Nous fêterions aujourd'hui son quatre vingt onzième anniversaire. Notre père se serait rasé de près, laissant à notre mère le soin «d'inaugurer sa barbe»,
comme il disait à chaque fois avec un sourire gourmand. Quand c'était à nous, un des
enfants qu'il proposait ce rite, nous étions fiers et ravis. Sa peau
était douce. Le bleu de ses yeux pétillait souvent. De ce regard émanait toute
la bonté et l'empathie dont un homme est capable. Cet optimisme ne
s'appliquait qu'aux autres pour qui il était toujours plein d'indulgence
et de considération. Laïc virulent, il connaissait la Bible, le Talmud,
le Coran et le Tao sur le bout des doigts. C'était un homme de foi, au
sens vrai du terme. Sa culture nous paraissait infinie (sauf en musique
où ses goûts et ses connaissances ne dépassaient que peu l'époque de
Beethoven, avec quelques incursions dans l'opéra italien, et en art
contemporain qu'il disait ne pas vouloir chercher à comprendre). Nombreux étaient ceux qui venaient l'écouter pérorer, lui demandant le
plus souvent avis et conseils. Toute sa vie, il donna sans compter et se
tua littéralement au service des autres.
C'était médecin. Un vrai. Nous étions habitués depuis toujours à le voir
s'absenter même les jours de fête et pendant les grands moments familiaux. A chaque fois un malade
l'appelait en urgence où une famille démunie appelait son attention. « Ils ont bien plus besoin de moi que vous, qui m'avaient toujours à disposition »
nous disait-il en réponse à nos reproches. Combien de Noëls, d'anniversaires, de simples repas de famille se passèrent sans lui. Mais
quand il était là, sa présence éclairait nos vies. A l'adolescence, son
charisme, le plaisir qu'il avait de rencontre mes amis - et mes petites amies -
m'agaçait prodigieusement. J'étais jaloux de sa faconde, de son ironie,
de son aisance et je le traitais de cabotin. Je méprisais un peu son allure,
ses discours, ses emportements. Il se moquait des apparences et en rajoutait souvent. Par contradiction je me drapais dans un conformisme outré. Tout était bon pour m'opposer à lui : face à ce père italien, méridional, je m'entichais de tout ce qui venait du Nord de l'Europe. Il
avait été champion universitaire de natation, avait joué au rugby à
Bègles et rêvait de yachting avec ses fils, je m'obstinais à manquer les
cours d’éducation physique au lycée (sa bonté était telle qu'il me
signa sans rechigner toutes mes dispenses de la 6e à la terminale...). Je prétendais détester monter à cheval alors que je ressentais depuis toujours une attirance profonde pour les chevaux et rêvait de promenades avec lui, de chasses et d'attelage... Bref, tout était bon pour le contredire et le défier...
Peu
à peu, devenant homme à mon tour, je pensais en savoir autant que lui.
Je passais mon temps à le juger. Je refusais aussi de voir qu'il était
malade et que ses jours étaient comptés. J'avais presque vingt-cinq ans
mais j'étais encore un enfant dans ma tête. Inconscient, je vivais avec
tout l'égoïsme dont on est capable quand on grandit dans un milieu
fortuné, avec une grande maison hors du temps, des domestiques... Il tenta souvent de me parler, de me ramener dans la réalité. Je croyais qu'il voulait m'empêcher de rêver.
Sa mort
fut un révélateur. Le chagrin ne vint pas tout de suite. Il était depuis
tellement longtemps absent. Il ne sortait plus de l'hôpital que pour
quelques heures le weekend, et sa présence bouleversait le calme
ordonnancement de nos jours. Quand il était à la maison, une angoisse
terrible nous étreignait tous. Sur la maison auparavant joyeuse et bruyante flottait un sombre silence palpable comme un brouillard glacé. Nous reprenions enfin notre respiration quand, le lundi
matin, il reprenait le chemin de l'hôpital.
Une
semaine avant sa mort - j'allais fêter mon anniversaire - il insista
pour que nous allions nous promener en voiture. Seuls, tous les deux. Il
roula le long des quais de Bordeaux pour arrêter la voiture finalement à
l'entrée des Bassins à flots. Il faisait doux, avec une petite brise
parfumée qui donnait envie de prendre le large. Là, en marchant, il me
parla. Pour la première fois, je n'étais plus à ses côtés le petit
enfant qu'on protège de la vie : nous étions deux adultes, lui au terme
de sa vie terrestre, moi son fils cadet, au seuil de tous les commencements.
De tous les possibles. Je sentais son émotion. Elle me prenait peu à peu. Il savait sa fin
proche. Je ne sentais rien qu'un malaise et la lourdeur de l'atmosphère à la maison.
Longtemps je ne me suis plus souvenu des paroles qu'il m'adressa
ce soir-là, face à la base sous-marine. Le lendemain, jour de mon
anniversaire, il passa la soirée seul dans le grand salon, incapable de
se lever. Surtout parce qu'il voulait cacher sa peine. Il savait que
c'était notre dernière réunion de famille avec lui. Quand je suis allé
le remercier pour les cadeaux, il m'a embrassé et nous nous sommes dit bonne nuit. C'était la dernière fois que je le voyais vivant.
