Connaissez-vous "la barcheta" ? Cette merveilleuse chanson en dialecte vénitien, immortalisée par Reynaldo Hahn en 1901 (Venezia, n°2. Chansons en dialecte vénitien), est en fait un poème de Pietro Buratti (1772-1832) surtout connu pour son poème lyrique et satirique intitulé "elefanteide"  qu'il écrivit en 1815 et dont le manuscrit est conservé à la Marciana.  L'auteur y raconte en 800 vers épiques, le fameux épisode de ce pauvre  éléphant qui dans les années 1780 effraya tout Venise en s'échappant  d'une ménagerie pendant le carnaval. Mais avant de vous raconter cette  histoire assez drôle, laissez-moi vous donner les paroles de cette belle  chanson superbement mise en musique par le compositeur français. 
Il en existe une transcription pour sextuor de violoncelle qui vient d'être publiée chez Maguelone dans une magistrale interprétation de Roland Pidoux avec le Quatuor Gabriel. Il existe un enregistrement de Reynaldo Hahn lui-même qui s'accompagne au piano, sur le site consacré au compositeur, et ce très beau disque paru chez Hypérion que j'ai découvert sur le forum du Campiello, intitulé "Souvenirs de Venise" avec le ténor anglais Anthony Rolfe Johnson. J'ai écouté la première fois cette mélodie à Venise, dans les années 80 grâce à Annette Hahn, étudiant alors avec moi la langue italienne. Je ne connaissais le compositeur que par le roman de Roger Peyrefitte "l'exilé de Capri",  dont je venais de trouver l'édition originale chez le vieux bouquiniste  de la Strada Nova qui a fourni la plupart des rayons de ma  bibliothèque. Il y était question d'une mélodie de Hahn sur un texte du romantique Jacques d'Adelsward-Fersen "Chantez-moi doucement, la douleur d'être fou sur la terre, Chantez-moi voulez-vous, la douceur d'un amant solitaire". Cet Adelsward-Fersen esthète richissime, aujourd'hui oublié, publia de nombreux recueils de poésie dont certains sont réellement de qualité, chez Messein, l'Editeur de Verlaine. Il fut l'ami de Reynaldo Hahn, de Jean Lorrain et de tant d'autres brillants esprit de la Belle-époque. Il écrivit le premier roman sur Venise du XXe siècle : "Notre Dame des mers mortes". Annette Hahn était la petite fille (ou bien la petite-nièce, je ne sais plus très bien) du compositeur. Elle en parlait souvent et de là naquit mon intérêt pour le musicien. Je découvris des partitions dans la bibliothèque du Conservatoire Marcello, et parfois de vieux gondoliers chantaient des mélodies qu'il composa à Venise. Dont cette barcheta merveilleuse.
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La note è bela,
Fa presto, o Nineta,
Andemo in barcheta
I freschi a ciapar !
A Toni g'ho dito
Ch'el felze el ne cava
Per goder sta bava
Che supia dal mar.
Ah!
...
Che gusto contarsela
Soleti in laguna,
E al chiaro de luna
Sentirse a vogar!
Ti pol de la ventola
Far senza, o mia cara,
Ghè zefiri a gara
Te vol sventolar.
Ah!
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Se gh'è tra de lori
Chi troppo indiscreto
Volesse dal pèto
El velo strapar,
No bada a ste frotole,
Soleti za semo
E Toni el so' remo
Lè a tento a menar.
Ah!
