22 mai 2007

Un grand monsieur

Dimanche, en rangeant quelques livres de ma bibliothèque, j'ai retrouvé un carnet égaré depuis longtemps, daté de 1985. Plein des souvenirs de ces années phares où Venise était mon quotidien, j'y avais noté ma rencontre avec Hugo Pratt. A la demande du journal Sud Ouest, j'avais passé plusieurs heures avec lui.
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L'article fut un de mes premiers vrais grands papiers dans le quotidien bordelais. J'avais oublié de nombreux détails qui me ramènent plus de vingt ans en arrière... Hugo Pratt s'exprimait dans un français excellent, avec un accent sympathique. Sa voix était chaude, ses manières amples et généreuses. Nous nous étions donné rendez-vous dans un bureau de la Bevilacqua La Masa, sur la Piazza, au-dessus de la galerie où il exposait. Utilisant un de ces petits magnétophones à cassettes en vogue à l'époque j'avais deux heures d'enregistrement qui doivent dormir quelque part. 
"Ma génération n'apprenait que le français à l'école, m'expliqua-t-il quand je m'étonnais de la facilité avec laquelle il s'exprimait, "Avec l'italien et les langues mortes, on n'enseignait que le français. J'ai appris l'histoire de France, la littérature française, la poésie. L'empreinte de cette culture est très forte en moi, même si le souvenir de ce que Napoléon et ses maréchaux ont fait à Venise n'est pas à l'avantage de la France. Combien je l'ai détesté quand j'étais enfant !"
 
Je me souviens de son éclat de rire en me disant cela.

"Ce qu'il y avait de bien, c'est que notre enseignement nous montrait autre chose que la voix officielle française. ainsi, par exemple, j'ai découvert qu'Henry de Monfreid était un grand bonhomme. Souvent en France on dit que c'était un minable. En fait c'était un grand journaliste, un vrai reporter. Son voyage avec Teilhard de Chardin est un monument dont j'ai illustré quelques pages.. Si Henry de Monfreid et Teilhard de Chardin se retrouvaient sur le même bateau que Corto Maltese et Raspoutine, ils auraient beaucoup de choses à se dire. Ils seraient en famille !"
L'entretien avait difficilement commencé. J'étais intimidé, hésitant, maladroit. Il s'impatientait. Puis le courant a fini par passer et une fois lancé, plus rien ne semblait pouvoir l'arrêter. Ce fut passionnant. A plusieurs reprises la porte s'était ouverte, l'attachée de presse rappelait les autre rendez-vous. d'autres journalistes piaffaient dans l'entrée. Il la renvoyait avec un sourire : "Je parle de la France, ils peuvent attendre" me dit-il, royal. 
Je l'interrogeais sur la France : "J'ai des amis français mais je connais encore mal la France. Je suis allé en Normandie pour voir la tapisserie de Bayeux. C'est une œuvre importante pour un dessinateur de BD, une sorte d'ancêtre spirituel."

"L'amitié, les amis", des mots qu'Hugo Pratt employa souvent tout au long de cette interview, comme pour souligner combien cela lui paraissait fondamental, constitutif de la vie même. "Je suis très attentif aux autres. Parce que c'est vital pour mon boulot bien sur, mais c'est parce que je suis incapable de vivre sans mon coeur et les amis c'est dans le coeur qu'ils ont leur place. Pas dans la tête"...
 
"Quelque soit la force de nos passions, l'emprise de nos actions, notre métier, il faut avoir du temps pour les amis et la famille. j'ai des enfants dont personne jamais ne me parle"
"Alors, parlez-moi d'eux !" lui avais -je répondu.

"Puisque vous m'en donnez l'occasion : J'ai un fils qui est grand maintenant mais quand il était petit, il n'aimait pas du tout ce que je faisais. Il préférait Rahan. C'était un peu difficile pour moi. Maintenant il apprécie ce que je fais. Quant à mes filles, une seule dessine. C'est Silvana, la dernière. Elle fait des dessins de mode. Elle se débrouille bien. Les autres ont comme on dit dans "les affaires". Elle seule a pris un peu de l'esprit de son père".
"Un esprit d'aventure ?" demandai-je.
" Vous savez dans un pays catholique comme l'Italie, l'aventure ce n'est pas une chose bien vue. C'est le droit chemin commun qu'on vous apprend à suivre. L'aventure, c'est resté longtemps une chose peu convenable".
"Est ce que cela a changé ?" lui dis-je en essayant de faire le plus professionnel possible.

 
" L’Église c'est évident ne joue plus le même rôle. Mais si on écoute le PCI par exemple, le mot aventure reste mal noté, dangereux. Il n'y a guère de place dans le matérialisme historique pour cet individualisme-là non plus... Rimbaud aujourd'hui on ne pourrait pas l'encadrer. C'est plutôt minable. Tolérer l'aventure, l'encourager, c'est tolérer, encourager la liberté"... 
Suivirent de nombreux autre échanges tous aussi passionnants. Mais il fallut prendre congé. Voilà ce que je lis dans mes notes de janvier 85 : "Hugo Pratt me raccompagne jusqu'au milieu de la Piazza. J'ai passé deux heures avec lui et nous étions dans un autre univers, loin de la foule qui se pressait pour visiter l'exposition, loin des cloches de San Marco et des pigeons qu'elles font fuir en sonnant. peut-être avions-nous franchis, sans bouger de ce petit bureau de la Bevilacqua, un de ces lieux magiques et secrets où les vénitiens qui sont fatigué des contraintes et de l'autorité se retrouvent comme dans d'autres histoires"...
 
Quelques mois plus tôt, des amies parties pour l'été m'avaient laissé leur petite maison de Malamocco, située juste à côté de chez Hugo Pratt et j'espérais chaque jour le croiser et pouvoir lui parler. Mais il était cet été là en Amérique du Sud. Le hasard d'une commande de mon rédacteur en chef (à l'époque Pierre Veilletet) m'a permis cette rencontre. Une des plus marquantes de toute ma vie vénitienne. Il y eut Olga Rudge grâce à Dachine Rainer (elle aussi passionnant personnage dont j'ai déjà parlé sur ce blog), Arbit Blatas et Regina Reznik, Rostropovitch, Maurice Béjart, Ivo Pogorelitch, Hervé Guibert, et tellement d'autres.
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2 commentaires:

Delphine R2M a dit…
Quelle rencontre merveilleuse cela a du être!
Lorenzo a dit…
Oui en effet. Un personnage. En partant, il me donna le catalogue de l'exposition que j'ai toujours. Il avait simplement dessiné sur la page de garde à côté d'un mot amical et de sa signature, une petite mouette...

Le canal au bout de la calle Navarro

J'habitais au dernier étage d'une vieille maison de brique, calle Navarro, au bout de la ruelle, ce petit canal et de l'autre côté, la maison du peinte Bacci-Baïk, de son épouse Denise et de leur fils qui a repris la galerie de son père. Denise, comme toutes les anglaises avait la passion des plantes et elle passait son temps à faire de nouvelles plantations. Sur la gauche, du côté du canal où je vivais, il y a le petit campo où Bobbo Ferruzzi et sa femme Hélène ont leur maison, juste avant le chemin qui mène aux Zattere...