11 octobre 2007

Tramezzinimag va prendre quelques semaines de vacances

Souvent autrefois, je me demandais comment on pouvait encore avoir la prétention d'écrire sur Venise. Tellement de grands écrivains avaient su parler de la ville, celle d'hier et celle qu'ils voyaient. Tellement de choses, de sensations, d'impressions ont été ainsi merveilleusement décrites. Comment oser encore ajouter mon verbiage. Avec internet chacun devient expert, spécialiste, gourou aussi parfois. Il se trouve toujours un public pour apprécier cet à peu près qui convient bien au monde d'aujourd'hui. Plus de 80.000 personnes sont venus régulièrement lire TraMeZziniMag en deux ans.
 
Mais j'ai l'impression ce soir, en parcourant toutes ces pages virtuelles d'être un imposteur. Non pas que j'ai menti ou dit des insanités. Non, j'ai toujours écrit en vérité, avec mon cœur et mon âme. Cependant, je suis fatigué de ce combat quotidien contre la médiocrité de mes idées. J'en suis réduit à chercher en permanence ce qui pourra attirer l'attention du lecteur, lui apporter de la nouveauté, lui faire découvrir quelque chose. Il n'y a plus guère de spontanéité et de simplicité dans mes pages. Les aficionados de Venise prennent apparemment du plaisir à ses promenades virtuelles et j'en suis flatté, mais je me suis éloigné de l'esprit de départ, de ce qui avait motivé la création de ce blog. Car TraMeZziniMag n'est pas un site, c'est un blog. Une sorte de journal, un exutoire où je soigne la douleur de mon exil et les péripéties parfois difficiles de mon existence présente. Un moyen aussi de garder vivantes toutes les aventures de ma jeunesse vénitienne. 
 
Et puis je vois tellement de passionnés, tellement de gens sympathiques dont l'amour pour Venise se traduit dans des sites magnifiques. A les parcourir, je me rends compte que ma passion, ma connaissance de la ville, l'amour que j'ai pour elle qui est comme l'amour qu'un homme peut porter à une femme, est aussi partagé par des milliers d'autres personnes et que je ne transmets finalement que de l'à peu près, du superficiel. Du virtuel.Certes un ressenti authentique, de très riches souvenirs, mais de l'à peu près tout de même...

Non pas que je regrette de n'avoir pas Venise pour moi seul. Mais je ne me sens pas toujours à la hauteur. Mon amour est solitaire. Personnel. Avec mes enfants, avec un nombre très réduit d'amis aussi, je parviens parfois à le vivre puisqu'ils partagent naturellement cette passion. Pas avec les autres. Et puis arrive forcément un moment où j'empiète sur la plate-bande de l'autre justement. A maintes reprises déjà, cherchant une image pour illustrer un texte, j'ai emprunté un cliché à des sites amis. Personne ne m'en veut vraiment, mais ce pillage dérange. Pour ma part, je n'aime pas photographier Venise - cela m'a toujours gêné comme si je violais son identité profonde - mais j'ai besoin d'illustrer mes textes... 

Bizarrerie supplémentaire : je suis terriblement jaloux des lieux où j'aime aller dans Venise et pourtant j'en ai dévoilé quelques-uns au fil des pages. En parcourant tous ces blogs, tous ces sites, j'ai retrouvé les mêmes endroits, les mêmes passions, les mêmes émotions. J'ai pris conscience que Venise ne m'appartient en rien, pas plus qu'elle ne vous appartient. Et pourtant je la voudrais toute à moi. En fait, je n'arrive plus à accepter d'avoir à partager. 

C'est pourquoi ce soir j'ai pris la décision d'arrêter pendant quelques temps la parution du blog. C'est une décision terriblement difficile car depuis des mois, ma vie tourne autour de ce blog, en fonction de ce blog. Je me lève la nuit pour rechercher une citation, je laisse de côté mes travaux et mes obligations professionnelles. Je vis constamment avec Venise en tête et délaisse tout le reste... Je veux garder ma Venise authentique pour moi, et ne plus m'angoisser de savoir comment donner sans me défaire, comment exprimer tout ce que je ressens sans copier ni plagier. Et puis, je veux aussi continuer de vivre normalement, sans elle. Je n'ai pas envie de devenir fou ni monomaniaque. 

Merci de m'avoir lu avec autant de fidélité et d'indulgence et à bientôt !

