29 avril 2019

Sachez qu'un vénitien ne se retire jamais !

Quand les notes pimpantes qui introduisent le premier mouvement du Printemps des Saisons de Vivaldi, aux images de la nature qui renaît, il me semble voir apparaître parmi les nuages le lion ailé qui bat des ailes joyeux et fier. Cette image m'est venue ce matin, où les italiens s'apprêtent à fêter l'anniversaire de la Libération de leur pays, qui était encore un Royaume et où à Venise, c'est Saint Marc qui génère les festivités. 


Un jour idéal pour feuilleter des vieux albums de ma bibliothèque consacrés à la Première Guerre Mondiale . Drôle d'association d'idées pourrait-on penser : Vivaldi, Bella Ciao, la chute du Duce et la fête de l'Apôtre... "Quel délire prend donc à nouveau cet inexpugnable rêveur ? " s'écriera le lecteur... 


"Reprends infiniment l'inaccessible hommage.
Souviens-toi que le héros reste; sa chute même n'était
pour lui qu'un prétexte pour être : suprême naissance."
Rainer Maria Rilke 

En feuilletant de vieux albums...

C'est une coupure de presse jaunie placée dans un des albums en guise de marque-page qui, par une association d'idées m'a fait penser au lion de San Marco, j'ai senti soudain dans mes cheveux le vent d'avril, parfumé de glycines et de lilas. J'entendais tout à la fois, se mêlant au tintement des cloches, le grondement des bombardements et les cris déchirants des jeunes hommes qu'on sacrifiait dans cette inutile boucherie...

En voyant la carte de la carte de la  bataille de l'Isonzo, l'une des plus plus meurtrières, c'est naturellement que j'ai pensé à  Rilke, amoureux de l'Italie qu'il avait été contraint de combattre jusqu'à ce qu'il soit démobilisé. J'imaginais le donjon de Duino en proie aux flammes... Par une des ces associations d'idée que notre cerveau se plait à concocter, je voyais D'Annunzio aux commande de son avion en même temps que je pensais à Saint-Exupéry et à l'Aéropostale, puis à toutes ces jeunes âmes que la guerre aura empêché de briller, tous ces garçons morts pour rien, à ces familles qui ne quittèrent plus jamais le deuil, ces femmes très vieilles toujours vêtues de noir qu'enfant je croisais souvent.

Parmi ces jeunes héros, celui qui était évoqué dans la coupure de presse, ne m'était pas inconnu. Il se prénommait Achille et il était vénitien. la guerre l'arracha à la vie pendant cette horrible bataille, le 25 mai 1917, quelques jours avent ses 25 ans. Mais quel rapport me direz-vous entre l'aria de Vivaldi, le lion de Saint Marc, Duino, Saint-Exupéry et l'aéropostale ? Les ailes et le ciel justement...

Le fils du photographe 

Achille Dal Mistro était passionné par l'aviation. Né à Venise le 28 mai 1892, il est le seul garçon d'une fratrie de quatre, fils d'Alessandro Dal Mistro, un photographe portraitiste réputé à Venise, qui descendait d'une ancienne famille d'industriels et de négociants originaire de Murano où ils possédèrent une verrerie dans la deuxième partie du XIXe siècle. Les parents d'Achille s'installèrent à Bologne pour leurs affaires. l'enfant, brillant et rêveur, fut très tôt attiré par la science et la technologie. L'aviation en particulier le fascinait. 

A dix-huit ans, Achille vient en France pour y suivre  une formation de pilote à Étampes où des écoles venaient de voir le jour, notamment celle de Louis Blériot. Il revint tellement enthousiaste qu'il commanda d'un aéroplane. Un Déperdussin évidemment, du type de celui sur lequel il avait appris à voler. Le nec plus ultra de cette époque. Il souhaitait participer aux compétitions qui voyaient le jour un peu partout. Notamment celle organisée par le quotidien Il Resto del Carlino, prévue à l'automne 1911.

Premières leçons de pilotage pour Achille

C'est ce qu'il écrit à son ami Émile Faure, qu'il avait connu à Venise chez des amis de ses parents. Ce jeune protestant bordelais qu'il retrouva à Étampes où il suivait une formation militaire, était comme lui féru de poésie et d'aviation. Achille et Émile s'étaient ainsi très vite liés d'amitié, ayant pratiquement le même âge. Tous deux passionnés, les deux adolescents partageaient le même enthousiasme et les mêmes joies. Ces jeunes gens brillants, sains, jolis et bien nés étaient faits pour vivre de grandes choses. Tous deux connurent le même funeste destin : Achille fut mortellement blessé près de Gorizia. Il allait avoir vingt-cinq ans. Émile, brigadier détaché du 28e Régiment d'Artillerie, perdit la vie à l'école de pilotage du Crotoy dans la Somme. Il n'avait que vingt-deux ans. Deux jeunes hommes parmi toute une génération perdue.

