16 août 2017

Chemins de traverse
























Ceux qui sont familiers de ces pages savent combien leur auteur et ceux qui parfois le rejoignent ont à cœur de défendre une vision du monde hors des sentiers battus, sans renier pour cela ce que les voies bien tracées et joliment entretenues ont d'utile et de confortable. Certains crieront au paradoxe, je les entends déjà, mais n'est-il pas important, surtout dans ces temps où tout doit aller de plus en plus vite, de refuser de se laisser entraîner dans cette folie, de refuser approximation et superficialité et de prendre le temps pour mieux se pénétrer de l'esprit du monde et tenter de le mieux comprendre.

Le voyage n'est-il pas, avec les livres, le meilleur des moyens pour cela ? L'expérience vécue par le voyageur, avec son corps autant qu'avec son esprit laisse toujours en lui une empreinte indélébile.  Comme le livre, mais avec bien plus d'acuité, et si tant est que nous soyons vraiment prêts à cela, il bouscule toujours le confort et les certitudes de nos petits cerveaux engoncés dans l'obscurité. Combien parmi nous ont été littéralement sauvés, et parfois sans s'en rendre compte, par la découverte d'un ailleurs dont ils n'auraient jamais imaginé l'impact sur leur vie."Les voyages forment la jeunesse" dit l'expression populaire, mais elle transforme aussi tous ceux qui acceptent de se laisser bousculer. Pour cela, et plus l'âge avance, il est besoin d'humilité. Admettre   que finalement on ne sait rien et s'en réjouir. Se libérer de tous les a priori et autres présupposés qu'une société frileuse et arrogante nous inculque inlassablement, pour aborder la rencontre d'autres senteurs que celles qui nous sont familières. Accepter de nous laisser immerger dans d'autres usages et d'autres valeurs. Wikipedia ou Facebook ne pourront jamais apporter cela. Ils peuvent y contribuer par les informations qu'ils véhiculent et les liens qu'ils facilitent. Seule la confrontation, physique et matérielle, avec une autre réalité, permettra que surgisse l'étincelle, allumant ainsi un feu qui le plus souvent couvait depuis toujours. Celui qui franchit sa peur et ses doutes trouvera la joie au bout du chemin.

L'esprit du Large.
Mais pour que vraiment s'accomplisse la métamorphose qui enrichit toute une vie, il s'agit d'aller au-delà des itinéraires tracés, franchir le mur des conventions. Ne pas hésiter à aller fuorirotta. Si la traduction littérale du mot italien a une connotation moins positive (fausse route), sa véritable acception est le chemin de traverses, la voie inédite, différente. Alternative. Et cette velléité de sortir d'une routine perçue comme un enfermement quand il y a tant à voir et à apprendre dehors, en deçà du confort rassurant de nos rites et usages, se répand de plus en plus parmi les esprits libres.

Il est significatif que ce souffle neuf prenne source parmi la jeunesse - au moins une partie de celle-ci - de pays façonnés par la pensée humaniste largement étouffée par le matérialisme et l'utilitarisme.  Les enfants de ces mondes repus et insatisfaits résistent spontanément et cherchent d'autres voies que les chemins officiels qui leur sont proposés-imposés et c'est bien. Ce sont eux qui aujourd'hui inventent le monde de demain. Ils avancent et leurs fanions claquent au vent. Les culs-de-plomb crient leur effroi devant ces jeunes qui prétendent réinventer le monde et font passer l'amour et la paix, la fraternité et la beauté avant le profit et la sécurité. Ils pourraient se contenter de profiter de tout ce qui est mis à leur disposition et se repaître du confort et de la prospérité de leur monde. Ils on choisi l'inconfort de l'inconnu, la main tendue à l'étranger, et partent à la recherche de terres impollues. Ces conquérants peuvent sauver le monde et rien ne résistera à leur détermination. Ils sont l'espoir de l'humanité. 

Mes voyages et mes activités - autre forme de voyage, intérieur celui-là - m'en font souvent rencontrer. Particulièrement ici à Venise. Et leur détermination ne reste pas sur le rebord des verres que nous buvons ensemble. Ils ont retroussé leur manche depuis longtemps et le passage à l'acte n'a jamais été pour eux un problème. S'ils sont respectueux des règles et des lois, ils n'hésitent pas à les utiliser, les contournent ans les enfreindre, pour avancer vers le but qu'ils se sont fixés. On les retrouve sur tous les fronts et ils attirent la sympathie des gens, du moins de ceux qui ont du cœur et savent les regardent comme de jeunes pionniers ardents prêts à prendre la relève. Je ne puis évoquer cette situation étrange où les adultes que nous sommes laisseront à ceux qui nous suivent un univers en péril sans entendre la marche du Bourgeois gentilhomme de Lully, martiale et légère à la fois. Comme est le pas de cette génération qui cherche, invente et innove.
 
A Venise, ils ouvrent des logements laissés vides, les rénovent et les offrent à ceux qui ne trouvent plus où vivre parce que les règles impitoyables de l'idole Profit en ont ainsi décidé et s'organisent en nouvelles communautés solidaires. D'autres en rénovant des embarcations anciennes selon des procédés oubliés faute d'artisans pour les transmettre, contribuent à faire revivre le mode de vie de leurs ancêtres, le mieux adapté à leur lieu de vie unique, d'autres organisent concerts et évènements sociaux dans des lieux confisqués et laissés à l'abandon faute d'intérêt financier. Ainsi jardins et bâtiments sont ouverts à tous, permettant à la population de se rapproprier la ville. D'autres encore combattent les paquebots géants qui sont légion désormais et débarquent chaque jours des milliers de visiteurs pressés, polluent l'air et l'eau et représentent un réel danger pour la cité des doges et l'écosystème lagunaire. Il y en a qui produisent et diffusent dans toute la ville légumes et fruits issus d'une agriculture biodynamique et ont était de Venise ce qu'elle fut de tous temps, une cité locavore...


