03 juillet 2014

Chaque rue est un canal, journal illustré d’un Noël à Venise, par Pierre et Jean Adrian

La route de fer vers Venise, le fracas du train sur les rails. Je me suis couché entre Paris et Lyon. Je me réveille dans quelque banlieue de la mer Adriatique. Un train de nuit est un train qui fend la nuit... Un début prometteur pour ce journal de voyage d'un Noël à Venise par Pierre et Jean Adrian, jeunes lauréats 2014 du concours Libé-Apaj que Tramezzinimag suit fidèlement. Rappelez-vous l'an dernier, nous fêtions en grande pompe le prix d'Antoine Lalanne-Desmet, ami très cher et collaborateur précieux de Tramezzinimag avec qui j'ai de nombreux projets en cours d'élaboration (nous en reparlerons très vite). Extraits.
"Venise n’a pas résisté à Attila, à Bonaparte, aux Habsbourg, à Eisenhower ; 
elle avait mieux à faire : survivre; ils ont cru bâtir sur le roc;
 elle a pris le parti des poètes, elle a bâti sur l’eau." (Paul Morand,Venises)
21 décembre 2013, vers Venise
La route de fer vers Venise, le fracas du train sur les rails. Je me suis couché entre Paris et Lyon. Je me réveille dans quelque banlieue de la mer Adriatique. Un train de nuit est un train qui fend la nuit. Dans ces villages tristes et vides que traverse le train, même une station d’épuration est coloriée. En Italie, le jour de l’hiver, quelques draps pendent aux fenêtres. Un crissement hystérique et le wagon s’arrête en gare de Vicenza.
Arrivée
Le train est lancé sur l’eau, bordé de pilotis. J’aperçois les premières gondoles. La banlieue industrielle laisse sa place à quelques îles froides et marécageuses. Le ciel gris sale pèse sur l’eau et confond sa couleur.
Passé les portes de la gare Santa Lucia, je débouche sur le Grand Canal. Pour la première fois du voyage, je deviens spectateur. Venise force à l’attitude passive. On accepte tout, y compris cette agitation trop italienne.
Six ans plus tôt, je tombais sur Venise inondée de soleil. Aujourd’hui, un début de pluie, une odeur d’urine : la beauté aussi a parfois ses relents.
Au petit matin nous traversons la ville pour déposer nos bagages. Des groupes de vieux Vénitiens en bonnet, à la barbe blanche et emmitouflés dans de gros manteaux d’hiver, discutent. On a peine à croire qu’ils vivent ici.
Des canaux fangeux se perdent au lieu de ruelles. On se contente de barques à moteur plutôt que des automobiles.
Une eau couleur pétrole.
Dans chaque boutique, au détour d’un kiosque, à chaque coin de rue, je cherche un peu de Pasolini.
22 décembre 2013
Les vaporetto: des bus qui roulent dans un couloir d’eau.
Promenade de fin d’après-midi sur les quais de la Ponta della Dogana. Les figures d’une crèche en carton surplombent un vieux voilier qui se repose au bord du quai. La nuit se mélange à la brume, et les lampadaires qui guident l’eau renvoient leur lumière floutée, blafarde.
Maman: "ses lacets sont défaits."
Papa, déjà un peu sourd: "c’est la saison des fées ?"
C’est amusant une famille où une phrase mal perçue devient un hémistiche.
23 décembre 2013
La crypte de l’église saint Zacharie, c’est l’intimité d’un édifice vénitien. Un parterre en eau, on n’y marche que sur un filet de pierre émergée. Laure dit que c’est un des lieux les plus bas de la ville. Au fond, inatteignable à cause de l’eau, une statue de la vierge, tête vers le ciel, semble soupirer. L’eau ronge les briques, le mur s’effrite. Venise est née sur l’eau, elle agonise et elle mourra en elle. La ville est debout, assise sur des milliers de manches de poignards plantés dans l’eau. Ça me fait croire en l’homme. L’homme est capable.
Simplicité romane. La nuit se couche derrière les lucarnes de la crypte claustrale. C’est le début des lunes.
 
24 décembre 2013
Nous partons pour les îles Murano et Burano au large de Venise. Chacune a sa spécialité : la verrerie et la dentelle.
A Murano, une drôle de sculpture surprend : deux lampadaires ont été fondus jusqu’à enlacer leur long cou. Ils tournicotent et leurs lumières s’embrassent.
Quelques vieilles dames discutent, le cabas sagement posé à leur droite. Une promenade dans un quartier vide aux potagers crevés, ses briques tremblantes de solitude, et les revoilà au même endroit. Elles n’ont pas bougé. Dans ces villages où tout le monde se connaît, partir faire son marché c’est ne retrouver son perron qu’après une longue matinée.

Burano. Ici, choisir sa maison, c’est choisir le parfum de sa glace. Je suis une nouvelle fois impressionné devant la splendeur de ces maisons cassis, vanille, pistache ou chocolat. Dans quelques mètres carrés se rejoignent une demi-douzaine de couleurs. Auraient-ils trouvé un remède à la tristesse ?
Les coups de vent agitent les linceuls accrochés devant l’entrée des maisons. Il faut se perdre parmi ces ruelles de couleur. On débouche soudain sur une pelouse qui se jette à la mer, lacérée par des sèches linge dénudés. Nous sentons les miasmes d’une grillade, une odeur de poisson grillé, de vacances au bord de la mer.
A Burano, les linges qui pendent sur un fil entre deux maisons sont des drapeaux.
Une pompe à essence pour bateaux s’ennuie, tournée vers le large.

La vigie de Noël. Nous fêtons la naissance de Jésus avec quelques verres de Spritz. Jean décide d’une promenade nocturne dans Venise. Nous lui emboitons le pas, excités par cette nuit de Noël, par les haleurs de l’alcool familial. Nous attendons plus de cette Ville. A ses oreilles endormies, nous faisons ronfler de grandes tirades de Parisiens avinés. Comme c’est agréable une ville sans trottoir. Au milieu des rues, les poètes peuvent crier à la lune sans être dérangés par les crissements des pneus des automobiles.
Jean veut prendre les photos de la vitrine d’un magasin niché dans une maigre ruelle, en face de la maison du dramaturge Carlo Goldoni. C’est une boutique de masques vénitiens, d’automates, de pendules et de poupées. Dans l’obscurité, on devine le regard laconique de Pinocchio, le sourire crispé de Pierrot, les jambes de bois pendantes d’une marionnette prête à s’animer. Quelle vision effrayante pour des enfants. Ils sont tous là, rongés par la solitude : Arlequin, Scaramouche, Léandre… Leur vie ne tient qu’à quelques ficelles qui les retiennent au plafond. C’est le bal des pendus. Je toque contre la vitre, je veux attirer le regard de Polichinelle. Mais non, son visage masqué demeure inanimé, inerte, le front baissé et les yeux écarquillés vers le vide. Quand nous partirons, Jean, après tes photos, rejoueront-ils la comédie ? Pierre, le cadran de leur vie s’est arrêté pour toujours. Tic tac tic tac tic. Plus rien. Venise est une ville comme dans les livres d’images. Ici, les poètes ont gagné.

"Il faut choisir entre le musée et la vie." (Paul Morand, Venises)


 © Pierre Adrian (Texte) et Jean Adrian (Photos).
 Avec l'aimable autorisation 
des organisateurs du concours Libération-Apaj 2014.
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