"Signor Lorenzo, signor Lorenzo, aiuto !"
 C'est avec ces paroles inquiétantes hurlées plutôt que prononcées par 
la vieille dame du second, au moment où j'allais ouvrir les volets de la
 galerie Ferruzzi, au 710 de la Fondamenta Venier, à San Vio, dont j'étais depuis quelques mois le responsable, que commença ma journée. 
 
C'était un matin de printemps, 
l'air était doux, la lumière diaphane. Le quartier étai encore 
silencieux. Seul le petit bar de l'autre côté du rio delle Torreselle 
était déjà ouvert, diffusant la délicieuse odeur du café fraîchement 
moulu. Les cris venaient d'une des fenêtres au-dessus de la galerie. La 
voisine échevelée penchait la tête et gesticulait, visiblement en prise à
 une certaine panique. j'imaginais déjà un incendie ou je ne sais quel 
horrible accident.
 
La porte du 709 était ouverte, je 
grimpais l'escalier quatre à quatre. Arrivé sur le palier du deuxième 
étage, la première porte était entrouverte. La Signora était 
littéralement agenouillée, la tête inclinée devant une banquette. Elle 
en soulevait d'une main les franges et de l'autre essayait d’attraper 
quelque chose. On entendait des feulements. Échevelée, la vieille dame 
d'habitude toujours très élégante, était méconnaissable. Vêtue d'un 
peignoir parme et en pantoufles, elle semblait désorientée. Sous le 
divan, sa chatte Melia, belle petite siamoise
 d'un an, était en train d'accoucher pour la première fois. Et cela ne 
se passait visiblement pas très bien. L'animal miaulait de terreur et la
 vieille dame gémissait et hurlait.

 
Je me penchais à mon tour. Le 
spectacle était assez effrayant : la petite chatte, certainement 
terrorisée par les douleurs de l'enfantement, coincée entre les ressorts
 et les lattes du sommier, ne parvenait plus se dégager. Le travail 
avait commencé, et un chaton pendait lamentablement, une patte accrochée
 à un bout de ressort métallique. La chatte miaulait désespérément, et 
la vieille dame se lamentait de plus belle. 
 
Ma salive ravalée, j'entrepris de 
soulever le divan. C'était un de ces gros meubles en bois sombre comme 
on en trouve beaucoup à Venise, vestige des décors très en vogue du 
temps des autrichiens. Il était aussi lourd qu'un bahut breton. La 
chatte, comprenant qu'on venait à son secours s'était mise à ronronner. 
Le petit, suspendu au sommier, tout dégoulinant et poisseux, remuait ses
 petites pattes comme s'il cherchait à se sortir de cette position, peu 
naturelle pour un nouveau-né. Le divan soulevé et le dosseret posé sur 
le sol, je réussis à écarter deux énormes ressorts, libérant la pauvre 
bête et son petit. La vieille dame vida une boite à ouvrage matelassée 
qui se trouvait à portée. elle la garnit d'un coussin et le recouvrit 
d'une serviette. On y déposa enfin la jeune maman. Dans les minutes qui 
suivirent, trois petits vinrent rejoindre leur aîné revenu de loin et 
qui déjà tétait goulûment. 
 
Soulagée, la Signora me proposa un 
café. Elle disparut quelques minutes dans sa chambre et revint coiffée 
et pomponnée. Son visage avait repris des couleurs, et un large sourire 
éclairait son regard. Le divan remis en place et les traces de 
l'accident effacées, le salon avait retrouvé son atmosphère paisible. 
Situé exactement au-dessus de l'entrée de la galerie, il était rempli de
 meubles en acajou. Le pavimento me sembla assez ancien, jaune et
 blanc, il était recouvert d'un tapis de laine. Aux murs plusieurs vues 
anciennes et des broderies comme on en réalisait beaucoup à la fin du 
XIXe. "Savez-vous que cette pièce a été occupée par Henri de
 Régnier, le poète français ? La maison était une pension tenue par mes tantes. Il a habité
 ici à plusieurs reprises. Il voulait toujours une des chambres qui 
donnent sur le jardin, mais mes tantes disaient qu'elles étaient trop 
sombres". 
 
J'avais eu l'occasion à plusieurs 
reprises de visiter la Ca'Dario que personne alors n'habitait vraiment. 
Au Palais Mocenigo, la 
comtesse Foscari
 m'avait montré un vieux livre d'or où l'écrivain avait laissé un mot et
 sa signature, l'antiquaire du campiello Barbaro avait essayé de me 
vendre un encrier en papier mâché jaune très abimé, prétendant qu'il lui
 avait appartenu... Mais je n'avais jamais senti sa présence avec autant
 d'acuité. Moi qui prétendait devenir écrivain, je me trouvais soudain, 
par le plus grand des hasards et l'imprudence d'une jeune chatte 
parturiente, dans une pièce où il avait certainement écrit ou réfléchi à
 ses livres à venir. Des fenêtres on dominait le rio et ses deux quais, 
celle de San Vio où se dresse la maison, et la Fondamenta Zorzi Bragadin
 où on voit le jardin cachés par de hauts murs au regard des passants et
 le portique de pierre qui ouvre sur le campiello Sabbion avec son joli 
puits. Henri de Régnier décrit la maison des Sorelle Zuliani dans le 
premier volume de L'Altana où la Vie vénitienne.  
 
Quelques jours plus tard, la 
vieille signora vint me voir à la galerie. Mon bureau était dans la 
salle du fond. Voûtée, elle donne sur les jardins du palais Venier. Un 
grand fauteuil club recouvert de tissu peint à larges rayures par 
Ferruzzi accueillit la dame un peu plantureuse. "Mes tantes n'aimaient pas ce jardin, il faisait trop d'ombre dans la maison et amenait les moustiques".
 Détail déjà noté par Régnier. Elle était venue me remercier, et posa un
 petit paquet sur mon bureau. Dans le papier de soie mauve, je découvris
 deux petits miroirs ovale au tain un peu passé encadrés par de jolis 
volutes en stuc noir à l'imitation de l'ébène. "Ils ont toujours été dans la maison et j'ai pensé que cela vous plairait de les avoir". Je les vois chaque matin quand je me lève, et je pense alors à la vieille Signora, aux sœurs Zuliani, à Henri de Régnier dont ils ont certainement réfléchi l'image, du temps où il vivait au 709 de la Fondamenta Venier.