Gérard-Julien
  Salvy a créé en 1972 la revue L'énergumène,
  puis, en 1981, les Cahiers
  de l’Énergumène
  où architecture, arts plastiques et littérature étaient disposés
  côte-à-côte. Depuis trois ans, il anime les éditions qui
  portent son nom avec le désir intact de marier les différences,
  les hasards et les goûts selon ses propres tendances. 
J'ai
  découvert les Cahiers
  de l’Énergumène
  en 1989, quelques mois avant de créer Le
  Festin.
  Cette rencontre m'a troublé car je trouvai dans cette revue
  l'affirmation brillante d'envies personnelles non encore affirmées,
  parmi lesquelles celle de montrer des objets, des formes, des
  tendances variées, pas forcément complémentaires mais, qui,
  mises bout à bout, ressemblaient à ce "paysage" fictif
  dont parle Gérard-Julien Salvy. L'éditeur fête aujourd'hui le
  trentième titre de sa collection avec la parution du livre de Bret
  Easton Ellis, American
  Psycho.
  Je crois qu'il n'est aucune de ces parutions (L’Énergumène
  (1972), les Cahiers
  de l’Énergumène
  (1981), L’Égoïste
  de luxe
  (1977), les Éditions
  de l’Énergumène...) qui ne participe à la distinction, à
  l'audace et à l'intelligence d'un goût personnel : le fonds le
  plus précieux d'un éditeur véritable.
LE
  FESTIN :
  Le commencement de votre activité de collectionneur et
  l'élaboration de la revue L’Énergumène
  ont été simultanés. 
GÉRARD-J.
  SALVY
  : Oui, à peu près. Je suis né dans une famille de
  collectionneurs  versatiles, ce qui est une contradiction dans
  les termes. Des collections commençaient et étaient abandonnées
  au bout de six mois ou de cinquante ans. Le
  résultat de cette obsession familiale était une volonté de
  collection qui ne parvenait jamais à s'assouvir. J'ai donc ainsi
  vécu dans cette folie douce qui caractérise assez bien le
  collectionneur, une sorte d'excitation permanente et de déception
  irrémédiable. Le drame du collectionneur est d'être pris dans un
  mouvement contraire : arriver à la pièce unique ; or la pièce
  unique, est la destruction de l'idée même de collection.
Par
  goût personnel je me suis intéressé aux dessins d'architecture,
  essentiellement de la fin du XVIII eet de la première moitié du XIXe
  siècle... Un peu par hasard aussi :  j'ai commencé vers seize ans,
  au milieu des années 1960, et c'était alors un domaine assez
  vierge, on pouvait devenir facilement collectionneur avec une
  volonté d'achat régulière. A l'époque, les collectionneurs
  agissaient dans une contrainte culturelle bien délimitée :
  d'abord chronologique — on n'imaginait pas de collectionner un
  objet qui ne soit pas antérieur à la dernière guerre —,
  ensuite limitée au champ artistique des Beaux-Arts et des Arts
  Décoratifs... Finalement, j'ai accumulé des centaines de dessins.
  Puis, à un moment, je me suis arrêté car j'étais arrivé à
  toutes les permutations possibles à l'intérieur de ma collection.
  Ne voulant plus entretenir celle-ci, je l'ai un peu épurée de ce
  qui me semblait secondaire ou répétitif.
Cependant mon goût
  de collection ne s'est pas amoindri pour autant et comme il était 
  lié à un goût des livres — pas bibliophilique, un goût pour
  la littérature —, il s'est transformé en activité éditoriale.
