inspirés.
Et puis Tramezzinimag est un blog où s'exprime un Fou de Venise depuis bientôt douze ans qui aime à partager ses goutes culinaires, ses lectures et ses idées.
On dit que l'hyper-communication annihile nos relations. J'ose penser que Tramezzinimag les entretient au contraire et les nourrit, modestement, d'idées et de sujets assez divers. Tant qu'il se trouvera - plaise à Dieu que cela dure toujours - un lecteur intéressé, amusé et satisfait. Que celui-là et les autres qui forment la grande famille des Amis du blog, soient remerciés pour leur indéfectible fidélité.
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