10 janvier 2017

Le Grand Canal à l'aube par David Howell


David Howell, peintre de la  Royal Society of Marine artists (RSMA)

Le trésor du Cardinal Bessarion

Il y a 614 ans naissait à Trébizonde, sur les bords de la mer noire, celui qui allait devenir le célèbre cardinal Bessarion, théologien, philosophe et scientifique de haut vol qui s'attacha toute sa vie durant à défendre les sciences et la culture, préserva de l'oubli des centaines d’œuvres littéraires et philosophiques antiques qui sans lui auraient été irrémédiablement perdues et tenta de réunifier l'Eglise d'Orient et Rome. Après une vie bien remplie où foi et diplomatie, recherches et réflexions guidèrent ses actions au service de l'intelligence, le cardinal, qui fut un temps pressenti pour devenir pape, légua à Venise sa riche bibliothèque qui donnera  naissance à la Marciana, l'un des fonds les plus riches de manuscrits directement copiés d'originaux antiques. Il lui légua aussi un état d'esprit qu'il serait bon de retrouver.
« Ce 2 janvier, jour de naissance du cardinal, nous avions choisi de nous rendre dans l'antique chancellerie de la Scuola devenue le Musée de l'Accademia, salle dite dell'Albergo (ou dans le langage pratico-fonctionnel, dont notre époque raffole : salle XXIV). C'est là qu'il est possible d'admirer un des plus beaux objets de l'art chrétien jamais réalisés, une staurothèque byzantine de toute beauté, restaurée il y a peu et qui n'a plus de secret pour les archéologues.»


Ce sont les premiers mots d'une lettre (une vraie avec timbre et papier, cela existe encore je vous l'assure), reçue il y a un an d'un ami historien, sorte de journal que nous échangeons depuis de nombreuses années. Douze mois plus tard, et un communiqué de presse retrouvé et enfin lu, ces lignes m'ont donné l'idée d'écrire ce billet sur un homme fascinant et sa flamboyante époque, déterminante pour le monde.

Pour se représenter l'homme que nous allons évoquer, imaginer le décor de sa vie, les modes et manières de son temps, l'iconographie est riche. Par la magie d'une évocation d'Alvise Zorzi, j'ai toujours eu la sensation d'entendre respirer (et penser) Basile Bessarion dans le magnifique tableau de Carpaccio, longtemps présenté comme Saint Jérôme dans son cabinet de travail (1). Cela pourrait être notre cardinal, par un beau matin, à Rome, écrivant à son maître le philosophe Piéthion, débattant avec lui à distance sur Platon et Aristote que les deux opposèrent dans plusieurs écrits qui influencèrent longtemps la pensée byzantine. Mais, on peut le retrouver aussi dans plusieurs portraits, notamment  ceux des fresques - qui subsistent encore de nos jours - de l'église des Saints Apôtres à Rome ainsi que dans l'atrium de la maison de campagne du cardinal, sur la Via Appia il me semble...


 
Le décor et les costumes
Pour compléter décor et costumes, les tableaux de Gentile Bellini aussi sont de merveilleux témoins, tel le Miracle de la Croix où un clerc brandit en majesté le fameux reliquaire qu'il est parvenu à récupérer dans le rio San Lorenzo, devant la foule parmi laquelle Gentile a représenté des illustres de ce temps, notamment Caterina Cornaro, la reine de Chypre,  le peintre lui-même et son frère Giovanni...

L'époque peut paraître arriérée et de fait, le Moyen-âge vit ses dernières années mais Venise et l'Italie sont depuis quelques décades dans la lumière. La stabilité politique de la République de Venise conforte les idées et les mœurs modernes. Les relations commerciales créent depuis longtemps un flux et reflux qui permettent la propagation de modes et d'usages qui se répandent bientôt sur la majeure partie du continent. Les années sombres de la barbarie et de la violence générale sont loin. Le raffinement, la culture, les idées nouvelles, le développement des arts et des techniques ne sont pas encore moyens d'asservissement de l'homme mais outils de libération et de pacification. Pourtant ce monde bouillonne, les idées modernes sont confortées par la diffusion des pensées antiques, la menace des ambitions du Turc renforce l'union des esprits et des âmes derrière l'étendard de la Foi véritable.

