11 octobre 2007

Il y a 210 ans, le dernier soupir de la République...(*)

Il est plus convenable de fêter les naissances, les victoires et les créations que les défaites et les disparitions. Pourtant, il est important de se souvenir que l’année 2007 correspond au deux cent dixième anniversaire de la disparition de la République qui n'était en rien inexorable et demeure du seul fait de l'outrancière manipulation, inventée pour servir sa seule ambition, d'un petit général corse de 27 ans qui se prenait déjà pour César.

En effet, il y a deux cent dix ans, le 18 octobre de l’an de dis-grâce 1797, à Passariano, dans la somptueuse villa de la famille Manin, Buonaparte qui était incapable d'aligner deux mots sans faire une faute d'orthographe, signait le terrible traité de Campo-Formido qui tira un trait rageur sur les mille ans d'indépendance de Venise. Ayant effrontément dupé l'univers entier, après avoir manipulé, falsifié et déformé la situation, contre toutes les traditions diplomatiques et militaires, l'aventurier corse avait assujetti un Etat neutre, auparavant allié traditionnel de la France, pour servir son ambition.

Quelques mois auparavant, le 12 mai exactement, sans y être forcé, Ludovico Manin, l’ultime doge rendait le corno ducal à son chambellan avec ces paroles prononcées ou inventées : "rangez cela, je crois que je n’en aurai plus besoin dorénavant" et le gouvernement de la Sérénissime s’effondrait, laissant la place à une municipalité révolutionnaire bien embarrassée du lourd héritage qu'il lui fallait dorénavant assumer.

Trop d’orgueil certainement et ce qui aurait pu être sauvé ne l’a pas été. Rappelez vous les propositions de Buonaparte qui n’osait pas envisager, au début de la campagne d’Italie du moins, l’anéantissement de la République, certes détestée (le petit général taciturne était corse donc gênois avec tout ce que cela sous-entend de haine pour Venise). Il voulait aide et garanties (autre chose que Venise de tout temps dispensa avec parcimonie et beaucoup d’arrières-pensées). 

L’idée d’une alliance avec la jeune République française parut odieuse au Gouvernement. L’aristocratisme régnant à la cour du doge, la dégénérescence de la pensée politique et du patriotisme étriqué des patriciens, davantage préoccupés de la protection de leurs immenses fortunes, les rumeurs aussi depuis la mort du roi Louis XVI (qui pourtant n’était pas très aimé des vénitiens – la marine française s'imposait de plus en plus dans le monde et le roi très chrétien se méfiait de cette République de marchands qui prétendait dicter au sud ses règles, sur les mers et les royaumes soumis tout comme l’Angleterre le faisait au nord, et puis surtout la faiblesse et la chute du monarque), tout éloignait les vénitiens de la France de 1797. Cela contribuait à justifier l’attitude de recul offensé des vénitiens qui prirent tout cela de très haut. De trop haut…

Avec des "si", on peut tout envisager. Mais pourtant. Si la propagande de la République de Saint Marc avait continué sur la lancée des siècles passés, si l’idée de République avait été mise en avant et si, aux premiers temps de la propagation des idées révolutionnaires (celles du Jeu de paume et de la Fête de la Fédération) de nombreuses fois exprimées dans des ouvrages imprimés et édités à Venise depuis les années 70 et que les loges maçonniques vénitiennes étudiaient, défendaient et se chargeaient de répandre en Europe, l’histoire de Venise aurait été certainement différente.

Un aïeul qui vécut l’entrée des troupes autrichiennes après le traité de Campo-Formio, écrivit dans une lettre qui est parvenue jusqu’à nous cette phrase que je mis des années à comprendre : "Aujourd’hui, en pénétrant sur la Piazza, les autrichiens se sont vengés du sort fait à la reine Marie-Antoinette". Que voulait-il exprimer par là ? Venise n’avait aucune part dans l’assassinat de la jeune reine de France, née princesse autrichienne. Mais c’était la politique étriquée du Gouvernement qui, si elle avait été plus réfléchie et davantage ouverte sur l’avenir – mais ce genre de politique n’est le fait que d’exceptionnels hommes d’Etat, race hélas disparue depuis longtemps de la Sérénissime au moment de ces évènements – eut pu changer la face de l’Europe et les suites de la Révolution française. Si le Doge avait mis en place les réformes pourtant pressenties par les politologues et les constitutionnalistes de l’époque (un simple retour en fait au système des origines, amélioré et plus élaboré), si la République avait su anticiper et se mettre à l’écoute des idées nouvelles qui depuis une trentaine d’année se répandaient dans toute l’Europe, au lieu de s’enfermer dans une frilosité de "fin de race", on peut imaginer que la République durerait encore et fêterait son deuxième millénaire comme San Marino ou le Luxembourg. Et Buonaparte aurait été traduit devant une Haute-Cour et aurait fini sur une potence, évitant à l'Europe ce bain de sang qui portera en germe tous les conflits des temps modernes.