Petits itinéraires choisis pour un séjour entre amis (II)

Et si nous nous promenions ce soir dans Venise. Oh ! rien de bien précis, pas de but avoué si ce n'est le désir de retrouver cette atmosphère unique qui saisit le promeneur. Enfonçons-nous dans le ville comme on se fond dans un rêve, suivons au hasard un itinéraire qui s'impose devant nous. Allons donc au gré de notre rêverie, sur un des arias de l'Oratorio de Caldarà dont je vous parlais hier. 

La stazione. Les marches descendues, le premier contact absorbé par nos sens, mettons-nous en route. Non pas par la Lista di Spagna, mais par cette petite ruelle sur la gauche. Elle va nous mener dans un dédale de courettes et de venelles vers le fonds de Cannaregio, à la limite du monde moderne que représentent les alentours de la gare et les anciens bâtiments de l'Enel et de la Venise éternelle, celle du temps des doges : les abattoirs, les vieux palais décatis. Après maints détours, nous traverserons ce jardin public inconnu des touristes. Peu de monde, quelques vieillards, des enfants, des chats au milieu d'un parc arboré de presque un hectare, entre l'église des Scalzi et la Lista di Spagna. Un passage pour éviter cette rue grouillante qu'empruntent presque tous les touristes qui remontent vers le Rialto en passant par le campo San Geremia où se dresse le Palazzo Labia et le ponte dei Guglie. 

En sortant du jardin du palais Savorgnan, on arrive au bout du canal des Tre archi après être passé par un quartier neuf rempli de jardins très fleuris. C'est par là qu'autrefois on pénétrait en bateau dans Venise. De ruelle en ruelle, on débouche sur le parvis de San Giobbe, toujours vide et tranquille. 

Peut-être, si l'église est encore ouverte pourra-t-on voir cette jolie peinture de Gerolamo Savoldo représentant la crèche. Il y aussi ce monument très baroque de Claude Perrault à la mémoire de l'Ambassadeur du roi Louis XIV, Renaud Le Voyer de Paulmy d'Argenson, qui mourut à Venise, en 1651. Il faut savoir que l'Ambassade de France était située non loin de là, sur la Fondamenta de Cannaregio, somptueusement aménagée dans le Palais Surian-Bellotto où logèrent Montaigne et l'insupportable Jean-Jacques Rousseau qui ne comprit rien aux vénitiens ni à Venise. La pala de San Giobbe par Giovanni Bellini est une merveille. On la voit désormais, hélas, à l'Accademia.

De l'autre côté du canal (qui était le seul accès à Venise autrefois), avant le pont des Guglie, se trouve le ghetto. L'Alloggi Biasin a été mon premier logement d'étudiant. j'y tenais la réception en même temps qu'un gros garçon colombien et Gabriele Toniolo de Mogliano-Veneto, devenu un très bon ami et qui n'a jamais changé de métier puisqu'il est maintenant le gérant de l'Albergo Mignon, à Santi Apostoli. Mais toutes ces réminiscences de ma jeunesse, ça creuse. Une pâtisserie encore ouverte nous fournira quelques sucreries pour reprendre de l'énergie. 


Campo del ghetto, le pont de fer, la fondamenta de San Alvise, fondamenta delle Capucine. J'ai vécu là un an, (au 2993 Fondamenta Coletti précisément), dans un sympathique petit appartement entièrement couvert de lambris qui lui donnait un air de chalet de montagne. Les fenêtres donnaient sur le terrain de l'association sportive du quartier. J'y vivais avec un amour de petite chatte grise aux yeux verts qui se nommait Rosa. Mon plus proche voisin était un vieux pêcheur à la retraite qui passait ses journées sur une chaise sur la fondamenta. Il m'invitait parfois à partager son repas. Ses spaghettis aux clovisses et aux moules fraîches étaient un régal... Quel merveilleux quartier. Une Venise paisible et populaire se montre par ici. Tout est tranquille, serein. 


Remontons vers la Misericordia et le Casino des Esprits. Nous ferons un détour puisque le temps est beau : Madonna dell'Orto, Campo dell'Abazzia. Devant nous le grand bassin et au fond la lagune. L'air ici est toujours plus frais. La nuit plus sombre. Le casino des Esprits et son jardin restauré laissent à chaque fois une impression un peu sinistre. Est-ce les légendes que l'on raconte sur cette maison ou simplement la position géographique de ces lieux : on débouche ici sur le plein nord de la lagune et les vents s'engouffrent par la Sacca, soudain plus froids, plus vifs qu'ailleurs où l'espace étant plus restreint entre les immeubles, l'air parait plus chaud. C'est presque l'heure de dîner. Un apéritif dans ce petit bar chaleureux près du Campiello Priuli, calle de l'Ocà où le patron et le serveur écoutent un match à la radio en essuyant les verres pendant qu'une vieille dame écosse des haricots assise à une table. Vino bianco ou prosecco ? L'Osteria se remplit. Il y a toujours du monde le soir al Bomba. C'est bon, le vin est tiré directement des fûts. Saucisses et polenta, friture de poissons, légumes grillés, jambon. Un festin de roi. Avec un peu de chances, nous assisterons à un récital de vieilles chansons de gondoliers... 