C'est ce qui peut aider à comprendre l'extrême  dévotion des vénitiens pour les symboles de cette foi chrétienne qui régit la vie des hommes et lui donne un sens. la Croix du Christ en est un parfait exemple. Cette vénération dont a toujours fait l'objet les reliquaires venus de Jérusalem, les morceaux de la vraie croix, des lambeaux de la tunique du Seigneur, n'est en rien feinte. Particulièrement à Venise, haut-lieu où se mêlent la foi grecque, un décor byzantin et la foi catholique romaine...  



Le reliquaire légué par le cardinal à la communauté dont il fut le protecteur, indique combien celui-ci se sentait proche de la Sérénissime, lien naturel entre l'Orient et l'Occident où le religieux ne pouvait que se reconnaître, lui pur produit de ce mélange de cultures et de civilisations. Venise, maîtresse encore des mers et du destin des peuples de la Méditerranée, du moins dans les esprits demeure, après la chute de Constantinople, témoin et rempart de la tradition byzantine et donc de sa foi et de sa culture. 


Comme Byzance, Venise brillait à ses yeux non pas seulement par son rôle déterminant dans la défense de la chrétienté face aux sarrasins vus comme des sectateurs de Mahomet, mais peut-être surtout dans la volonté de la République de défendre (et d'utiliser) les Arts et les savoirs transmis par le monde antique et dont l'empire romain d'Orient et Byzance furent les gardiens pour mieux défendre la civilisation chrétienne. La chute de la capitale impériale, son abandon par les puissances oublieuses de leurs engagements à défendre la foi véritable face à un Islam honni ne pouvait pas laisser indifférent l'humaniste et le savant cardinal.

Mais avant cela, fait higoumène (2) du monastère Saint Basile de Constantinople, puis Métropolite de Nicée, il arrive à Venise en 1438 avec l'empereur Jean VIII Paléologue pour se rendre à Ferrare où doit avoir lieu un concile, ultime tentative de réconciliation des grecs et des latins, pour réunir les deux Églises, seul moyen qui permettrait de combattre efficacement les turcs arrivés aux portes de Constantinople. 
 

Le concile déplacé finalement à Florence car une épidémie de peste venait de se déclarer à Ferrare, c'est du haut de la chaire de Santa Maria del Fiore, que  Bessarion lit, le 6 juillet 1439, la version grecque du décret d'union des Églises, tandis que la version latinen est lue par le cardinal Giuliano Cesarini (3) qui mourra quelques années plus tard dans la croisade contre les turcs, du côté de Varna. 

Invité à rester à Rome et fait cardinal par le pape vénitien Eugène IV (4), il préfère repartir pour Constantinople afin de faire accepter la réunification que les orthodoxes réfutent. L'échec de ses tentatives pour l'unification va l'oblige à revenir en Italie. Il s'installe à Rome où sa maison devint le rendez-vous de tous les intellectuels humanistes. Il acquiert rapidement une grande influence politique et théologique auprès des papes. À la mort de Nicolas V puis de Paul II, un grand nombre de voix se prononcèrent pour qu'il reçoive la tiare pontificale. On peut rêver à ce que son pontificat aurait pu représenter dans la lutte contre les turcs, la défense de la pensée antique, la protection des lettrés et le déploiement de la culture grecque, hâtant la fin du Moyen-Age et parvenant à réunir catholiques et orthodoxes...

Protecteur des Basiliens, l'ordre qui précéda les Bénédictins et dans lequel il grandit (et qui existe encore chez les melkites d'Arménie et d'Alep), il devient ensuite celui de l'Ordre des Frères mineurs, plus communément appelés Franciscains, avant d'être nommé Légat à Bologne où il restaura l'antique université. La chute de Constantinople fait de lui un émissaire de la lutte contre les turcs. Chargé d'organiser la mobilisation contre les infidèles, il est successivement à Naples et à Mantoue en 1455, à Nuremberg et à Vienne en 1460,de nouveau à Venise en 1463, puis en France en 1472, son ultime mission diplomatique. Après de nombreuses nominations comme évêque, Pie II lui confère en 1463 le titre de patriarche latin de Constantinople (1463).
 