  La revue L’Énergumène
  en a donc été l'un des premiers avatars, d'autant plus que j'ai
  eu l'idée de faire ce métier— au moins pour les revues,
  maintenant pour les livres — dans un état d'esprit de
  collectionneur en me donnant à l'avance une limite. Dans le cas de L’Énergumène,
  et des Cahiers
  de l’Énergumène
  par la suite, j'ai décidé que ce serait douze numéros pour la
  première et sept ou huit pour la seconde qui, 
en
  définitive s'est arrêtée un peu plus tôt pour des raisons
  personnelles. Et n'étant pas moi-même un praticien, n'ayant
  aucune velléité d'écrivain - L’Énergumène
  était strictement littéraire -, j'ai agi purement comme un
  collectionneur, c'est-à-dire en m'intéressant autant au rapport
  entre les textes ainsi réunis qu'à eux-mêmes. Ma démarche me
  poussait à m'intéresser à la juxtaposition de ces textes, à une
  certaine configuration qui, en fait, était un paysage, et tout
  paysage est le fruit d'une démarche de collectionneur.
Ceci ne
  m'a jamais quitté et dans le cadre des Cahiers
  de l’Énergumène,
  qui s'étaient élargis aux arts plastiques et à l'architecture,
  cette même démarche s'est poursuivie. La singularité de cette
  revue était d'être faite par quelqu'un qui n'intervenait en
  aucune façon dans les domaines qu'il publiait : je n'avais partie
  liée ni avec la littérature ni avec la peinture ni avec
  l'architecture, sinon en amateur. Je n'ai jamais voulu écrire de
  texte liminaire, je n'ai jamais donné d'interview à cette époque.
  Dès que l'on commente, on retire déjà une partie de ce rêve, il
  faut laisser les gens circuler dans le paysage que l'on a
  construit, c'est à eux de choisir leur chemin. 
LE
  FESTIN :
  Le glissement n'est-il pas important entre le collectionneur et le
  directeur d'une revue, entre celui qui s'approprie les œuvres et
  celui qui travaille à leur diffusion ?
GÉRARD-J.
  SALVY
  : Ce n'est qu'apparence. Ceux qui collectionnent dans un même
  domaine sont tout aussi spectateurs de ce que chacun fait que le
  lecteur qui achète une revue dans une librairie — le cercle est
  beaucoup plus large, c'est la seule différence. Quand on
  collectionne, on s'intéresse à un certain nombre d'artistes, on
  sait qui s'y intéresse aussi, qui a tel tableau, etc. En effet, il
  y a appropriation personnelle mais elle est limitée par le fait
  que les œuvres circulent et sont prêtées si elles doivent
  l'être. L'audience concernée par un artiste connaît toute son
  œuvre bien qu'elle soit "appropriée" par des
  collections publiques ou privées. En fait, on ne peut s'approprier
  totalement qu'une chose qui n'intéresse personne. D'ailleurs, ceci
  se vérifie dans toute l'histoire de l'art, puisqu'il n'y a pas
  d'œuvre qui ait durablement disparue de la connaissance. Ensuite,
  je n'ai jamais réussi à savoir s'il y avait vraiment une volonté
  d'appropriation de la part du collectionneur.
LE
  FESTIN :
  A l'inverse, la revue représente une multiplication gigantesque à
  des centaines ou des milliers de lecteurs immédiats.
GÉRARD-J.
  SALVY
  : Oui. Comme l'idée de collection est parfaitement vaine et
  qu'elle est d'autre part une façon de conjurer la folie — pour
  ne pas plonger dans la démence —, le fait de publier n'y change
  pas grand chose. J'ai toujours vu ma revue comme une unité : c'est
  toujours une chose unique avec cette particularité qu'elle se
  répète à x
  exemplaires. A l'identique, elle arrive chez quelqu'un et, à ce
  moment-là, elle redevient autre chose, à l'intérieur d'un autre
  paysage physique ou mental.
LE
  FESTIN :
  Au moment de votre collection, étiez-vous autant séduit par les
  œuvres de prix, et donc rares, que par l'ensemble, en comparaison
  plus moyen, de la collection ?
GÉRARD-J.
