Extrait de Plaisirs, Entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Dominique Rolin. Éditions Gallimard, collection. L'Infini.2002. 
 Patricia Boyer de Latour — Vous avez longtemps parlé de la ville étrangère plutôt que de Venise...
Patricia Boyer de Latour — Vous avez longtemps parlé de la ville étrangère plutôt que de Venise... 
Dominique Rolin —  C'était l'époque où nous avions décidé, Jim et moi, de  garder un  anonymat  total sur nos personnes et sur les lieux où  nous irions.  J'avais  des amis qui connaissaient Venise et m'en  avaient parlé avant  que je n'y aille moi-même. Mais les gens  décrivent Venise sans  rien  savoir... Ils n'en parlent pas  vraiment, ils tournent autour, et  c'est  faux. Or cette ville a  été pour nous un miracle, une  sorte de  transfiguration des  choses. Alors, parler de la ville étrangère,  c'était plus  juste.
  P.B.L. —          Comment avez-vous découvert Venise ?
  D.R.    — Jusqu'en 1962, nous allions en Espagne.          L'année suivante,   nous avions décidé de nous rendre          à Florence, puis de prendre   un car jusqu'à Venise en passant          par Ravenne, Vérone et Padoue.   Donc, nous arrivons par la route          un soir... Nous prenons un   vaporetto, il faisait très beau, c'était          le plein été. Et là,   ç'a été          « la » révélation, comme si tout d'un          coup on   nous offrait un lieu qui devait nous appartenir de toute éternité.            À partir du Grand Canal, le vaporetto s'arrêtait à          chaque   station dans l'obscurité, la lumière du ciel mêlée          aux  lumières  des réverbères. Jim portait deux valises          énormes et  nous  avions réservé dans un petit hôtel          près de la place San  Marco.  Au moment où nous découvrons          cette place, devant la  basilique  Saint-Marc, nous avons été          pris d'un sentiment  quasiment  religieux, comme si nous étions transportés          dans un  univers qui  nous cernerait intimement. Il a posé ses valises           et nous  sommes restés dix minutes sans pouvoir parler... Puis nous            sommes descendus à l'hôtel, nous avons dîné          et... nous  avons  pris un café au Florian ! (Rires.)          Nous sommes  allés  ensuite jusqu'au bord du quai. Il y avait à          l'amarrage  des  gondoles serrées les unes contre les autres et soulevées           par  les vagues. On aurait dit des cygnes noirs. Je m'en souviens encore            comme d'une découverte prodigieuse... Et ce fut tout pour ce   jour-là !
Le lendemain matin, Jim s'est mis, comme chaque  jour,  au travail.          Moi, je voulais apprendre la ville... Je me   promenais donc jusqu'à          l'heure du déjeuner ; l'après-midi, je   rentrais vers          six heures du soir, et nous ressortions pour   dîner. Il allait tous          les matins au Florian pour écrire à une   table, toujours          la même, loin de la lumière du jour et de la   foule. Il a          besoin de se fixer comme s'il y avait une sorte de   rapport intime entre          la circulation de son sang et de son   esprit avec ce qui l'entoure. Je          partais à l'aventure, seule.
J'aimais me perdre en suivant ces veines quasiment sanguines            que sont les voies menant à la Giudecca, insoupçonnable            pour moi, et dont personne ne m'avait parlé. Au moment où          j'y   suis arrivée pour la première fois, j'ai eu un coup          au cœur...   en découvrant cette ouverture sur les Zattere et          sur la  largeur  du canal. À tel point que je me suis dit qu'on ne           pouvait pas  rester dans notre petit établissement enfoncé          en  pleine ville.  Je suis entrée dans l'hôtel qui se trouvait          là,  j'ai demandé le  prix des chambres à une vieille          dame. Et là,  elle m'ouvre une  fenêtre sur la Giudecca...          Quelle stupeur ! (Rires.)   J'ai pensé : mais c'est          ici qu'il faut vivre ! Tout se  passait  comme si notre vie nous attendait          là depuis toujours. À  la fin  de cette matinée, je          suis allée le rejoindre en lui  disant : «  Il faut          que tu voies ça. » Et nous avons tout de  suite retenu           une chambre pour l'année suivante, la chambre aux  trois fenêtres           (une à l'ouest sur le petit canal  perpendiculaire, deux sur la           Giudecca dont l'une réfléchit  toute la chambre et l'autre           la circulation des bateaux) que  l'on nous a gardée chaque fois.