La chambre d'Emile Faure au second étage de l'hôtel particulier de la famille sur le Pavé des Chartrons, à Bordeaux. 
Coll. privée © Tramezzinimag - Droits Réservés.

Le premier vol postal italien

Le jeune officier vénitien fut cité pour son courage et sa bravoure et décoré à titre posthume par le roi, comme des milliers d'autres. Mais il s'était rendu célèbre bien avant ses actes de guerre. Un autre évènement, sept ans plus tôt fit parler de lui non seulement en Italie mais dans le monde entier. 

Nous avons vu que le jeune Achille, passionné par l'aviation, est allé suivre les leçons des grands aviateurs de l'époque. L'aviation en est encore à ses balbutiements et les militaires ont compris l'importance de ce nouveau moyen de transport. La technique de fabrication progresse vite et les avions se font de plus en plus rapides, et solides et fiables. C'est lors de cette course organisée par le quotidien de Bologne que tout avait commencé.


La course devait se dérouler du 17 au 20 septembre, sur le parcours Bologne - Venise - Rimini - Bologne. Une dizaine d'aviateurs étaient inscrits-  - six étrangers et huit italiens dont le jeune Achille Dal Mistro, à peine breveté, parmi lesquels devait être tiré au sort celui qui acheminerait pour la première fois dans l'histoire de l'Italie, le courrier postal. Pour participer à la course, il lui avait fallu commander son propre engin auprès du fabricant parisien. 

L'avion n'arriva que le jour du départ et en pièces détachées. Il manquait en outre une pièce de l'arbre à hélice qui permettait d'accélérer la propulsion de l'engin rendant tout vol impossible. Impossible de retarder le départ de la course. Les autres participants décollèrent comme prévu de l'aéroport Zappolli de Bologne dès l'aube. La journée passa sans que le jeune Achille put décoller. Il écrivit ce soir-là d'une écriture nerveuse à son ami Emile : "J'enrage mais ce n'est que partie remise. Je vais participer à cette course, je te le jure, mon cher Émile. Dussé-je fabriquer la pièce avec mes mains..."

La pièce, démontée par ordre du constructeur sur un modèle exposé à Turin, finit par arriver le 18 septembre. En quelques heures, l'avion était enfin prêt à voler. Très excité, Dal Mistro entendait partir le lendemain pour rattraper les autres coureurs. Le Comité essaye de dissuader le jeune pilote. Il n'y aurait plus ni assistance ni secours sur le trajet. De plus l'avion n'avait encore jamais volé, et le moteur jamais essayé. "Pas question de vous laisser partir" lui assénèrent d'une même voix l'officier en charge et le directeur du journal, "vous devez renoncer". Le ton monta. "Votre impétuosité vous aveugle. Vous ne savez  pas ce que vous risquez". Appelés à la rescousse, ses parents aussi essayèrent de le dissuader.  Mais, le jeune Achille, du haut de ses dix-neuf ans, tient tête aux officiels. Avec l'aide d'un officier haut gradé, vénitien comme lui, il parvint à décider le Comité. Ces messieurs déclinèrent alors toute responsabilité en cas de panne ou d'accident. Il pouvait voler puisque c'était son souhait, les organisateurs s'en lavaient les mains... On lui fit remplir une décharge dans laquelle il acceptait le retrait des autorités et où il reconnaissait prendre la route à ses seuls risques et périls. Il signa de bonne grâce. "La fin justifie les moyens, n'est-ce pas" écrira-t-il à son ami.