  SALVY
  : C'est assez complexe. Ce qui crée la valeur de l'objet n'est pas
  un élément précis. Il ne s'agit pas d'une économie pure, mais
  d'une économie de jeu, la valeur n'est pas créée par la rareté
  ; la valeur est motivée par la singularité, l'exception, le
  complément à l'ensemble dont elle deviendrait une clé et ce qui
  est essentiel est l'amour que l'on a pour une pièce plutôt qu'une
  autre. La collection étant dynamique, elle ne peut jamais vraiment
  se définir : on en retire des éléments autant qu'on en acquiert.
  On reconnaît un vrai collectionneur à sa capacité d'éliminer
  des pièces : dans une construction, certaines ne servent plus
  parce que la collection prend une autre direction et leur présence
  en atténue la cohérence ; ce qui est retiré l'est selon le
  sentiment du collectionneur, et non pas selon un critère
  économique. C'est pourquoi le problème ne me semble pas devoir
  être posé de cette manière.
LE
  FESTIN :
  Qu'avez-vous gardé de votre propre collection ? 
GÉRARD-J.
  SALVY
  : Je n'ai gardé que les manifestations pures du néo-classicisme,
  j'ai retiré tout ce qui était superfétatoire ou postérieur. Ce
  qui m'intéresse dans l'histoire de l'art, c'est l'histoire du goût
  plus que l'histoire des objets eux-mêmes, ce qui explique ma
  vieille passion pour Mario Praz. Je n'arrive pas à m'expliquer la
  pauvreté des écrits français sur l'histoire du goût à la
  différence des Anglo-saxons ou des Italiens. Ce qui m'intéresse,
  ce sont les changements de comportements dans la quête du beau ;
  observer, dans le sens du mouvement collectif et inconscient, ce
  qui fait qu'une tendance se dégage dans une petite période — ce
  bouleversement du néo-classicisme s'est d'ailleurs joué sur peu
  d'années et fut la clôture d'une esthétique qui avait régné
  pendant les cent années précédentes ! Ces révolutions du goût
  précèdent curieusement des révolutions politiques. Le sentiment
  esthétique anticipe le sentiment social. Cela ne m'intéresse pas,
  mais je l'ai observé...
LE
  FESTIN :
  Avez-vous entrepris la construction de ces numéros en essayant de
  rendre quelques unes des tendances de l'époque ?
GÉRARD-J.
  SALVY :
  Non, il n'y avait aucune volonté de rendre compte de l'époque, je
  n'en ai jamais éprouvé l'intérêt. Ce qui m'intéressait, était
  le spectacle de mes goûts dans une époque. Je n'ai pas
  l'obsession de me dire que je dois absolument savoir, observer les
  tendances de mon temps. Mes revues n'ont jamais été réalisées
  dans cet esprit : je ne sais pas si elles sont anachroniques
  mais elles sont, en tout cas, intemporelles, puisque dans les
  Cahiers
  de l’Énergumène,
  vous pouviez avoir dans un même numéro Cy Twombly pour la
  peinture et Schinkel pour l'architecture. Donc, à moins de tenir
  un discours spécieux, je ne vois pas en quoi cela pouvait
  rejoindre les préoccupations de l'époque. Ce sont des
  préoccupations privées manifestées en public. Le corrélat,
  d'ailleurs, de cette attitude est qu'il n'y a aucune part critique.
  Je n'ai fait que publier sans jamais proposer la moindre analyse.
  Il faut aussi tenir compte de l'époque : elle était diablement
  saturée de discours en tous genres et sur tous les domaines, on
  était en pleine folie des sciences humaines ; il y avait donc,
  bien que j'y fus mêlé — j'ai suivi les cours de Roland Barthes
  —, une réaction contre ce phénomène. J'étais exaspéré par
  toute cette logomachie et cela a accusé un trait de mon
  tempérament.
LE
  FESTIN :
  La meilleure façon d'être dans une époque, n'est-elle pas d'en
  être l'observateur situé entre le conservatisme et les
  avant-gardes qui l'animent inévitablement mais ne suffisent pas,
  chacun de son côté à la constituer entièrement ?
GÉRARD-J.
