29 août 2018

Jour après jour, avancer dans une joie sereine. Chroniques d'un été vénitien (3)


Il avait vraiment raison l'inventeur de l'adage, on est le maître du monde quand on est tôt levé. La météo joliment clémente m'avait incité à sortir du lit à l'aube. L'air dehors était déjà bien doux. La nuit avait été douce, sans ventilateur, sans avoir besoin de se rafraîchir comme pendant les dernières semaines. Une brise iodée soufflait sur la ville encore endormie. Ciel un peu voilé à 6 heures 30. Que sera ce jour ? Rien d'autre que ce que nous en ferons. Un tour rapide dans la salle de bains, Quelques rangements, faire le lit, aérer la chambre de mon amie C. qui arrive  et vient prendre ses quartiers d'automne, un mug de thé bien chaud et en route.

En marchant au rythme habituel d'ici, celui que nous prenons tous quand il s'agit d'aller dans un point précis et qu'on sait qu'à chaque moment des hordes de touristes vont bloquer un pont, une rue, s'arrêter à tout moment n'importe où. On apprend dès le plus jeune âge à se mouvoir lestement entre les groupes, à dépasser les lambins. Esquiver ceux qui s'arrêtent d'un coup OU enjamber les gens affalés sur les marches qui bivouaquent, ceux qui cherchent avec leur GPS où peut bien se trouver l'église dont on leur a parlé ou leur hôtel, devient un art, spécialité d'ici.

Le 6 passe sur les Zattere dans dix minutes. plus qu'il n'en faut pour y arriver. C'est aujourd'hui l'inauguration du pont de l'Accademia rénové. Une estrade est prête au pied du pont, sur le campiello devant le palazzo Franchetti. Des techniciens installent la sonorisation. On dirait une régie de concert. Dommage, j'aurai aimé assister aux discours, voir si Brugnaro est rentré. Les gens disent qu'il était en vacances, d'autres qu'il évite des gens... La ville est envahie par des policiers en tout genre. Etat de siège : Matteo Salvini est à Venise et ce soir c'est l'ouverture solennelle de la 75e Mostra. Il y a partout des happy few accrédités qui portent fièrement leur ruban blanc et bleu au bout duquel pend la carte si recherchée. J'ai gardé les miennes des Mostre d'autrefois.

Dans quelques minutes la plage. En face de moi, un  jeune accrédité se comportant comme moi il y a 30 ans même âge même allure et même fierté. Le lido est tranquille quand on n'est pas aux alentours du festival. Le français est la langue que j'entend le plus souvent partout où je passe ce matin. Non pas des touristes, mais des journalistes, des gens du cinéma, la piétaille de ce métier qui attire tant de monde.


Le vaporetto est plein à déborder, le bus aussi puis l'arrêt Parri avant Malamocco, la rue bordée de villas cossues construites dans les années 80, les Murazzi, jusqu'à la digue où j'aime m'installer. Il est presque 9 heures ; Je pensais être dans l'eau plus tôt, mais la foule à Santa Maria Elisabetta m'en a empêché. Foule bon enfant cela étant et puis l'air est doux, c'est encore l'été et c'est la fin des vacances. Les festivaliers sont encore en pleine forme, joyeux et conscients du bonheur qu'il y a à venir travailler au Lido pendant quelques jours... Ce sera plus difficile dans quelques jours, après les dizaines de fêtes et de réceptions, la course aux projections, les interviews...

L'eau chaude, claire, la marée qui monte doucement, les bateaux de pêche à l'horizon. Personne sur la plage, quelques personnes sur les murazzi et la digue. Bonheur de plonger dans cette eau limpide. Sieste ensuite au soleil. Vers 10 heures, quelques personnes arrivent. Des mamans avec des enfants, un vieux couple à la peau tannée, des habitués... On échange des buongiorno distraits sur le chemin. Le bus, ligne CA. Arrêt un peu avant S.M.E. pour le plaisir de marcher dans les rues. J'aime cette ambiance balnéaire, l'odeur des pins, l'iode, le vent tiède qui se faufile partout et la lumière, différente de celle de Venise mais très belle aussi. Quelques photos - ce que je ne fais que rarement car je n'aime pas me poser et immortaliser un paysage qui n'apparaîtra jamais tel que je l'ai aimé. Je laisse le plus souvent le soin d'immortaliser lieux et événements à ceux qui créent avec leur regard. Moi c'est avec les mots. Nous sommes complémentaires.

Café dans un petit troquet où la moyenne d'âge me donne soudain l'impression d'être un gamin. Atmosphère impayable du troquet rempli d'habitués qui commentent le journal et prennent à partie les clients. Discussion animée sur l'éternelle question des touristes et de la mort de Venise. Sic Transit Gloria Mundi.

Puis le 6 de nouveau, vide cette fois, qui tangue encore beaucoup, tellement le moto ondoso créé ici par les grosses vedettes qui transportent producteurs, vedettes et journalistes, est fort. Belle traversée du Bacino di san Marco. Lumière splendide du milieu du jour. Les Zattere trois heures plus tard. Pas trop de monde encore, les gens sont dans les musées ou suivent les guides. Je traîne du côté de San Trovaso. La rentrée est proche, cela se sent. Les deux lycées de l'endroit et l'annexe de l'université ont ouvert grandes leurs portes. Je croise plusieurs adolescents à peine revenus de la plage mais déjà vêtus comme pour la rentrée qui vont chercher leurs livres. Un clarinettiste joue une mélodie un peu triste sur la pelouse devant l'église ; au squero, des ouvriers d'affairent autour d'une barque. Déjà les amateurs se font servir un petit blanc ou un spritz. 



Envie de tramezzini puisque je suis à proximité de la Toletta, non loin de notre ancienne maison, et que c'est là qu'ils sont les meilleurs. Personne encore dans le bar. Il n'est pas midi. Un birrino deux sandwiches, un tonno-uova et l'autre prosciutto-funghi, mes préférés. Je discute avec une dame souvent croisée du temps de la maison. Comme moi, elle voulait déjeuner avant l'arrivée des hordes, puis deux autres personnes rentrent. Tous vénitiens. Ils terminent leur matinée. Serveuses, clients, tout le monde papote. Toujours cette ambiance bon enfant. Dehors, la circulation des piétons est fluide. Vers 13 heures il y aura foule et ce jusqu'à 18 heures. En dépit de la chaleur étouffante. On dirait que les touristes aiment à être sous un soleil de plomb pour fondre comme des bougies. Les vénitiens eux rasent les murs dès que le soleil est au zénith, ils restent chez eux quand rien ne les oblige à sortir.


Je lis enfin le Gazzettino parcouru ce matin dans le vaporetto mais, forcé de voyager debout tellement le bateau était plein ( deux groupes accompagnés plus les accrédités de la Mostra et les résidents, pressés comme des sardines maugréant mais restant somme toute courtois et souriants. Joie d'entendre ainsi parler seulement le dialecte. Pas une ville, une civilisation. Voilà ce qu'est réellement Venise et qu'il nous faut défendre et préserver des pilleurs et des barbares. Autrefois c'étaient les mêmes aujourd'hui, le pillage se fait de l'intérieur par des dizaines de profiteurs qui s'arrogent des droits que personne, ni le doge ni les sénateurs n'auraient osé prendre, et les hordes de touriste qui ont bien le droit de venir voir cette merveille qui fait tant rêver mais qu'aucune éducation a préparé à se comporter avec respect et humilité face à tant de beauté. Ils errent, fatigués, rouges, assoiffés et effarés par les prix qu'ils voient affichés partout. Là ou nous payons 40 à 50% moins cher...