Il fait complètement nuit quand nous ressortons. Peu de monde sur notre chemin, des jeunes gens qui se bousculent en riant, un vieux monsieur très élégant qui promène son petit chien. Nous voilà déjà du côté du campo Santa Maria Formosa. Le Café de l'horloge (un autre des lieux mythiques de ma jeunesse vénitienne) est en train de fermer. Un petit groupe bavarde bruyamment pendant que le serveur lave à grande eau le dallage. Au-dessus de nous les fenêtres du vainqueur de la bataille de Lépante qui décida du sort de l'Europe dont Venise fut garant, grâce à l'ingénieuse victoire de cet amiral patricien. Au fond le palais Ruzzini-Priuli, longtemps abandonné devenu un hôtel de luxe à la décoration intérieure très fashion. Sa façade (Renaissance tardive) a été repeinte en blanc. 

J'avais eu la chance de pouvoir y pénétrer il y a plus de vingt ans.  J'ai encore le souvenir de cette odeur incroyable qui semblait venir du lointain passé de la ville. Des tentures de soie brûlée par le soleil pendaient devant les hautes fenêtres aux volets entrouverts. Des plafonds peints à fresque s'écaillaient, de grands lustres de bronze brillaient dans des salles aux murs garnis de tableaux géants. Et puis ce silence mêlé à cette odeur persistante, une sorte de mélange de naphtaline, de poussière, d'humidité, de bois de santal et de cuir, de regrets aussi. Pendant tout la visite (il devait être cinq ou six heures du soir et nous étions en octobre) j'ai eu la sensation d'être observé, guetté, suivi. C'est idiot mais j'ai toujours pensé que ce palais était hanté... J'ai su depuis que le sang des Ruzzini coule dans mes veines...

Les photos sont de Jas et Jeanine (le Campiello) que je remercie vivement d'avoir bien voulu tolérer cet emprunt amical.

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 6 Commentaires : 

venise86 a dit… 
Tu me mets au supplice... Cette Venise là que j'aime, si loin des visites organisées et baclées... Merci encore Lorenzo.. 
11 octobre, 2007 

 Jean-Claude a dit… 
Toujours fidèle à votre blog, évidemment, je viens vous soumettre cette vidéo pour évaluation/correction/amélioration : http://jc-courbon.com/JacopoDeBarbari.htm 
Il s'agit de la carte de Jacopo de Barbari que je récupère et recompose depuis http://www.tridente.it/venetie/map/map.htm. 
La première vidéo est sur Cannaregio, je souhaiterai faire tous les sestieri en suite (c'est un boulot de fou...) Avant de la mettre sur DailyMotion, mon compte YouTube ayant été supprimé parce que j'avais utilisé quelque part la chanson "Rum and Coca Cola" des Andrews Sisters !!! (voir http://iconesetclash.blogspot.com/2008/09/la-compote-de-rhubarbe-faon-jean-pierre.html ). 
Pas de mail pour vous écrire, je mets donc un commentaire à ce billet sur Cannaregio ! Merci d'avance de vos commentaires. Éventuellement de vos encouragements à continuer ! Amitiés.
JCC (jccourbon@gmail.com)
27 octobre, 2008 

ladivinecomedie a dit…
Quelle suite magnifique hors des sentiers battus et rebattus ! Dans l'église de San Giobbe je me souviens dans la Chapelle du magnifique plafond en faience vernissé aux couleurs surprenantes représentant les quatre évangélistes. Et non loin de là, de mon repas pantagruélique à la Trattoria dalla Marisa. 
31 décembre, 2009 

Thierry a dit… 
Oui...comme dit si bien Venise86...un supplice (de ne pas y être) mais un supplice divin...Quel style! 
31 décembre, 2009 

Anonyme a dit… 
René de Voyer de Paulmy d'Argenson (1596-1651). 
M.17 
31 décembre, 2009 