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Après cet intermède musical, voyons cette histoire d'éléphant. Je vous la rapporte telle que mon ami Umberto Sartory  la présente. Nous sommes dans les années 1780, peut-être un peu avant  ou un peu après. Des forains installèrent sur la Riva dei Schaivoni  leurs roulottes. Parmi les attractions présentées, il y avait un jeune  éléphant d'Inde que ces romanichels exhibaient contre un sequin. Cette  merveille de la nature jamais vue dans la cité des Doges devint  tellement à la mode et suscita un tel enthousiasme qu'il fallut  organiser la circulation autour du campement avec force gens d'armes.  Les spectateurs accouraient de partout pour voir l'animal dans sa  baraque de toile et de bois. Une nuit, le pachyderme, peut être lassé de  tant de bruits et de mouvements autour de lui, peut être énervé par  l'air marin de la lagune, décida de reprendre sa liberté. Il cassa les  chaînes qui le retenaient et défonça l'une des parois de la baraque. Il  s'offrit un tour de Venise "by night" en semant la panique sur son passage.  Toutes les tentatives de la maréchaussée pour l'arrêter dans ses  divagations restèrent vaines et ne firent que l'agacer davantage. Tout  le monde sait que les éléphants sont des animaux débonnaires mais la  patience à ses limites et l'animal n'en pouvant plus de tout ces  hurlements, ces coups de feu, ces êtres humains qui s'enfuyaient de tous  côtés, tout échevelés et poussant des cris de sauvages, eut un geste de  colère qui parut bien déplacé : il enfonça d'un coup de tête la porte  de l'église San Antonio (à moins que ce fut San Iseppo) à  Castello et pénétra dans l'édifice au grand dam du curé et des bigotes  qui s'y trouvaient. Il recherchait certainement un peu de paix dans ces  saints lieux. Mais les vénitiens ne le comprirent pas ainsi et les cris  et la panique redoublèrent. L'infortuné animal, aussi déplacé à cet  endroit qu'un chien dans un jeu de quilles, posa malheureusement ses  énormes pattes sur une pierre tombale qui céda sous son poids.  Emprisonné dans cette cage insolite, il fut vite solidement enchaîné de  bronze. 
Les  magistrats de Venise qui n'avaient ni pitié ni commisération à l'égard  des merveilles de la nature quand elles sont susceptibles de troubler  l'ordre public, décrétèrent dans une procédure d'urgence (contrevenant à tous les usages de la République qui se voulait toujours juste, et réfléchie en tout),  la condamnation à mort de la bête rebelle et sacrilège, deux défauts  très mal vus par la magistrature en général. La sentence fut aussitôt  exécutée sur la Piazza San Marco par un coup de canon tiré à bout  portant, devant une foule ravie et qui cette fois n'avait pas eu à payer  pour assister au spectacle.
Cette histoire tragi-comique inspira donc le poète satirique Pietro Buratti pour son célèbre poème épique "Elefanteide" (référencé à la Marciana sou le numéro : LEO A 0616), L'histoire revue par Buratti se  passe en 1815 et sert de prétexte à l'auteur pour dénoncer les  exactions et les bêtises de la nouvelle administration vénitienne, mise  en place par l'infâme caporal corse puis par l'occupant autrichien. Le  pauvre éléphant victime de la bureaucratie et des petites peurs des  médiocres petits bourgeois qui administraient alors Venise, devient dans  les vers du poète le symbole d'une vis naturalis spontanea injustement persécutée. 
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Mais  la note de présentation du squelette conservé au musée d'Histoire  Naturelle du Fondaco dei Turchi ne dit pas la même chose. Le jeune  éléphant d'Inde avait effectivement été exhibé dans toutes les rues et  campi de la ville. Le spectacle terminé, il fut mis dans une barque pour  quitter Venise mais pris de frayeur il piétina son gardien et regagna  la rive où il fut pourchassé par des soldats. Il se réfugia dans  l'église S. Antonio ou les troupes le contraignirent à rentrer dans un  espace étroit d'où il ne put s'échapper et là ce fut le massacre puisque  on découvrit plus de 50 douilles de balles dans ses flancs... Et la  scène ne se déroulait pas au XVIIIe mais dans les premières années du  XIXe, pendant l'occupation autrichienne. Je préfère pour ma part la légende racontée aux enfants qui rappelle le tableau de Pietro Longhi où l'on voit des masques visiter la baraque d'un pauvre rhinocéros bien ennuyé par tout ce tapage et ce voyeurisme de mauvais aloi !
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