  SALVY
  : Je ne me voyais pas comme un observateur, mais plutôt comme un
  voyageur qui s'arrête quand il croise quelque chose qui
  l'intéresse et reprend son chemin quand il a épuisé son plaisir.
  J'ai voyagé dans un certain nombre de domaines en essayant de ne
  pas être tenté par la hiérarchie. Je suis voyageur par
  tempérament, au sens classique du terme. J'aime rester longtemps
  dans les mêmes endroits et j'ai agis de même en tant qu'éditeur
  : j'ai déambulé selon mes envies et mes intérêts. On peut aimer
  l'architecture industrielle du Nord de la France et les villes de
  Toscane, il n'y a pas d'incompatibilité ni de hiérarchie à
  établir entre les deux. D'ailleurs — et ce doit être encore de
  l'égoïsme —, les querelles ne m'intéressent pas : elles
  ridiculisent généralement les gens qui y prennent part et
  anéantissent souvent les meilleures causes ; enfin ce n'est
  pas dans mon tempérament.
LE
  FESTIN :
  A quelles personnes avez-vous fait appel pour intervenir dans ces
  deux revues ?
GÉRARD-J.
  SALVY
  : Je suis allé dans toutes les directions. Très jeune, j'ai connu
  Henri Michaux, parce qu'il était lié aux parents de mon meilleur
  ami : il fut donc un parrain lointain de la revue, nous en avions
  parlé et il me confia des textes. En réalité, il arrive très
  souvent que l'on connaisse des gens et, tout à coup, l'on découvre
  au hasard d'une phrase une part d'eux qu'on ignorait et qui peut
  s'avérer sinon centrale en tout cas très importante dans leurs
  émotions. Une revue a ce grand mérite, pour les agréments de la
  vie quotidienne, de vous amener à ce genre de découvertes et de
  rencontres. Il me semble que c'est l'un des éléments moteurs pour
  lesquels on puisse mener une revue. Ou alors, ce sont des raisons
  de pouvoir, ce qui me paraît dérisoire.
Pour répondre plus
  précisément à votre question, il n'y a jamais eu de groupe
  permanent : par exemple, je trouvai une direction comme la
  littérature de la double-monarchie qui, à l'époque,
  n'intéressait personne. Ma découverte de l'Empire des Habsbourg,
  de la Vienne finissante — il n'y avait pas encore eu le numéro
  de Minuit
  consacré
  à cela —, s'est faite par hasard, avec l'aide d'un ami musicien,
  un peu germaniste, qui avait trouvé une collection complète de
  Die
  Fackel,
  revue qui était le centre de ce qui se passait à Vienne, et nous
  avons travaillé ensemble. Il n'y a pas eu en définitive de
  contact privilégié et systématique, ce furent des déambulations,
  passant puis repassant par certains lieux privilégiés et en
  explorant de nouveaux...
LE
  FESTIN :
  A la lueur de ce que vous dîtes, on peut croire que
  l'appropriation que vous refusiez au collectionneur existe bel et
  bien chez le directeur de revue...
GÉRARD-J.
  SALVY
  : En effet, il y a une appropriation dans la façon dont les choses
  sont organisées les unes par rapport aux autres, elle se fait dans
  l'interprétation de ce que l'on rend public, surtout si l'on n'y
  ajoute aucun commentaire. Là, existe bel et bien une appropriation
  perverse, certainement plus forte que celle d'un objet par un
  collectionneur.
LE
  FESTIN :
  Entre L’Énergumène
  et les Cahiers
  de l’Énergumène,
  qu'avez-vous fait ? 
GÉRARD-J.