  P.B.L. —          Venise est devenue votre secret.
  D.R.    — Vous êtes la seule personne que          nous ayons vue ensemble à   Venise, il n'y en a pas d'autre. Ce dîner          à quatre, avec le   photographe qui vous accompagnait, était          tout à fait   exceptionnel... Cela semblait indiscret, et c'était          le   contraire. Il y a eu des occasions de rencontres avec d'autres pour            un film ou un vernissage, mais jamais je ne suis entrée dans son            monde à lui, ni lui dans le mien. J'avais le sentiment que cela            nous arrachait à notre rêve. J'ai été surprise          qu'il  me  dise : « Tu viens dîner avec nous »,          mais il a eu raison.
L'ennui, c'était les Parisiens en visite à Venise          qui,  me  reconnaissant, venaient à moi comme si ça allait          de soi,  sans  vouloir savoir que j'avais ma vie ici et que je m'opposais           à  ce qu'ils y entrent. Les gens n'ont pas la faculté de          se   construire une muraille de Chine derrière laquelle se préserver...            Ils croient à la transparence pour eux-mêmes et pour les            autres, mais ce n'est pas vrai ! Quand ils m'accostaient alors que            j'étais assise à ma table, presque toujours la même          sur un   certain ponton le matin entre huit et onze heures, je leur disais :            « Excusez-moi, mais je travaille. » Ils finissaient           tout  de même par se rendre à l'évidence : je          n'avais pas envie  de  les admettre dans mon cercle ni de sympathiser. Cela            ressemblait à une agression amicale, parce que bien entendu ils            n'avaient pas de secret à défendre de leur côté          et, avec   innocence, ils cherchaient à casser le mien. Je me défendais.            Il faut être très vigilant, ignorer le monde extérieur,          se   protéger par une couche de silence et de refus, qui très          vite   est sensible aux autres. D'ailleurs, Venise est notre propriété            quand nous y sommes ! (Rires.) J'aime la gaieté des            Vénitiens, avec qui j'ai un contact merveilleux ; cette liberté            qu'ils ont dans le rire, la beauté de leurs regards, leur  discrétion...           Et je remarque qu'ils ont toujours respecté mon  travail. On se           salue si on se connaît, ce qui crée une sorte  d'affection           tranquille et distante.
  P.B.L. —          Quel a été l'impact de Venise sur votre écriture ?
    D.R.    — Très profond, sans          que je m'en sois aperçue d'abord. Sa   lumière du Sud en particulier,          pour la femme du Nord que je   suis, a beaucoup compté. J'ai changé          le mouvement de mon   écriture à ce moment-là, au début          des années soixante, en plein   phénomène du nouveau          roman. La littérature était devenue une   prison, et, grâce          à ce courant qui n'a pas duré longtemps,  mais  suffisamment          pour qu'on se libère des clichés  romanesques, on  n'était          plus enfermés dans un livre écrit une  fois pour toutes  au          XIXe siècle. L'ouverture était là, et la  liberté           gagnée pour chaque écrivain qui le voulait. Cela a  correspondu           au début de mes séjours deux fois par an à Venise.
À partir  de ma découverte de la ville étrangère,          ça a été  comme si je  pouvais avoir un univers complet          en lui-même.  Paris contenait  mon enfance, mes expériences ;          et Venise, tout  le côté  magique... J'ai aimé me promener          du côté de San  Margherita,  près du magnifique musée          des Tintoret, dans la  Venise  populaire, j'aimais entrer dans les petits          cafés,  passer le  seuil des églises. Nous sommes beaucoup          allés dans  les musées,  nous avons vu des expositions majeures :          Titien,  Vénitien par  excellence, charnel, religieux, génial ;          Francis  Bacon, que  j'ai découvert là. Nous avons assisté          à des  concerts  inoubliables, nous avons beaucoup regardé,          observé,  écouté,  entendu... Ce sont des moissons          d'émotions, de  sensations.  Teresa Stich-Randall et Gabriel Bacquier          dans le Don Juan   de Mozart, Beethoven au palais des Doges, le pape          lors d'un   concert à la Fenice, un choc pour nous... Nous n'avions          pas de   places. Il y avait des barrages policiers partout, mais le type            qui filtrait les entrées a compris que c'était capital pour            Jim d'y assister, il nous a fait entrer.