La staurothèque
Mais de quoi s'agit-il ? Parmi les milliers d'objets rares et précieux qui peuvent être admirés partout à Venise, pourquoi consacrer un billet à un reliquaire byzantin ? S'il fallait donner à nos lecteurs une seule raison, ce serait la suivante : Le cardinal Bessarion contribua à la sauvegarde la culture antique et à la préservation de manuscrits fondamentaux pour la civilisation. Ayant vécu à une période charnière pour celle-ci, cet homme ayant vécu entre Orient et Occident, esprit ouvert, humaniste en même temps qu'homme de foi, totalement imprégné de transcendance, L'éminent personnage est un modèle d'intelligence, de culture  et de passion, un de ces témoins qui font avancer l'humanité, symbole de cet esprit de la Renaissance que l'Italie a porté. Tour à tour prêcheur, conseiller, diplomate, sa personnalité, son éloquence et sa grande culture le fit très vite remarquer dans l'entourage du pape. Il fut cardinal, évêque des Saints Apôtres de Rome - où il est inhumé - occupant ainsi l'un des postes les plus importants de la Curie romaine, la voie directe pour le trône de Pierre.

Imaginer un jeune homme à peine pubère, venu d'une province éloignée de l'empire,  issu d'une famille de peu, introduit dans l'univers de la capitale impériale, engloutissant avec gourmandise tout ce que lui apporte l'enseignement qu'il reçoit, digne d'une prince où théologie, philosophie, histoire, science et médecine sont abordés. Il grandit et sa culture augmente chaque jour, passionné, intelligent, vif, charismatique, excellent orateur, le jeune moine est vite remarqué et deviendra l'un des piliers de l’Église byzantine puis de l’Église romaine. Quel destin !

Adolescent, il suivra à Mistra, l'enseignement du grand philosophe néo-platonicien, Giorgios Gemistos, plus connu sous le nom de Piéthion, ami et protégé de l'empereur Manuel II Paléologue, qui le fit engager dans la suite impériale pour le concile de Ferrare-Florence. Le maître, qui s'appliqua sa vie durant à développer le concept d'une filiation directe entre les byzantins et les grecs de l'Antiquité, lui donna le goût de la philosophie et la curiosité intellectuelle qui font de lui un des premiers grands humanistes de la Renaissance. C'est en 1472, l'année de sa mort, que le cardinal offrit à la Scuola Grande Santa Maria della Carità, le fameux reliquaire qu'on peut admirer dans la fameuse salle XXIV.

Fatigué mais toujours ardent, le cardinal est envoyé en France par le pape Sixte IV. Le 29 août 1463, Marco da Costa, le Guardian Grando de la Scuola et la plupart des membres de la confraternité se retrouvèrent dans la grande salle du monastère bénédictin  de San Giorgio Maggiore où, après une messe, pour nommer le cardinal, Confratello d'Onore à la place du cardinal Prospero Colonna, humaniste et archéologue, grand bibliophile aussi, décédé en mars de cette même année et dont la dépouille repose dans l'église des Saints apôtres de Rome où le rejoindra quelques années plus tard le cardinal Bessarion.

Pour marquer sa reconnaissance, Bessarion fit don à la Scuola du précieux reliquaire qui en deviendrait la détentrice à sa mort. Les actes de cette cérémonie, aujourd'hui conservés dans les archives de la République, contiennent la première description détaillée du reliquaire et son histoire. La staurothèque fut la propriété de la princesse Helena Dragas épouse de Manuel II après avoir appartenu à Irène Paléologue, nièce de l'empereur Michel IX et épouse de l'empereur déposé Mathieu Cantacuzène, puis revint  à leur fils, l'empereur Jean VIII qui à son tour en fit cadeau à son confesseur, Grégoire III Mammas, qui deviendra patriarche de Constantinople. Déposé en 1450 par les opposants à l'union avec l’Église romaine, ce dernier se réfugia à Rome amenant avec lui le reliquaire qu'il remit à Bessarion queqlues jours avant sa mort,en 1459, à charge pour ce dernier de le conserver à son tour jusqu'à sa mort. 


