26 septembre 2006

Quand la nuit envahit la ville

Qui ne s'est jamais promené la nuit sans but précis ne peut prétendre connaître Venise. Il faut sortir marcher, après dîner, en ayant si possible pris du plaisir à la nourriture servie. Que le vin égaie votre esprit. Alors, d'humeur joyeuse ou un brin nostalgique, laissez vous porter par vos pas.
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Allez droit devant, sans hâte et seul. C.S. Lewis, l'auteur de Narnia, disait dans son autobiographie, "Surpris par la joie" combien il est difficile de se promener en compagnie de quelqu'un. Tellement rare sont les compagnons d'errance qui voient instantanément les mêmes choses que nous et s'en émerveille au même moment. Rare celui ou celle qui sait avancer en silence et communiquer dans une même harmonie. Si vous ne pouvez trouver ce parfait complice dans votre entourage, partez seul à la rencontre de la Venise nocturne. Mais prenez garde et prévenez votre monde, vous pourrez peut-être en avoir pour la nuit entière !
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Cette sensation unique, je l'ai ressenti la première fois alors que je n'avais pas quatorze ans. Nous logions avec mes parents au Londra, sur les Schiavoni. Après le dîner, un soir, j'avais eu l'autorisation de sortir seul. J'ai marché vers San Marco puis contournant le palais épiscopal, je suis allé vers San Giovanni e Paolo, puis vers l'arsenal pour revenir par la Fondamenta qui mène à l'hôtel. Deux heures dont j'ai encore en moi la marque. J'ai souvent erré depuis dans les rues la nuit et parfois, sur les canaux quand la barque éclairée d'une simple lanterne, glissait presque au hasard de l'aviron.
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Connaissez-vous Joseph Bodin de Boismortier, ce compositeur français du XVIIIème siècle ? Il a écrit de merveilleuses pièces notamment pour flûte. C'est cette musique là qui illustre le mieux la nuit vénitienne. N'emportez pas avec vous Mälher ni Wagner, sauf si vous êtes de ceux dont l'humeur romantico-romanesque aime à entretenir un secret et délectable désespoir. Peut-être des pièces religieuses de Vivaldi (j'écoutais souvent dans mes périples nocturnes le Gloria et le Magnificat du Prêtre roux) ou des motets de Monteverdi. Mais pour apprécier le silence plein de rumeurs qui caractérise la nuit à Venise, la flûte de Boismortier est parfaite.
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Partez du restaurant, raccompagnez la jeune femme que vous aimez ou vos amis à l'hôtel. rassurez-les en expliquant que tout va bien mais que vous avez envie de prendre un peu l'air en solitaire avant de vous coucher et partez. Vous marcherez au hasard, en suivant les itinéraires que vous avez repéré dans la journée. Rien ne sera pareil. la calle del XXII marzo ou les Mercerie n'ont plus rien à voir quand la nuit est tombée et les rideaux des boutiques baissés. Chaque campo est comme une scène de théâtre abandonnée sous les projecteurs encore allumés.En italien le mot est joli, un palcoscenico.Il sonne comme une gourmandise.

Un garçon de café balaie une terrasse et range les chaises, plus loin un vigile vérifie que tout est en ordre sur son chemin. Un chien errant renifle poubelles et réverbères. Des petits groupes vous croisent. certains discutent sur un pas de porte. Parfois des rires ou les bribes de conversation descendent vers vous d'une fenêtre ouverte. Le boulanger met son pain au four et une odeur délicieuse vous chatouille les narines. Des marches, un pont, le bruissement de l'eau contre un bateau amarré et toujours le martèlement de vos pas sur les dalles des rues. Un autre campo, puis un autre encore, un sottoportego un peu sombre qui vous fait frissonner trente secondes, de longues ruelles prises entre de hauts murs qui semblent être le corridor silencieux et humide d'une maison abandonnée, puis une église, un puits, des marches encore qui s'ouvrent sur une grande salle déserte : le campo du théâtre. Une treille, le péristyle de la Fenice, avec quelques buveurs invétérés, assis sur l'escalier. Leurs voix qui résonnent et vous suivent longtemps après que vous ayez quitté le campo... Soudain un cul de sac. "Aqua, aqua" vous aurait crié une vieille femme du haut de son balcon. Là, le silence amplifie votre surprise. Personne. Peut-être un chat effrayé qui vous toisera avant de se glisser entre les grilles d'un magazzino.
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L'air se fera plus vif, la nuit sera bien avancée. Soudain par une trouée entre deux immeubles, vous apercevrez des bateaux au loin qui laisseront une trace blanche comme argentée sur l'eau de la lagune. A l'horiszon, la masse noire du cimetière San Michele et les lumières éclairant les chenaux qui mènent à Mazzorbo ou à Torcello : les Fondamente Nuove désertes s"offrent à vous. Vous resterez là un long moment. Si vous fumez la pipe, je recommande le pont qui fait face au Palais qu'habitait la mère de Casanova, ce pont où il fut arrêté en revenant de chez le Comte Bragadin, son protecteur. Face à la lagune, battu par les courant d'air du Nord, c'est un endroit magique. Paisible aussi. Derrière vous, l'hôpital et le campo Zanipolo avec la fière statue du Colleone... Je pourrais décrire ainsi des dizaines et des dizaines de lieux merveilleux à toute heure du jour mais particulièrement fascinants en pleine nuit, car ils sont alors à vous qui les contemplez dans le silence et la confidentialité de la nuit.
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Un autre bonheur - un des miens en tout cas - c'est le brouillard, l'incroyable brouillard qui les soirs d'hiver se répand parfois sur la ville. Il transforme tout et se frayer un chemin, même sur les lieux habituels connus par coeur, devient presque impossible. Parfois même votre seul mouvement crée une sorte de tunnel qui demeure ainsi ouvert jusqu'à ce que vous repassiez au même endroit. J'ai le souvenir d'un matin à Cannaregio, près du Ghetto. J'allais chercher des croissants et le journal. Entre la porte de l'immeuble où j'habitais et le kiosque, voisin de la boulangerie, il y avait deux cent mètres à peine. Un mur de coton semblait avoir été dressé devant moi et à chaque pas, m'enfonçant dans cette matière impalpable, je creusais comme un passage. Et à ma grande surprise, sur le chemin du retour, cette ouverture était toujours là, se refermant peu à peu derrière moi... Sensation très particulière je vous l'assure. Brodsky en a bien mieux parlé que moi dans un de ses livres. Je chercherais la page.  Bonne promenade.


posted by lorenzo at 22:28