Lorenzo a dit… Argenson a été l'un de nos meilleurs ambassadeurs à Venise. Fort apprécié des vénitiens, ce qui était plutôt rare. Ah! la trattoria da Marisa ! Accueil sympathique, ambiance géniale et nourriture de qualité (on mange ce que le cuisinier a décidé de préparer et c'est toujours bon). Une des meilleures adresses de Canareggio, au 352b de la Fondamenta San Giobbe. A la bonne saison, on peut déjeuner dehors au bord de l'eau. Une adresse à préserver ! 
01 janvier, 2010

Il y a 210 ans, le dernier soupir de la République...(*)

Il est plus convenable de fêter les naissances, les victoires et les créations que les défaites et les disparitions. Pourtant, il est important de se souvenir que l’année 2007 correspond au deux cent dixième anniversaire de la disparition de la République qui n'était en rien inexorable et demeure du seul fait de l'outrancière manipulation, inventée pour servir sa seule ambition, d'un petit général corse de 27 ans qui se prenait déjà pour César.

En effet, il y a deux cent dix ans, le 18 octobre de l’an de dis-grâce 1797, à Passariano, dans la somptueuse villa de la famille Manin, Buonaparte qui était incapable d'aligner deux mots sans faire une faute d'orthographe, signait le terrible traité de Campo-Formido qui tira un trait rageur sur les mille ans d'indépendance de Venise. Ayant effrontément dupé l'univers entier, après avoir manipulé, falsifié et déformé la situation, contre toutes les traditions diplomatiques et militaires, l'aventurier corse avait assujetti un Etat neutre, auparavant allié traditionnel de la France, pour servir son ambition.

Quelques mois auparavant, le 12 mai exactement, sans y être forcé, Ludovico Manin, l’ultime doge rendait le corno ducal à son chambellan avec ces paroles prononcées ou inventées : "rangez cela, je crois que je n’en aurai plus besoin dorénavant" et le gouvernement de la Sérénissime s’effondrait, laissant la place à une municipalité révolutionnaire bien embarrassée du lourd héritage qu'il lui fallait dorénavant assumer.

Trop d’orgueil certainement et ce qui aurait pu être sauvé ne l’a pas été. Rappelez vous les propositions de Buonaparte qui n’osait pas envisager, au début de la campagne d’Italie du moins, l’anéantissement de la République, certes détestée (le petit général taciturne était corse donc gênois avec tout ce que cela sous-entend de haine pour Venise). Il voulait aide et garanties (autre chose que Venise de tout temps dispensa avec parcimonie et beaucoup d’arrières-pensées). 

L’idée d’une alliance avec la jeune République française parut odieuse au Gouvernement. L’aristocratisme régnant à la cour du doge, la dégénérescence de la pensée politique et du patriotisme étriqué des patriciens, davantage préoccupés de la protection de leurs immenses fortunes, les rumeurs aussi depuis la mort du roi Louis XVI (qui pourtant n’était pas très aimé des vénitiens – la marine française s'imposait de plus en plus dans le monde et le roi très chrétien se méfiait de cette République de marchands qui prétendait dicter au sud ses règles, sur les mers et les royaumes soumis tout comme l’Angleterre le faisait au nord, et puis surtout la faiblesse et la chute du monarque), tout éloignait les vénitiens de la France de 1797. Cela contribuait à justifier l’attitude de recul offensé des vénitiens qui prirent tout cela de très haut. De trop haut…

Avec des "si", on peut tout envisager. Mais pourtant. Si la propagande de la République de Saint Marc avait continué sur la lancée des siècles passés, si l’idée de République avait été mise en avant et si, aux premiers temps de la propagation des idées révolutionnaires (celles du Jeu de paume et de la Fête de la Fédération) de nombreuses fois exprimées dans des ouvrages imprimés et édités à Venise depuis les années 70 et que les loges maçonniques vénitiennes étudiaient, défendaient et se chargeaient de répandre en Europe, l’histoire de Venise aurait été certainement différente.

