18 mai 2006

Il y a des lieux qui obsèdent... Le Fondaco dei Tedeschi

En parcourant les centaines de pages de mes carnets vénitiens à la recherche de souvenirs oubliés, je me suis rendu compte que le palais qui abritait il y a peu de temps encore les postes et Télécommunications italiennes, est cité chaqué année trois ou quatre fois...
 
Fondaco dei Tedeschi, 14 février 1980
Il pleut sur la ville ce matin. Mais le temps est moins froid. Tristesse du départ. Jour de deuil en mon cœur... Dans quelques heures, l'animation de ces lieux ne sera plus qu'un souvenir qui viendra s'ajouter à tous ceux que mes journées ici ont fabriqué... En-bas, dans la cour, un franciscain encapuchonné bavarde avec une religieuse et un adolescent vêtu de rouge. Ses longs cheveux et son pantalon blanc, étroit comme un fuseau me rappellent les personnages de Carpaccio sur lesquels je travaille depuis plusieurs mois. La vera di pozzo sur laquelle le moine s'appuie, le décor de cette scène, tout me transporte quatre cents ans en arrière... Dehors les reflets sur l'eau, la lumière verte sur le grand canal... Demain, la France, le retour vers la vie ordinaire. Je crois que je m'y fais de moins en moins et que peu à peu, le poison de Venise opère en moi cette transformation qui me rend l'éloignement douloureux et le retour nécessaire.
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Fondaco dei Tedeschi, 18 février 1982
Le soleil réchauffe un peu la ville. On a cru qu'il allait neiger ce matin. Le brouillard en disparaissant avait laissé un ciel très gris, très bas. Finalement le soleil est là. Les pavés de la cour brillent sous la grande verrière, et j'observe les gens qui passent, en attendant de pouvoir accéder au guichet. Une très vieille femme presque pliée en deux sur sa canne demande un renseignement à deux jeunes gens très élégants. L'un est assis sur la margelle, l'autre, la main posée sur le bord du puits tient à la main un parapluie multicolore. Est-ce la lumière presque métallique, mais ces personnages ressortent comme s'ils étaient sous un projecteur. Les couleurs qui les animent en font les protagonistes d'une scène de théâtre, muette. J'aime ce lieu, vers midi.
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Fondaco des Tedeschi, 2 novembre 1984
J'enrage de ne pouvoir téléphoner en France, les fonctionnaires de la poste sont en grève. Pour retirer un colis venu de France, j'ai dû passer par trois guichets et attendre que l'employé, bougon, mette quatre ou cinq tampons sur trois ou quatre feuillets administratifs... La bureaucratie italienne n'a été inventée que pour faire enrager les jeunes français trop pressés. Mais le colis tant désiré contenait tellement de merveilles que mon attente en valait la peine : un pullover, de la confiture de poires - ma préférée, des livres, un disque, un pot de foie gras et du confit, des biscuits anglais, du papier d’Arménie et du chocolat. De quoi tenir pendant quelques soirées. L'hiver s'annonce finalement et il risque d'être rigoureux. Il a gelé cette nuit.
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Fondaco dei Tedeschi, mai 2005
Le bâtiment des Postes est en cours de rénovation. Les locaux vont être complètement restructurés et la grande cour que j'aime tant va retrouver son aspect originel. Je ne pourrais donc pas voir cette année le grand puits sous la verrière où se sont déroulés tant de scènes dont j'ai été témoin et qui ont nourris certains de mes textes. Je me souviens d'un matin de printemps où trois chats se prélassaient sur le puits. A les voir, on eut dit trois hommes d'affaires en plein discussion. Au bout d'un moment, l'un d'entre eux est parti, sans se retourner. Celui qui s'était installé sur les marches l'a regardé un instant puis lui a tourné le dos, comme par dépit et le troisième, juché sur la margelle semblait ricaner...