C'est parce qu'il sentait que sa fin était proche que, neuf ans après cette cérémonie, et  à la veille de cette mission en France qu'il pressentait devoir être la dernière, le cardinal - il avait presque soixante-dix ans - fit transporter le précieux reliquaire à Venise par trois émissaires. Ainsi, le 24 mai 1472, le fragment de la vraie croix arriva de Bologne à Venise. Tout d'abord exposé dans la chapelle du doge, à San Marco, le reliquaire fut solennellement transporté en procession conduite par le doge lui-même et les corps constitués, jusqu'à l'église Santa Maria della Carità où il fut consigné aux membres de la confraternité qui l'installèrent dans la salle de l'Albergo. A la demande du cardinal, le reliquaire avait été auparavant enrichi d'argent ciselé. Magnifique exemple de l'orfèvrerie de la Renaissance, ce travail est vraisemblablement dû à des artisans de Bologne. 

Pour protéger la donation du cardinal, la confraternité commanda à Gentile Bellini un panneau représentant l'objet, destiné à servir de porte au tabernacle réalisé pour le protéger quand il n'est pas exposé au public comme c'était alors l'usage. Ce panneau, aujourd'hui conservé à la National Gallery de Londres, montre le cardinal agenouillé en compagnie de deux membres de la confraternité au pied de la staurothèque représentée au premier plan telle qu'on peut la voir  encore aujourd'hui mais plus grande que dans la réalité.

Le cardinal légua à la République de Venise plus de trois cents ouvrages provenant de Constantinople, ouvrages rares qui constituèrent le fonds de la bibliothèque Marciana où on peut encore les admirer. Le reliquaire et la bibliothèque du cardinal constituent un trésor lié à l'antiquité grecque, à la foi orthodoxe, à la tradition philosophique humaniste. un trésor venu renforcer l'imprégnation de la Renaissance dans la civilisation vénitienne et scellant le lien naturel et historique entre le défunt empire chrétien d'Orient et la Sérénissime, son successeur naturel. Lecteurs qui passez par Rome, ne manquez pas d'aller vous recueillir devant le tombeau du cardinal dans l'église des saints Apôtres, ni d'admirer, non loin de là, le palais où il vécut et de vous rendre sur la Via Appia, dans la charmante Casina Bessarion, qui a conservé l'aspect que cette demeure champêtre devait avoir du temps de son propriétaire.


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Notes :

(1)  La Vision de saint Augustin, célèbre tableau de Carpaccio, n’est pas seulement la description d’un cabinet d’érudit à la Renaissance. Savante construction d’un espace perspectif, cette peinture repose sur l’acte d’écrire comme support essentiel de la valeur symbolique accordée aux objets qui, multiples et précis, assurent le lien entre les mondes terrestre et céleste, dont la Vision est le cœur. L’Augustin de Carpaccio pourtant ne voit pas : il songe, comme la sainte Ursule d’une autre peinture de l’artiste, avec laquelle celle-ci entretient de singulières relations. Le songe permet à Augustin, par le truchement de la musique, d’approcher le Divin dont l’expression majeure est cette lumière surnaturelle imprégnant tout le tableau. (https://rhr.revues.org/4183)

 (2)  Supérieur d'un monastère orthodoxe ou catholique oriental. Le terme équivaut à celui d'abbé ou d'abbesse dans l'Église latine.

(3)  https://fr.wikipedia.org/wiki/Giuliano_Cesarini_(1398-1444)

(4)  Il s'agit de Gabriele Constant Condulmer, issu de cette famille originaire de Pavie anoblie après la chute d'Acre qui a laissé une superbe villa sur le Brentà et donné trois cardinaux à l'Eglise de Rome.

Pour ceux qui veulent en savoir plus sur le cardinal : https://fr.wikipedia.org/wiki/Basilius_Bessarion