Une
semaine après, il m'appela à son chevet. C'était le soir. J'avais du
travail à finir pour la fac avant d'aller retrouver mes amis au cinéma.
Je refusais d'accompagner ma mère et mon frère... On ne me fit aucun reproche mais je vois encore le sourire triste de ma mère et le regard désapprobateur de Madame B., sa secrétaire. Il mourut en milieu d'après-midi ce jour-là. C'était le 6 novembre 1980.
Vers 17 heures, alors que nous allions prendre le thé dans le grand salon. Nous attendions des nouvelles. La secrétaire demanda à me passer une communication. Je pris le combiné. C'était mon oncle, le plus jeune frère de papa, au bout du fil. Sa voix tremblait. Elle était comme cassée. Je me souviens avoir respiré profondément en fermant les yeux. La nouvelle me transperça. Je sentis confusément qu'un monde
s'écroulait soudain, là dans ce joli petit salon aux boiseries blanches
et qu'en même temps il me fallait naître à la vie. Sa mort m'y aidait. Madame B. comprit en me voyant pâlir. Je m'entendis lui dire «mon père vient de mourir ». Elle fondit en larmes. Il y eut aussitôt une sorte de confusion dans le salon d'attente, le remplaçant sortit du cabinet suivie d'une patiente. Maria,
notre bonne, se mit à sangloter. «"Moussiou lou doutor est mort, moussiou lou doutor est mort»" répétait-elle
écroulée sur une chaise, cramponnée à son tablier de taille en dentelle qu'elle portait pour le service. Dans sa douleur elle le déchira. J'avais presque envie de rire en la consolant. Je la revois quelques heures plus tard, assise dans la grande cuisine en train de le recoudre, pleurant toujours. René, à l'autre bout de la table fumait une cigarette. Il se leva quand j'entrais dans la pièce et, les yeux rougis, il me prit dans ses ses bras sans un mot.Peu après ma mère rentrait de l'hôpital avec mon frère.Leurs yeux rougis et leur mine défaite parlaient pour eux. Je ne me souviens plus de rien après cet instant où je les vis pénétrer dans le salon d'attente...
Les jours qui suivirent passèrent comme un mauvais rêve. La maison ne désemplissait plus. Télégrammes et lettres s'entassaient sur le bureau de la secrétaire. Beaucoup de gens appelaient, on recevait des fleurs... Je mesurai combien il était aimé. Puis la vie reprit son cours. Les
amis revinrent à la maison, je recommençais de sortir, abandonnant ma
mère à sa tristesse résignée. Je redevenais une sorte de Peter Pan,
toujours guilleret et superficiel. Je ne pensais presque plus à tout cela. Un soir pourtant, un mois après son
enterrement, la réalité dans sa dureté allait m'éclater à la figure. j'étais dans mon lit. La maison était silencieuse. C'était
l'heure où mon père, montant se coucher passait dans le couloir devant
ma chambre. Comme un rite, chaque soir, je lui criais un «bonne nuit papa»
auquel il répondait toujours de la même manière et au même endroit,
juste derrière ma porte, en éteignant la lumière du couloir. Ce soir-là, je
réalisais que jamais plus je n'entendrais ses pas sur le long tapis du
couloir, que plus jamais le déclic du vieil interrupteur de faïence ne
ferait le lien entre nos deux cœurs et je fondis en larmes, son image devant moi, imposante et rassurante, comme lorsque j'étais petit et que sa silhouette apparaissait dans l'encadrure de la porte et qu'il venait m'embrasser avant dormir...
Dans
les mois qui suivirent, il fallut faire face à mille difficultés. Peu à
peu la maison se vida. Le cabinet ferma faute d'un successeur. La
grande tapisserie des Flandres de la salle à manger laissa la place un
grand trou noir dans la boiserie d'acajou, des tableaux furent décrochés
et vendus à leur tour. Nous nous préparions à quitter la grande maison
du Pavé des Chartrons. Quelques mois plus tard, moi le jeune bourgeois
snob et casanier, incapable de rien faire sans ma bande d'amis, je
décidais de partir poursuivre mes études à Venise.
Une phrase qu'il
avait prononcé lors de notre ultime promenade m'était revenue soudain : « Surtout
prends garde de ne choisir que le chemin dont tu as vraiment envie.
Mais une fois engagé sur cette route, va jusqu'au bout, même si cela
doit s'avérer difficile et douloureux. Il ne faut jamais renoncer à ce
que l'on est. Cela nous fait souffrir et surtout cela fait souffrir les
autres dont nous avons la responsabilité »... J'ai mis presque trente ans pour comprendre vraiment le sens de ses paroles et pour que je m'applique enfin à tenter de les mettre en pratique.
Il avait à peine 59 ans. J'aurai
tant aimé mieux le connaître, mieux le comprendre, le soutenir parfois
et lui dire combien je l'aimais et combien j'ai toujours été et suis plus que jamais fier de lui.
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Parrocel, La Mort du vieux Tobie
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