09 décembre 2018

"Vincere scis, victoria uti nescis"… Je ne suis pas Hannibal.

Une très vieille dame avec laquelle j’ai passé le plus clair de mon temps ces dernières semaines pour la mise en page et la réécriture d’un sien recueil de nouvelles et dont la jeunesse d’esprit, l’intelligence du cœur et la finesse de jugement n’en finissent jamais de me surprendre, un de ces êtres dont la proximité nous éclaire et les propos régalent, me rappelait la phrase du général carthaginois Hannibal qui vainqueur à Cannes abandonna l’idée de marcher sur Rome. C’est de Rome justement que m’est venue l’idée de ces lignes où je m’épanche un peu sur mes petites victoire et de l’usage qu’il faudra – faudrait – en faire…

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Contraint par différentes obligations qui m’ont empêché de passer ces quarante jours à Venise auxquels j’aspirais depuis l’été dernier, je devais choisir entre deux attitudes celle qui m’éviterait de « péter un câble » comme diraient mes enfants et de renoncer à elle. La première, spontanée et somme toute naturelle, née du dépit et de la colère, pouvait être les jérémiades. M’épancher auprès de mes fidèles lecteurs sur le chagrin qu’induit pour moi l’éloignement de la lagune, décrire ma lassitude devant le combat qu’il me faut mener avec moi-même autant qu’avec l’impitoyable système qui régente notre monde, dur, implacable et aux décisions sans appel, qui se fait appeler le principe de réalité, manière de dire « malheur à ceux dont le cœur ou les idées se révèlent largement au-dessus de leurs moyens » ... Pour faire court et pasticher Jean dans le Livre de l’Apocalypse (Chap. III - v.16), et reprendre ce que j’avais écrit dans un périodique étudiant, alors que j’étais encore membre de la caste des Nantis, « Ainsi, parce que donc ton compte en banque est tiède, et que tu n'es ni riche ni puissant, je te vomirai de ma bouche », baisser les bras parce que les moyens manquent à mes ambitions et que le sourire méprisant des pharisiens devient insupportable. Une possibilité mais bien méprisable. Égoïste aussi, car après tout, les lamentations ne sont rien d’autre qu’un apitoiement sur soi qui éloigne les autres et fait peur. Un enfermement qui nous victimise et s’avère souvent dangereux. Et puis, souvent aussi, un moyen bien pleutre de lutter contre nos terreurs, celle d’échouer, celle de réussir, celle de n’être pas à la hauteur, celle de ne pas être aimé ou assez aimé… 

Réagir et rebondir, in spite of (en dépit de tout), est la seconde posture. Celle que ma nature, Dieu voulant, impose toujours à mon esprit. Souvent après d’âpres combats intérieurs je dois l’avouer, mais toujours avec cette petite lumière qui brille au fond de mon cœur. C’est le choix que j’ai fait en laissant de côté mes doutes et mes hésitations. Quelques appels téléphonique, l’aide d’internet et de mes modestes réseaux, et me voilà comme en croisade. Voyage express à Rome pour prendre l’avis et la position des autorités culturelles officielles, deux belles rencontres pleines de promesse, communauté de pensée et de goûts. De quoi regonfler à la fois mon enthousiasme et la certitude que mes idées, mes projets ne sont le doux rêve sur lequel ironisent certains culs-de-plomb enfermés dans leur monde au bord de l’effondrement. Dans la joie de cette remise au point intérieure, le détour par Venise. Quelques heures. Comme un voleur. Sans prévenir personne. Le besoin de fêter avec moi-même cette victoire qui n’est peut-être qu’une bataille gagnée sans aucune garantie que la guerre soit gagnée. Mais après tout, devant l’impermanence des êtres et des choses, ce qui pourrait n’être une fois encore qu’une fantasmagorie, m’a revigoré et nourrit ma plume. A l’image de la Sérénissime elle-même, quand on la parcourt dans le silence de la nuit, sous une lune que voile la brume ou en plein été, quand il fait tellement chaud que tout semble désert et que l’air est rempli de mille parfums dorés. 

C’est ainsi que je me suis retrouvé, presque mécaniquement dans la Frecciarossa de 17h30 qui me déposa à Santa Lucia un peu plus de trois heures après. Juste assez tôt pour me régaler de cichetti et boire quelques calice de Soave dans mon osteria préférée, et entreprendre une fois encore, comme je le fais toujours depuis mes vingt ans, la nuit, avec le même accompagnement musical, cette version du Gloria et du Magnificat de Vivaldi par Riccardo Muti. La durée de l’enregistrement me permet, en marchant comme sur un nuage, d’aller d’un point à l’autre de mon parcours habituel qui varie selon les saisons. L’essentiel est de marcher seul, longtemps et tard à travers les rues, les campi et les fondamente de la cité des doges. Le meilleur remède à la mélancolie, la tristesse ou le doute. Beaucoup de mes pages ont été conçues sur ces trajets. J’ai essayé un jour de les comptabiliser, comme on le fait parois de celles et de ceux que nous avons aimé depuis la toute première fois où notre cœur a chancelé. Impossible bilan auquel j’ai vite renoncé. Il faut bien parfois se résoudre à des renoncements - je veux parler des trajets, pas de mes amours bien entendu… Être chez moi, dans ma ville, mon univers, sans chercher à voir personne, sans rentrer à la maison (je n’avais même pas pris les clés avec moi d’ailleurs), se sentir comme un passager clandestin, ou un naufragé qui retrouve la terre ferme. Visiteur, touriste de l’intérieur. Aller, sans hésiter jamais et se laisser porter par l’habitude, passer par des endroits qui ont compté, qui m’ont construit, élaboré, changé, sauvé… Des lieux où j’ai été, tour à tour ou à la fois, heureux, malheureux, joyeux, exalté, désabusé, comblé, abandonné… Toute la force et l’énergie retrouvée de l’imprévu et de l’inattendu qui portèrent ma jeunesse et m’ont permis de toujours garder à distance les chagrins et les peines… De l’importance de la légèreté pour être heureux. Du très mal vu aujourd’hui par les rancis timorés et les culs de plomb, n’est-ce pas ? 

Au petit matin, épuisé, plein de courbatures mais profondément en paix, le temps d’un macchiato à San Giovanni e Paolo, la douce volupté du liquide parfumé et bouillant, le croissant encore chaud, quelques échanges avec les serveuses, puis une toilette rapide et le retour à Rome pour ne pas rater l’avion qui devait me ramener à la réalité de mon exil provisoire. La tête pleine de nouvelles idées, l’esprit satisfait par ce qui a été posé, j’étais guéri du chagrin de n’avoir pu vivre ma douce quarantaine initialement prévue. Les effluves délicieuses de cette escapade, secrète et un peu folle, comme j’en faisais du temps de ma jeunesse, m’ont accompagné pendant quelques jours. J’avais avec moi un seul livre, L’été vénitien de mon ami Francesco Rappazzini dont il faut absolument que je parle dans les prochains jours. C’était un peu de notre passé vénitien que j’étais allé retrouver… 

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Gloria et Magnificat de Vivaldi. Teresa Berganza, Lucia Valentini Terrani,
New Philarmonic orchestra & Chorus dirigé par Riccardo Muti.
Enregistrement EMI,
1970 (remastérisé en 1999).

L’été vénitien
par Francesco Rappazzini
Éditions Bartillat,
2018.