Linda Lê est un écrivain qui aime les livres et la langue française qui a été pour elle un refuge quand il lui fallut quitter, très jeune son pays natal en guerre. Cette femme formidable que  l'on découvre livre après livre et dont les mots frappent parce qu'ils défendent ou honorent. Sur le site de Christian Bourgois son éditeur, cette citation : 
« La littérature n'est pas faite pour les acquittés, elle n'est pas  faite pour les élus. Elle est dans le camp des victimes et des  sacrifiés, dans le camp des condamnés qui essayent, comme moi, de  trouver leur salut et qui se cassent les dents. »
  Et le démon de Venise, qu’il se confonde  désormais dans l’esprit de certains Vénitiens avec le touriste, ou  qu’il prenne l’aspect d’une modernité synonyme d’uniformité, risque bien  d’avoir raison du « murmure d’eaux et de voix sur le flanc de basilique »  qui faisait, d’après André Chastel, la beauté de la ville. D’aucuns  voudraient continuer à croire que la beauté sauve le monde ; or la  beauté ne sauve rien, pas même la Sérénissime, car le peuple de Venise,  prédit Salvatore Settis, est menacé de disparaître, non pas,  rappelle-t-il, « par la main d’un ennemi sans pitié ni sous les coups d’un conquérant », mais parce que l’oubli de soi lui aura été fatal.
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Dans son Journal à deux, qui  date de 1987 et donne à lire les confidences de Dario le géomètre et  celles de sœur Adriana, la supérieure d’un couvent de Padoue, Paolo  Barbaro laisse deviner à quel point il est fasciné par ce qui décline,  ce qui est sur le point de périr, d’être englouti. Préférant traquer  autour de lui ce qui se situe dans les marges, il a un regard qui  s’attache moins aux splendeurs qu’aux tanières solitaires. Tout comme il  avoue volontiers un intérêt certain pour les rejetés, les égarés, il  n’est attiré que par les fissures, les coins d’ombre, les paysages  désolés. Il doit à sa formation d’ingénieur de n’être pas resté toute sa  vie en Vénétie, sa terre natale, mais d’avoir élargi son horizon en  travaillant en Afrique ou en Iran, même s’il est toujours revenu à  Venise pour écrire, non pas uniquement des récits ou des romans, mais  aussi des essais sur la construction des barrages.
 
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| © Philippe Roos | 
 
 
Parfois effaré par la transformation de Venise, « ville de l’imaginaire »,  ville-œuvre d’art, en Luna Park où des armadas de jeunes travaillent  pour le tourisme et traitent avec une grossière désinvolture les  visiteurs pressés d’une ville dont les habitants les plus clairvoyants  déplorent qu’elle soit devenue la ville de l’exode (les Vénitiens  s’exilant loin du centre, se sauvant dans les marges), la ville de  l’abandon, la ville de la dégradation continuelle, la ville du retour au  Moyen Âge, la « ville qui n’existe plus », Paolo Barbaro ne rallie toutefois pas le chœur des prophètes du pire : en témoignent au moins deux de ses livres, Lunaisons vénitiennes, paru en 1990, et Petit guide sentimental de Venise,  publié huit ans plus tard. Venise y est décrite comme la ville la plus  étrange et la plus belle, la plus artificielle et la plus naturelle, la  plus parcourue et piétinée, la plus visitée et inconnue… « Elle est rêve, mais elle est encore ville, si seulement nous nous réveillons un peu. »
 
Des palais aux usines de Marghera, de  l’île de San Michele, l’île cimetière, lumineuse et obscure, au nœud  coulant que forment les ruelles de la cité, des hérons aux tableaux  d’Arcimboldo, de Sant’Ariano, l’île refuge des exilés, à la Scuola dei  Morti, où l’on étudiait les Offices des morts, des îles disparues au  dédale des canaux, en déambulant çà et là, Paolo Barbaro nous dévoile ce  qu’il nomme son image de la ville intériorisée, et reste convaincu  qu’en comparaison des métropoles, des « innombrables fourmilières de la Terre »,  semblables à d’étranges lieux de folie, Venise reste vivable. Ou alors,  se demande-t-il, n’est-ce pas dans la Cité des Doges qu’est la folie ?  Quoi qu’il en soit, chacun s’y promène avec une part du labyrinthe qu’il  porte en soi et se persuade que Venise « résiste parce qu’elle est  ce qu’elle est : un cas de beauté, un paysage mental, presque  insupportable durant ces jours difficiles ».
 
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| © Yann Gar | 
 
Livre posthume, paru en 2016, deux ans après la mort de son auteur, Les deux saisons  est une de ces œuvres à double face qui évoquent l’arrière-saison d’un  amour et celle d’une vie, avec une délicatesse infinie. Dans ces pages,  le magnifique guide vénitien qu’est Paolo Barbaro dans ses autres textes  se fait élégiaque, racontant mezza voce la fin d’une liaison :  Dario, un assureur habitant Trieste avec sa femme et ses deux enfants,  rencontre Bruna, une Vénitienne, sur un pont de pierre blanche, le pont  Tordu ou le pont des Voiles. Commence alors une idylle entre l’« assureur sensible »  et Bruna l’esseulée, qui attend la visite de ce dernier un jour par  semaine, à 16h54. Jusqu’à cet après-midi où Bruna annonce son intention  de quitter Venise pour Milan, où son amant pourra toujours, lui  dit-elle, lui rendre visite : « Je t’attends » est son  antienne. Elle n’en disparaît pas moins. La première partie du diptyque  se termine ainsi, rien n’est résolu ni scellé, tout reste en suspens,  comme si rien à Venise ne pouvait se dénouer. Dans le deuxième tableau  du diptyque, « Journal d’hiver », rien non plus ne se dénoue vraiment,  quoique celui qui tient ces carnets ne trouve son bonheur qu’en  écrivant. Il note presque uniquement des détails insignifiants, mais sa  manière de se mettre à l’écoute du monde et du silence de Venise, quand  le promeneur s’éloigne du centre et de la piazza San Marco, rend ces  fragments pareils à des poèmes en prose où l’on peut, entre autres  merveilles, contempler « l’arbre muet », « haut d’une vingtaine de mètres, vert sombre, fuselé, compact », et qui reste immobile, élancé, replié sur lui-même, sans bruit.
 
Paolo Barbaro n’a rien d’un oiseau de  mauvais augure, il possède ce don, précieux entre tous : il s’en tient à  l’essentiel avec la légèreté de qui ne s’appesantit jamais. De lui et  de ses doubles, qui ont quelquefois l’air de fantômes au gai savoir,  nous pourrions dire ce que lui-même dit d’Arcimboldo : « L’artiste, ironique et intellectuel, humoral et enchanteur, déplace et confirme, attire et détourne nos incertitudes mouvantes ».