«Tel
un grain de poivre qui recouvre, assomme et vaut l’arôme de dix bottes
de pavots, c’est ainsi que vous êtes, vous qui êtes du même sang que les
Muses. Bien que né depuis peu, vous êtes pourvu de beaucoup d’esprit et
d’intelligence ; votre barbe est peu fournie mais votre tête est bien
pleine ; votre corps est petit mais votre cœur est grand, bien que jeune
en âge vous êtes mûr en sagesse ; et dans le peu de temps où vous avez
été apprenti, vous avez appris davantage que cent qui sont nés maîtres…»
Il est difficile pour nous qui ne sommes pas de savants historiens d’art, d’imaginer que le travail du Tintoret
ait pu être considéré comme moderne. Innovant. Il est vieux pour nous
de quatre siècles, mais avez-vous déjà réfléchi à cette idée : cette
peinture qui est pour nous aujourd’hui un trésor classique,
chef d’œuvre appartenant à la culture commune de notre humanité, a été
un jour une création contemporaine, une oeuvre totalement innovante...
Contemplée pour la première fois par les vénitiens ces toiles si
célèbres aujourd’hui ont pu choquer, déplaire mais aussi plaire jusqu'au
délire, emballer les regards ouverts et branchés de l’époque. C’est exactement ce que décrit Andrea Calmo dans sa fameuse lettre : «... Parmi ceux qui chevauchent le Pégase de l’art moderne, il n’en est pas de plus habile que vous dans la représentation des gestes, attitudes, poses majestueuses, raccourcis, profils, ombres, lointains, perspectives. On peut bien dire, en somme, que si vous aviez autant de mains que de qualités de cœur et d’esprit, il n’y aurait pas de chose que vous ne puissiez faire, aussi difficile fut-elle. Vous m’êtes bien cher, oh mon frère, je le jure par le sang des moustiques, car vous êtes ennemi de la paresse : vous passez votre vie partagé entre l’accroissement de votre gloire, la restauration de vos forces physiques et l’édification de votre esprit. Cela s’appelle travailler pour en tirer bénéfice et gloire,manger pour vivre et ne pas dépérir, et faire de la musique et chanter pour ne pas devenir fou comme certains qui s’adonnent tant à leur art qu’ils en perdent d’un coup la raison et leur tête…».
Où est-il le "Séquestré" inquiet dont parle Sartre
? Cet homme plein de talents débordant de vie, allait vite. Trop vite
pour certains, depuis le divin Arétin qui pourtant n’eut pas à se
plaindre de la vélocité et du talent du Tintoret, puisqu’il lui commanda la décoration des parois et des plafonds de son palais du Rialto ; trop vite depuis les commentaires de Vasari qui ne comprenait pas toujours tout, engoncé par les préjugés communs aux hommes de son époque. Mais cette vivacité plaisait à Rubens, à Rembrandt comme elle plaira plus tard à Fragonard, à Delacroix, à Manet, à Cézanne, à Nicolas de Staël aussi.C’est un homme moderne, ouvert, impétueux et déterminé. Il aime lire
les philosophes autant que les auteurs satiriques. Il fait de la musique, sait chanter et écrire. Il composa quelques dialogues comiques pour ses amis de la compagnie de la Calza, cette troupe de comédiens amateurs tous patriciens ou riches marchands qui s’organisèrent très tôt en compagnies et qu’on reconnaissait à leur tenue - des sortes de pantalons (les calze) rayés ou faits de pièces multicolores comme la tenue d’Arlequin .
Car peut-être ne le saviez-vous pas, mais en homme de son temps, le fils du teinturier est très cultivé. Dans sa lettre, Andrea confirme la grande sensibilité de Robusti,son goût démesuré pour la musique et son oreille. C’est la grande époque de la musique à Venise. Nombreux sont les salons où on se retrouve pour jouer entre amis. Chaque église, chaque confrérie a son orchestre, son chœur et si les murs de Venise sont couverts d’œuvres d’art, on a l’impression on vient de partout entendre certains interprètes (Heinrich Schütz qui séjourna à Venise, Mosto, Merulo, et tant d'autres créateurs de l'effervescente Venise de ces années-là) donner des créations radieuses et innovantes, qui vont marquer l’humanité entière et dont ne connaît malheureusement que certains exemples. Tant de pièces qui n'ont pas été imprimées sont certainement encore en train de dormir dans des rayons ignorés des bibliothèques de certains vieux palais du grand canal...Le peintre était avant tout vénitien. Et comme tout vénitien, il était ce mélange de raffinement, de grâce et d’épaisseur (car on ne peut jamais de parler de lourdeur quand on s’intéresse aux qualités artistiques des vénitiens). Dans un texte fort bien documenté qui part de la lettre de Calmo, Lionel Dax, que je salue au passage, explique combien le c'était un homme de la Renaissance : Outre la sensibilité artistique très aiguisée dont je parlais plus haut, il souligne combien le peintre menait une "vita sobria", à l’instar des idées humanistes, comme l'exprima dans ses écrits, le philosophe vénitien Alvise Cornaro, que fréquenta le peintre et dont il fit un portrait conservé aujourd’hui au Palais Pitti à Florence. Cette vie saine et tempérée n’avait rien à voir avec une ascèse dictée par une morale étroite ou desdogmes spitituels imposés. Il s’agissait bien plutôt de l’état d’esprit d’une homme sain qui avait su retrouver avec naturel les préceptes de la sagesse antique.
«Si le monde se conserve par l’ordre, et si notre vie n’est autre chose, relativement au corps, que l’harmonie et l’ordre de quatre éléments, notre vie doit se maintenir et se conserver par ce même ordre, et au contraire s’altérer et se dissoudre par l’action inverse de la maladie et de la mort. L’ordre n’a-t-il pas une puissance admirable».