  SALVY
  : J'ai fait des voyages qui se sont enchaînés et m'ont éloigné
  de France. J'ai arrêté les Cahiers
  par lassitude, j'avais l'impression de me répéter, je ne savais
  plus très bien que faire. J'ai réuni des collections pour des
  amis. Des gens très occupés ou pas très sûrs de leurs choix,
  qui voulaient constituer une collection dans un domaine que je
  connaissais ou pour lequel je pouvais avoir moi-même des conseils
  ou des sources d'informations. Les collectionneurs forment une
  société secrète, il faut "baigner" complètement
  dedans pour sentir certains mouvements et voir ce qui fait qu'à un
  moment l'un d'eux peut remonter sa collection différemment et
  souhaitera se défaire de telle ou telle pièce. Généralement,
  les collectionneurs détestent que ces transactions se passent en
  public. L'activité de conseiller d'un collectionneur est
  extrêmement difficile à mener parce que l'on est à la fois le
  conseiller de l'acheteur et celui du vendeur, ce qui est évidemment
  une position intenable. On ne peut jamais vraiment choisir son camp
  parce que les deux sont trop étroitement liés. L'avantage de
  cette situation, en même temps, c'est de constituer des
  collections par personne interposée. Et puis un jour, une amie m'a
  invité à dîner pour me dire qu'elle voulait refaire L’Énergumène,
  qu'elle était prête à tout pour relancer la revue, or cela
  était, pour moi, hors de question. Plus tard, nous avons décidé
  de créer une maison d'édition. Celle qui existe aujourd'hui —
  et publie peu, dix livres par an depuis trois ans et a fêté son
  trentième titre avec American
  Psycho
  de Bret Easton Ellis — a pour unique "programme", à
  quelques exceptions près comme Sottsass1
  ou Philippe Jullian2
  —, de ne publier que de la fiction.
LE
  FESTIN :
  Cela dit, l'espace est vaste entre Elizabeth von Arnim3
  et Bret Easton Ellis4
  qui figurent parmi les "succès"5
  de
  vente de la maison d'édition...
 
GÉRARD-J.
  SALVY :
  C'est par goût que j'ai décidé de publier l'une et l'autre.
  Elizabeth von Arnim était absolument inconnue en France. Cette
  œuvre me semblait importante et je l'ai faite traduire. J'ai
  publié les deux dans l'esprit : "j'aime/je n'aime pas".
  Il n'y a pas de stratégie. Il y a certaines propensions,
  évidemment : je suis amené à publier beaucoup de littérature
  étrangère dans des langues que je connais, c'est pourquoi je n'ai
  publié que von Rezzori6
  parmi les écrivains allemands. Tout cela est improvisé, sans plan
  à long terme, la seule chose qui compte est de garder le même
  esprit et d'être assez réceptif — mais cela reste une question
  de goût personnel. Dans le cas d'Américain
  Psycho,
  c'est un livre qui m'a intéressé par sa grande qualité
  d'écriture — ce que l'on a remarqué dans la presse française à
  la différence de la presse américaine qui n'a voulu développer
  que des polémiques idiotes —, parce que j'ai envie de publier de
  jeunes écrivains et parce que ce livre me semble être par
  ailleurs, du point de vue de la société, le portrait le plus
  exact des Etats-Unis. J'ai rarement vu quelqu'un refuser avec tant
  de sang-froid les concessions jusqu'à se mettre en danger en tant
  qu'écrivain : il y a dans l'écriture d'Américain
  Psycho
  une part quasi suicidaire. Enfin, je trouve ce livre immensément
  drôle et puis, il faut voir les choses clairement, cela participe
  de ma haine pour l'Amérique...
LE
  FESTIN
  : Ce n'est pas "toute l'Amérique " qui est décrite dans
  Américain
  Psycho.
GÉRARD-J.
  SALVY
  : C'est la partie la plus américaine de l'Amérique, l'Amérique
  blanche. Il est probable que l'Amérique sera de moins en moins
  anglo-saxonne. C'est donc en effet marginal, mais c'est une marge
  qui concerne l'Europe.
LE
  FESTIN
  : Vous avez également publié Le
  Voyageur passionné,
  de Bernard Berenson7,
  qui n'est donc pas un livre de fiction mais un recueil de notes qui
  ont pour principal objet l'art et l'histoire de l'art. N'avez-vous
  pas le désir de poursuivre la publication d'ouvrages d'histoire de
  l'art ?