TraMeZziniMag défend bec et ongles l'idée que Venise est un laboratoire. La ville fourmille d'événements et d'initiatives toutes plus innovantes les unes que les autres et le plus souvent ceux qui les mettent en œuvre n'ont pas trente ans. Ils n'attendent pas de monter des dossiers qui ici demandent encore plus de temps et d'énergie qu'en France. L’État ne donne rien, les édiles étant trop occupés à défendre leurs prés-carrés et leur future réélection. La municipalité même composée d'un certain nombre de femmes et d'hommes de bonne volonté, n'a plus aucune imagination depuis longtemps  et elle se contente de sauver les meubles, écopant le fonds de la barque quand il faudrait revoir l'embarcation, calfater et changer mâture et voilures... 
Il y a donc une jeunesse ici, qui crée, bâtit, élabore, édifiant ainsi les bases d'une société alternative totalement en adéquation avec la ville et son environnement. Nullement passéistes, ils savent utiliser tout ce que les techniques de pointe peuvent offrir, voire inventer de nouvelles solutions, appliquant toujours leur savoir dans un seul but : préserver l'identité de Venise et assurer la pérennité de sa civilisation. Car quand on évoque la sauvegarde de la Sérénissime, c'est toujours et avant tout de défendre une civilisation dont il s'agit. Venise et ses habitants ont apporté au monde depuis l'arrivée des premiers habitants de Rivo Alto, des idées et un mode de fonctionnement que les adeptes de la modernité, de Buonaparte à De Michelis ont cru dépassés et folkloriques. 


La République est morte de sa vanité et des excès d'une élite fatiguée et repue. Mais l'esprit de San Marco n'a jamais vraiment quitté le cœur des vénitiens. Les exemples sont légion qui montrent que les usages et les techniques, les règlements et les coutumes sont autant nécessaires et vitaux qu'ils le furent autrefois. Rien n'a jamais été fait dans et autour de cette ville qui ne soit en réponse aux besoins de son développement et de sa survie. Il ne faut pas être un génie pour comprendre que rien dans ce contexte très spécial ne peut être appréhendé comme on le ferait ailleurs. On ne peut y appliquer les modes de gestion et de fonctionnement en usage dans toutes les villes du monde. Tout ce qui a été entrepris ici par mimétisme s'est révélé à chaque fois inefficace  et les résultats toujours catastrophiques, pire que le problème qu'il y avait à résoudre. Partout la méconnaissance du passé, des usages et des traditions mène à plus ou moins brève échéance les sociétés à la catastrophe. 

Ainsi Venise a une responsabilité gigantesque. Devenue d'un point de vue statistique, une petite ville de province avec à peine plus de 54.000 habitants (contre 200.000 au Moyen-âge et plus de 100.000 dans les années 50) nombre largement inférieur à celui recensé après la grande peste et en-dessous de la population de Torcello quand l'île était le siège de la petite communauté, Venise affronte aujourd'hui une situation dramatique et complexe si on l'envisage avec des yeux de technocrates et d'énarques. 

Cependant, elle dispose d'un atout formidable : son histoire. De la fabrication des palli à celle des briques, de la circulation des navires à la protection de la flore et de la faune lagunaires, de la montée des eaux à l'entretien des canaux, de l'accueil des visiteurs à l'occupation des habitants, de l'approvisionnement au trafic des marchandises, tout a été pensé, réfléchi, organisé par le gouvernement de la République afin de permettre à la ville de survivre plus de deux mille ans pour apparaître au XXIe siècle quasiment identique à ce qu'elle a toujours été. Les civilisations sont toutes mortelles et il ne sert à rien de vouloir les maintenir artificiellement en vie si cette vie n'est plus qu'artifice et illusion. Avant d'être patrimoine de l'Humanité, Venise est un corps vivant. L'énergie positive qui coule dans ses veines contribue à sa permanente régénérescence. Les cellules vives qui permettent ce miracle, ce sont ces jeunes - pas forcément vénitiens de souche, mais de branche voire d'adoption - qui n'arrêtent pas de réinventer le mode de vie vénitien. Ils renouvellent le métissage social et intellectuel qui a fait la richesse de la ville. Faisons-leur confiance mais aidons-les aussi. En leur apportant notre soutien lors des pétitions et des référendums populaires citoyens, en participant à leurs manifestations, en contribuant selon nos moyens à leurs entreprises. Beaucoup d'entre nous le font déjà, mais il en faut davantage.

TraMeZziniMag présentera un annuaire de ces groupes et associations avec les liens pour mieux les connaître et voir comment les aider. Si vous aimez vraiment Venise, vous ne souhaitez pas qu'elle devienne un Las Vegas, un simple musée, une réserve d'indiens, un parc d'attraction qu'on ouvre le matin et referme le soir, ni qu'il faille envisager un jour prochain de devoir endosser un scaphandre pour en voir ses trésors enfouis sous une eau saumâtre.Alors retroussons nos manches pour ceux d'entre nous qui ont l'honneur et le privilège de pouvoir y vivre, et apportons notre soutien à cet effort de guerre de civilisation qui est engagée par ces arpenteurs et défricheurs bourrés de talents et d'énergie !