Peintre de génie, musicien, lettré, il fréquenta tout ce que Venise comptait de grands et beaux esprits. Ce qui est fascinant lorsqu’on lit la liste de ses fréquentations vénitiennes, c’est que pas un de ces artistes et de ces intellectuels qui n’ait franchi les siècles pour nous apparaître comme des grands dont on s’inspire encore et qui ne tomberont jamais dans l’oubli : Sansovino l’architecte, Le Cardinal Bembo, le prolixe écrivain Pietro Bacci surnommé l’Arétin, Gabrieli le compositeur…Je sais qu’il ne faut pas faire long sur internet, mais je ne résiste pas au plaisir de vous présenter ce texte de Cornaro que cite Lionel Dax dans son travail sur Tintoret que je rejoins totalement. En voici des extraits qui à eux seuls expriment la raison du bonheur qu’il y a à vivre à Venise. XVIe ou XXIe siècle, l’idée est la même et le plaisir aussi doux :
«… Je passe mon temps sans dégoût, parce que je trouve à en occuper toutes les heures avec plaisir. Ainsi, j’ai souvent occasion de causer avec nombre de gens distingués par l’esprit, les mœurs, les goûts des lettres, ou par un talent supérieur. Si leur conversation me manque, je lis quelque bel ouvrage. Ai-je lu suffisamment, j’écris… Tous mes sens, Dieu merci, sont excellents, et spécialement le goût… Partout je dors du sommeil le plus doux et le plus paisible, sans éprouver la moindre agitation ; aussi mes nuits sont-elles embellies de songes agréables… Enfant de Venise, je lui dois tout l’amour… La sobriété purifie les sens ; elle donne légèreté au corps, vivacité à l’intelligence, ténacité à la mémoire, souplesse aux mouvements, promptitude et régularité à l’action. Par elle, l’âme, comme déchargée de son fardeau terrestre, jouit de la plénitude de la liberté : les esprits se meuvent paisiblement dans les artères ; le sang court dans les veines ; la chaleur, tempérée et douce, produit de doux et tempérés effets, et finalement ces éléments de notre corps conservent avec un ordre admirable une heureuse et bienfaisante harmonie.»
Ces propos semblent bien adaptés à la personnalité du peintre et lorsque
vous regarderez ses toiles la prochaine fois, pensez à ces lignes du philosophe vénitien. Cet homme génial est loin d’avoir l’humeur sombre. Ce n’est pas non plus un artiste maudit obligé de fréquenter bas-fonds ni d’être confronté à la souffrance pour bâtir une œuvre gigantesque. Père de famille attentif, bon ami, le Tintoret trouve dans la musique et dans le chant cet équilibre que certains
appellent un supplément d’âme. L’artiste est honnête homme même à
l’aulne de son rapport à l’argent et à la concurrence. Le Tintoret, une sorte de libéral de la Renaissance mâtiné d’un esthète et d’un ravi ? Voilà bien là le portrait type du vénitien de la grande époque ! L’homme de la Renaissance. Quelle joie il y a à regarder le Tintoret et ses concitoyens sous cet angle que renforceront en les amollissant certes un peu les mœurs du XVIIIe siècle. Voilà la bonne image de Venise : la joie, la connaissance, la sérénité, la force, l’âme et l’esprit, la couleur et la musique... C'est tout cela Venise et l'âme de Venise !
1 commentaire :
Gérard a dit...
Bravo à vous , et merci pour ce post absolument magnifique , que je recommande à nombre d'entre tous les lecteurs . Vraiment superbe ! Quelle leçon ! Effectivement , l'exposition du Louvre , l'année dernière , sur l'esquisse du " Paradis" , m'a fait découvrir un Robusti lumineux , spatial , cosmique . Ses dessins michelangelesques , leurs contorsions laocooniennes , les fusains rampants . Et aussi une action colorée , élégante mais surtout héliotropique , rugissant sur une palette et sa trame énergétique . Que retint-il , ce descendant d'Alexandrie ? Le pinceau d'Apelle ou les marbres de Praxitèle ? Leur poésie antique ? Mystère ! Quelle force ! Surtout celle que retiennent toutes ces vieilles villes endormies . Si chères à nos cœurs . Envoyé
le 30 mai, 2007

Artiste prolixe et somptueux, 


L'entretien
avait difficilement commencé. J'étais intimidé, hésitant, maladroit. Il
s'impatientait. Puis le courant a fini par passer et une fois lancé,
plus rien ne semblait pouvoir l'arrêter. Ce fut passionnant. A plusieurs
reprises la porte s'était ouverte, l'attachée de presse rappelait les
autre rendez-vous. d'autres journalistes piaffaient dans l'entrée. Il la
renvoyait avec un sourire : "Je parle de la France, ils peuvent attendre" me dit-il, royal.



Très
secret, cet homme fréquentait peu la société vénitienne où il était
unaniment respecté et apprécié. Très lié à sa famille, il vivaitretiré
sur le grand Canal, au Palais Businello. Les obsèques ont lieu ce lundi,
dans la basilique des Frari. Marié à 

