GÉRARD-J.
  SALVY
  : La publication du livre de Berenson a été le fruit d'un choix
  personnel, en dehors de toute idée d'en faire le début d'une
  collection. Ceci dit, la publication d'ouvrages concernant
  l'histoire de l'art est en effet la seule chose que j'aimerais
  faire en dehors de ce que je fais déjà. Nous vivons dans un pays
  qui vit une tragédie ahurissante en ce domaine. C'est une matière
  quasiment absente des programmes scolaire et universitaire ;
  il n'y a pas d'école, pas de bibliothèque de qualité : pour
  un pays qui a été un producteur majeur en matière d'art, nous
  vivons dans un désintérêt impressionnant si
  l'on compare notre situation à celle des pays anglo-saxons ou de
  l'Italie. Si j'étais éditeur d'histoire de l'art, je ferais une
  mise à jour des connaissances en traduisant des dizaines de textes
  qui sont le corpus inévitable en ce domaine. Cela excède les
  problèmes de l'édition pour atteindre un problème de société.
  J'aurai aimé le réaliser, mais cela demande un travail, des
  moyens financiers considérables, une volonté politique de la part
  des institutions. En effet, ce sont des projets qui n'ont de sens
  que s'ils s'appuient aussi sur la volonté de créer un Institut
  d'Histoire de l'Art, une grande bibliothèque, une collection de
  peintures et d'objets, non pas dans une optique seulement
  muséographique mais de formation... Ce n'est hélas pas dans les
  goûts des gens qui nous gouvernent, ni dans ceux de leurs
  prédécesseurs ni, apparemment, de leurs successeurs... Je crois
  que nous pourrons avoir la même conversation à un âge avancé...
LE
  FESTIN
  : Pourquoi avoir "resserré" le champ éditorial aux
  écrivains français et du XXe
  siècle, puisqu'à la différence de la peinture, vous semblez être
  moins "conservateur" en ce domaine ?
GÉRARD-J.
  SALVY
  : Je n'ai effectivement publié que quatre auteurs français. La
  raison en est simple, je n'ai jamais reçu d'autre manuscrit à mon
  goût. Je le regrette... Quant au XXe
  siècle, il me semble que je dois respecter une certaine cohérence,
  que je casserai si je devais publier des auteurs antérieurs. Je
  devrais alors accroître le nombre des parutions ce que je ne veux
  faire en aucun cas. Je préfère en rester au XXe siècle et le visiter plus profondément, comme je préfère
  marcher dans les villes plutôt que les traverser en voiture.
LE
  FESTIN
  : C'est donc plutôt une collection qu'une maison d'édition...
GÉRARD-J.
  SALVY
  : Absolument. Comme je n'aime pas l'idée de collections à
  l'intérieur d'une même maison d'édition, c'est donc une
  collection devenue maison d'édition.
 ________
Notes
1.
  Ettore Sottsass, C'est
  pas facile la vie,
  1989.
2. Angus Wilson, Philippe Jullian, Lorsque
  Maisie dansait,
  1990.
3. Elisabeth von Arnim, Elisabeth
  et son jardin allemand,
  1990, Avril
  enchanté,
  1990, En caravane, 1991, L'Eté solitaire, 1991.
4. Bret Easton
  Ellis, American Psycho, 1992.
5. Les trois premiers livres d'E.
  von Arnim ont été réédités trois fois et le quatrième est en
  cours d'épuisement : avec Vita Sackville-West (Toute passion
  abolie, L'Héritier, Les Invités de Pâques) et Bret Easton Ellis
  (25.000 exemplaires au 1er mai 1992), elle fait partie des
  "best-sellers" qui ont contribué à créer puis assurer
  l'image de Salvy.
6. Gregor von Rezzori, Œdipe à Stalingrad,
  1990.
7. Bernard Berenson, Le voyageur passionné.