Un aïeul qui vécut l’entrée des troupes autrichiennes après le traité de Campo-Formio, écrivit dans une lettre qui est parvenue jusqu’à nous cette phrase que je mis des années à comprendre : "Aujourd’hui, en pénétrant sur la Piazza, les autrichiens se sont vengés du sort fait à la reine Marie-Antoinette". Que voulait-il exprimer par là ? Venise n’avait aucune part dans l’assassinat de la jeune reine de France, née princesse autrichienne. Mais c’était la politique étriquée du Gouvernement qui, si elle avait été plus réfléchie et davantage ouverte sur l’avenir – mais ce genre de politique n’est le fait que d’exceptionnels hommes d’Etat, race hélas disparue depuis longtemps de la Sérénissime au moment de ces évènements – eut pu changer la face de l’Europe et les suites de la Révolution française. Si le Doge avait mis en place les réformes pourtant pressenties par les politologues et les constitutionnalistes de l’époque (un simple retour en fait au système des origines, amélioré et plus élaboré), si la République avait su anticiper et se mettre à l’écoute des idées nouvelles qui depuis une trentaine d’année se répandaient dans toute l’Europe, au lieu de s’enfermer dans une frilosité de "fin de race", on peut imaginer que la République durerait encore et fêterait son deuxième millénaire comme San Marino ou le Luxembourg. Et Buonaparte aurait été traduit devant une Haute-Cour et aurait fini sur une potence, évitant à l'Europe ce bain de sang qui portera en germe tous les conflits des temps modernes.

Il existe un ouvrage rarissime, jamais réédité depuis sa parution au XVIIIe siècle, qui présentait un tableau comparatif très approfondi entre les différents régimes et constitutions en place dans les pays du monde : Angleterre, France, Autriche, Pologne, Espagne, Suisse, Russie, et le régime en vigueur dans la République de Saint Marc. Si la Constitution n’y était pas réunie dans un texte fondamental comme les temps modernes nous y ont habitué, elle était bien réelle, faite d’un conglomérat de règles et d’évidences devenues des lois, on se rend compte à la lecture de cet ouvrage, combien le Gouvernement de Venise était moderne et porteur de paix intérieure. D’harmonie sociale. A Venise, on ne s’est pas contenté d’inventer la comptabilité analytique, le capitalisme et les règles du commerce international, on a réellement bâti l’idée moderne de l’État.

Mais le vénitien ne savait envisager les choses qu’à travers un seul prisme, déformant et finalement mortifère : l’argent. Seul le rapport qu’un acte, une action, une décision pouvait procurer en espèces sonnantes et trébuchantes motivait les décisions et les orientations. Voilà une des raisons de la haine portée à Venise.

Et puis la lucidité et la franchise - caractéristique qui peut sembler peu vénitienne – de la Sérénissime face au Pape et à la Chrétienté. Dignes successeurs du monde païen, chrétiens fidèles et croyants authentiques, les vénitiens prônaient depuis toujours cette séparation entre la volonté politique du successeur de Pierre en tant qu’exercice d’un pouvoir temporel aux objectifs matériels politiques et financiers, la pratique intime, personnelle et confidentielle de la foi et des règles prônées par les Textes saints. Ne sont-ce pas les idées de la Révolution, la première, celle qui respectait le bien et la piété. Venise se mettant au service de ces idées, c’était éviter que les extrêmes ne s’emparent du pouvoir intellectuel en Europe et imposent ce carcan terrible que fut la Terreur et qu’on retrouvera quelques centaines d’années plus tard avec l’infâme dictature soviétique sur la Sainte Russie puis sur l’Europe exsangue ? Et la République de Saint Marc ne présentait-elle pas ces mêmes défauts qui se retrouvent de nos jours dans ce colosse aux pieds d’argile que sont les États-Unis d’Amérique ?

Mais l’Uchronie a ses limites. La réalité simplement. Les hommes choisissent toujours, le plus souvent inconsciemment, la fin, la chute plutôt que la rédemption. Il y a toujours davantage de facilité à se laisser aller plutôt qu’à réagir. Quand l’Empire romain a cédé devant les Barbares, quand Venise a cédé devant Buonaparte et son armée de va-nus-pieds, les causes comme les effets furent les mêmes. Arrêtons-la les comparaisons. Elles risqueraient de n’être point flatteuses pour notre époque et notre humanité moderne…

Il existe à la Marciana, ou bien est-ce aux Archives d’État, plusieurs textes, rapports et notices datées de 1780 à 1792 qui anticipaient les problèmes à venir, en envisageant des réformes, des bouleversements et des propositions et projets d'innovations qui, en changeant peu les mécanismes et les rouages, eurent permis de conserver l’essentiel. Vous savez cette phrase de Lampedusa, dans le Guépard :
 "il fallait que quelque chose change pour que nous puissions vivre comme avant"…
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(*)-  Titre revu, préférable à celui édité ce matin "Buonaparte s'apprêtait à assassiner Venise" et qui souleva quelques objections. Mais le débat mériterait d'être prolongé. Malheureusement ce n'est ici ni le lieu ni l'objectif. Peut-être sur un forum ?