Nous avons très  vite  élu domicile dans ce quartier          devenu le nôtre au bord de  la  Giudecca. Le délice consistait          à s'installer sur la terrasse   pour voir passer la foule. (Rires.)          On allait   rituellement à la Salute, ou bien dans l'autre sens jusqu'à          la   station maritime. Il y avait là un escalier, un écriteau :            accès interdit. Ici commençait un autre monde, celui des            bateaux battant pavillon de lieux improbables comme Monrovia, Nassau,            Alexandrie ou d'ailleurs encore... Et nous étions fascinés            par leur entrée dans le port, précédés de          petits   remorqueurs.
Depuis 1963, j'ai vu des nouveau-nés dans leur landau          qui sont devenus des vieillards ! (Rires.)   Et des adolescents,          des jeunes mariés, des femmes un peu   mûres, des matrones...          Je me souviens aussi d'un homme très   âgé, perclus          de rhumatismes, qui poussait une chaise devant lui   et s'y asseyait quand          il était épuisé. Au fond, ce n'était  pas  un          si mauvais moyen de circulation... Un autre, un peu  fou,  mesurait les          distances en faisant des gestes, il était  enfermé  dans une          sorte de mathématique étrange... Il y avait  Eugenio,  le          « chanteur de Venise » sur lequel j'ai écrit           une  nouvelle dans L'infini, un mendiant extraordinaire au  regard           très bleu, assez beau, très pauvre, qui chantait en  sortant           de sa poche des bouts de papier et collait tout contre  ses yeux pour  en          déchiffrer les mots. Un jour, il a  disparu...
  P.B.L. —          Comment avez-vous aimé vivre à Venise ?
  D.R.    — J'adorais les pontons, les Zattere avec          les cafés installés   dessus. Et celui qui est en face de          notre hôtel est devenu  mon  lieu de travail. Nous descendions dès          huit heures du  matin, Jim  remontait ensuite dans la chambre jusqu'à          onze  heures et tout  l'après-midi après le déjeuner.
J'aime respirer  l'odeur de  Venise, son climat. Quand il pleut,          j'écris dans la  chambre  avec Jim. « Est-ce que je ne          te dérange pas ? » lui  ai-je  demandé un          jour. « Au contraire, tu m'aides », m'a-t-il   répondu.          Et c'est vrai que nous écrivons dos à dos sans nous   gêner.          Mais s'il fait beau, je préfère écrire dehors. À            Paris, jamais je ne pourrais m'installer dans un café, comme le            faisait Nathalie Sarraute, qui s'y rendait tous les matins à neuf            heures. Chaque écrivain a sa méthode.
À Venise être   dehors, c'est être à          l'intérieur d'un univers lumineux. Je m'y   suis tout de suite acclimatée          merveilleusement. Devant moi, il  y  avait trois péniches
amarrées chargées d'approvisionner en  eau  les grands navires ;          voir ces péniches qui ne cessent de   monter et descendre le long          du canal est un spectacle d'une   grande beauté. Le moindre souffle          d'air ressemble à une   respiration murmurante quasiment humaine.          La ville ne se tait à   aucun moment, il y a toujours le clapotis          de l'eau le long  des  quais. Et pourtant ce n'est pas vraiment humain,          mais  d'une  tranquillité magique. Cela s'intègre à          la vision que  nous avons  de la ville, ça entre dans notre façon          personnelle  de penser,  de chercher les mots, d'écrire comme si          nous étions  portés par  une vibration particulière.          C'est très vivant,  animé, et toute  la ville est encerclée          par cela.
  P.B.L. —          Comment pensez-vous à Venise quand vous êtes à Paris ?
  D.R.    — Ça dépasse l'ordre de la          pensée... J'y pense comme si un   réseau de canaux de Venise          me traversait en permanence. La   réalité, les bruits de Venise,          les vagues, les mouettes, les   touches de soleil partout alentour offrent          un sentiment de   liberté que nous aimons entre tous. Quand nous          avons découvert   Venise, nous avons eu l'impression d'être          arrivés au port, à   notre port, notre anse de repos et de          méditation.
Mais  j'adore Paris, la plus belle ville du monde ! et          mon  quartier,  le VIIe arrondissement, est magnifique. Je n'évoque           jamais  Venise avec nostalgie. La vie y est gaie, les Vénitiens           sont  joyeux. En fait, Venise est un jardin maritime posé sur une            île, qui ne me quitte pas. Si je n'y vais pas davantage, ce n'est            pas grave. Venise est en nous.