Il existe un ouvrage rarissime, jamais réédité depuis sa parution au XVIIIe siècle, qui présentait un tableau comparatif très approfondi entre les différents régimes et constitutions en place dans les pays du monde : Angleterre, France, Autriche, Pologne, Espagne, Suisse, Russie, et le régime en vigueur dans la République de Saint Marc. Si la Constitution n’y était pas réunie dans un texte fondamental comme les temps modernes nous y ont habitué, elle était bien réelle, faite d’un conglomérat de règles et d’évidences devenues des lois, on se rend compte à la lecture de cet ouvrage, combien le Gouvernement de Venise était moderne et porteur de paix intérieure. D’harmonie sociale. A Venise, on ne s’est pas contenté d’inventer la comptabilité analytique, le capitalisme et les règles du commerce international, on a réellement bâti l’idée moderne de l’État.

Mais le vénitien ne savait envisager les choses qu’à travers un seul prisme, déformant et finalement mortifère : l’argent. Seul le rapport qu’un acte, une action, une décision pouvait procurer en espèces sonnantes et trébuchantes motivait les décisions et les orientations. Voilà une des raisons de la haine portée à Venise.

Et puis la lucidité et la franchise - caractéristique qui peut sembler peu vénitienne – de la Sérénissime face au Pape et à la Chrétienté. Dignes successeurs du monde païen, chrétiens fidèles et croyants authentiques, les vénitiens prônaient depuis toujours cette séparation entre la volonté politique du successeur de Pierre en tant qu’exercice d’un pouvoir temporel aux objectifs matériels politiques et financiers, la pratique intime, personnelle et confidentielle de la foi et des règles prônées par les Textes saints. Ne sont-ce pas les idées de la Révolution, la première, celle qui respectait le bien et la piété. Venise se mettant au service de ces idées, c’était éviter que les extrêmes ne s’emparent du pouvoir intellectuel en Europe et imposent ce carcan terrible que fut la Terreur et qu’on retrouvera quelques centaines d’années plus tard avec l’infâme dictature soviétique sur la Sainte Russie puis sur l’Europe exsangue ? Et la République de Saint Marc ne présentait-elle pas ces mêmes défauts qui se retrouvent de nos jours dans ce colosse aux pieds d’argile que sont les États-Unis d’Amérique ?

Mais l’Uchronie a ses limites. La réalité simplement. Les hommes choisissent toujours, le plus souvent inconsciemment, la fin, la chute plutôt que la rédemption. Il y a toujours davantage de facilité à se laisser aller plutôt qu’à réagir. Quand l’Empire romain a cédé devant les Barbares, quand Venise a cédé devant Buonaparte et son armée de va-nus-pieds, les causes comme les effets furent les mêmes. Arrêtons-la les comparaisons. Elles risqueraient de n’être point flatteuses pour notre époque et notre humanité moderne…

Il existe à la Marciana, ou bien est-ce aux Archives d’État, plusieurs textes, rapports et notices datées de 1780 à 1792 qui anticipaient les problèmes à venir, en envisageant des réformes, des bouleversements et des propositions et projets d'innovations qui, en changeant peu les mécanismes et les rouages, eurent permis de conserver l’essentiel. Vous savez cette phrase de Lampedusa, dans le Guépard :
 "il fallait que quelque chose change pour que nous puissions vivre comme avant"…
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(*)-  Titre revu, préférable à celui édité ce matin "Buonaparte s'apprêtait à assassiner Venise" et qui souleva quelques objections. Mais le débat mériterait d'être prolongé. Malheureusement ce n'est ici ni le lieu ni l'objectif. Peut-être sur un forum ?

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