01 février 2016

Non Tibi sed Petro...

© Alain Hamon - Venise. Tous Droits Réservés .
Le silence de l'hiver, quand les frimas engourdissent les doigts et les esprits, ce pauvre Tramezzinimag est bien délaissé par son auteur... Que le lecteur lui pardonne à l'aulne de ses propres paresses, car les journées sont courtes et la nuit tombe vite. A Venise pourtant, déjà carnaval pointe son nez. Quittée hier, grise et brumeuse, embellie comme toujours par le silence et ses ciels bas, elle va se parer bientôt de couleurs et d'artifices, ses rues et ses campi se gorgeront de bruits et de cris joyeux. Pourtant, quelle lassitude à l'idée de ces fantasmagories de pacotille, la fête sera jolie pourtant aux yeux de certains, mais tellement peu authentique et bruyante. 

.La foule qui envahit tellement souvent et par vagues les plus célèbres spots de la Sérénissime ne fait que reproduire le mouvement perpétuel des flots quand ils pénètrent les bouches d'accès à la lagune. L'image de ces milliers de personnes qui s'avancent, joyeux, étonnés, attentifs ou distraits, me fait penser à l'Ouverture pour une fête académique de Johannes Brahms. Même force, même rythme, même joie et étonnement. Heureux d'être loin de la piazza au moment où j'écris ces lignes mais souriant à l'image de ces gens qui découvrent peut-être pour la première fois l'ordonnancement parfait de la place, le palais, la basilique, le campanile et les Procuratie. 

.La plupart ne verront rien d'autre que de vieux et somptueux bâtiments et la masse de visiteurs autour d'eux. Combien remarqueront sur le sol, devant le portail principal de San Marco, le losange blanc qui barre la pierre de marbre rouge ? Qui saura que c'est à cet endroit précis que l'Empereur Frédéric Barberousse s'agenouilla devant le pape Alexandre III le 23 juillet 1177. Un pan de l'histoire du monde que la plupart des visiteurs ne connaissent pas et qui en intéresseraient certainement peu. Pourtant, ce moment, immortalisé par de nombreux artistes et dont ont ainsi gardés la mémoire les pavés de Venise (cf. Tramezzinimag, billet du 07/10/2013), est riche de signification et d'importance pour comprendre le monde et, in spite of, le monde d'aujourd'hui. 

.La malle aux souvenirs, quand on l'entrouvre laisse se répandre des parfums très divers. Surannés, certains sont bien doux à notre âme, d'autres portent tellement d'amertume que nous en avions vite oublié les fragrances. Mes lecteurs savent combien Venise est constitutive de celui que je suis devenu. Mes origines, mon sang tout d'abord, ma jeunesse, mes années d'apprentissage, tout a contribué à ce que la Sérénissime fabrique cette construction parfois chaotique qu'est mon cœur. Chacun son Ithaque. Une chanson de Queen entendue par hasard à l'instant me ramène plus de trente ans en arrière. le Baretto Rosso, (le premier et l’authentique, situé au numéro 3665 de Dorsoduro) appelé aussi à l'époque I do Draghi, juste en face du campanile de Santa Margherita. Les amis qui s'y réunissaient chaque jour ou presque, après les cours : Betti, Stefano son colocataire, Agnès la fille du consul, Pier le joueur d'échecs... Plus tard Violaine et Rebecca (la seule à être restée), Marina et Julia, Pippo, Francesco, Manfred... Nos soirées passées à refaire le monde, nos fous-rires, nos ballades en barque le long des canaux, et sur la lagune... Ces nuits dans les îles abandonnées ou sur la plage du Lido, les feux de bois, le projecteur de la Guardia da Finanza qui venait s'assurer que rien de répréhensible ne se déroulait dans ces lieux déserts, les longues explications, les papiers qu'il fallait montrer sans trembler... 

.Notre jeunesse, une simple musique oubliée la fait rejaillir. Appris l'autre jour qu'une amie perdue de vue depuis si longtemps est aujourd'hui à la retraite, qu'un autre, exilé à Rome est mort il y a peu... Le temps qui passe et les souvenirs qui s'éloignent et deviennent chaque jour davantage pris dans la brume... Cette image qui me revient de Venise la nuit, l'hiver. La bruine, fine et glacée, le sol des rues qui brille, le silence. Comme un air de violon... 

.Le chat dort à côté de moi, tranquille. Il ne se doute pas combien la nostalgie s'avère douloureuse parfois. Mais l'évocation des jours anciens n'est jamais vraiment triste quand il s'agit de Venise. Bien sûr nous avons changé. Bien sûr la ville n'est plus la même. Rien ne sera jamais plus comme avant, mais peu importe, notre jeunesse, nos expériences, nos souvenirs sont là. ils demeurent. Venise aussi demeure. Éternelle ? Certainement pas d'un point de vue physique, mais omniprésente à jamais dans le cœur de ceux qui ont été ensorcelés par elle... Niaiserie certainement, mais réalité avérée pour ce qui est de mon âme et de ma vie... "Joie et plaisirs de ma vie"...