Le départ de Bologne

A. Dal Mistro en tenue d'aviateur
Sorti de l'entrevue avec les culs-de-plombs bolognais dont la frilosité de petits bourgeois lui avait donné la nausée, Achille retrouvant ses amis, expliqua qu'il comptait faire les deux étapes Bologne-Venise et Venise-Rimini en un jour, de façon à tenter de retrouver ses collègues. C'était une véritable aventure puisqu'il ne pouvait compter sur aucun relais en route, pas l'ombre d'une assistance. De plus il allait prendre les commandes d'un avion sans jamais l'avoir encore  essayé. Un autre que lui aurait renoncé tant la réussite semblait douteuse. Le jeune La course devait se dérouler du 17 au 20 septembre, sur le parcours Bologne - Venise - Rimini - Bologne. Le garçon n'a que dix-neuf ans mais à aucun moment il ne montrera la moindre hésitation. Pas l'ombre d'un doute dans son regard. "Messieurs, je suis vénitien ! Sachez qu'un vénitien ne renonce jamais et jamais ne se retire !" lança-t-il aux membres du Comité. "Le courrier doit être acheminé et j'en suis responsable !"  Caractère d'acier, incroyable détermination, formidable volonté... Cet exubérant jeune homme impressionna tout son entourage, comme il le fera avec ses supérieurs en menant ses hommes quelques années plus tard dans la terrible bataille d'Isonzo qui lui coûta la vie.

A trois heures de l'après-midi, ce mardi 19 septembre 1911, devant un public assez réduit, un petit groupe de curieux et quelques journalistes, Dal Mistro poussa son monoplan hors du hangar. Il récupéra le sac de courrier des mains du maître de poste de Bologne, le Cavaliere Bottarina. Les administrations militaires et des postes, informées de la mise en place du premier service de courrier aérien réalisé en Angleterre quelques jours auparavant, avaient décidé, à titre d'essai, de faire acheminer le courrier par avion. Il s'agissait de cartes postales postées le jour du meeting depuis l'aéroport. Ils désignèrent le plus jeune des participants pour cette mission.

Mais rien ne s'étant passé comme prévu, il fallut beaucoup insister auprès de l'administration postale pour que le courrier soit remis au jeune Achille. Finalement le jeune homme installa le sac dans l'avion et monta à bord. Il y avait beaucoup de monde maintenant, le bruit s'était vite  répandu qu'on allait finalement acheminer comme prévu le courrier par voie aérienne.

Après un rapide essai du moteur, le jeune aviateur vénitien fit un geste du bras pour faire s'éloigner la foule et saluer. L'avion décolla à 15h24. Il passa au-dessus de Ferrare à 15h50 à une altitude de 800 mètres. A 16h52, il passa Polesella et fut aperçu au-dessus de Rovigo à 17 heures. Vingt minutes plus tard il dépassa Adria et à 17h38 il approcha Venise, sa ville, qu'il survola en faisant plusieurs passages au-dessus de la Piazza, qui furent applaudis par le public, très nombreux à San Marco à cette heure-là. il se dirigea en planant vers le Lido et la plage de l'Hôtel Excelsior où devait avoir lieu l'atterrissage. De nombreuses personnes s'étaient massées sur les terrasses de l'hôtel et autour de la piste. Dal Mistro débuta la manœuvre d'atterrissage. Il avait parcouru les 145 kilomètres en 88 minutes.

L'avion planait élégamment au-dessus des plaisanciers. Il amorça sa descente. Le vent était favorable. La grande horloge de l'Excelsior marquait 17h40. Le public, admiratif, retenait son souffle. La voie était libre, l'avion glissait vers la zone d'atterrissage quand soudain, le pilote réalisa qu'il risquait de percuter deux personnes qui venaient de surgir juste devant lui. Il tenta de redresser l'avion pour reprendre de la hauteur mais l'engin ne répondit pas assez vite et la queue du Déperdussin heurta une barrière. Pour éviter de s'écraser corps et biens, il parvint à vire vers la plage et réussit à sauter de l'avion juste avant que celui-ci se renverse dans la mer, devant la foule tétanisée. Déjà les militaires couraient vers l'endroit où l'avion était tombé. Miraculeusement il se releva sans une seule égratignure, plus choqué moralement que physiquement. En un instant la foule qui avait assisté à l'accident, courut vers lui en applaudissant et en criant des "bravo", "Hourra", "Viva". Sonné, certainement énervé et un peu vexé de ce qui venait de se passer, il ne laissa rien paraître de ses émotions et se précipita vers l'avion qui flottait à quelques mètres pour récupérer le sac postal et, suivi par la foule et les militaires, il se dirigea trempé et dégoulinant, vers l'Excelsior, pour remettre le courrier à l'inspecteur Ostedich, fonctionnaire des Postes qui l'attendait sur la terrasse de l'hôtel. Nouveaux applaudissements de la foule. Les photographies de l'évènement sont malheureusement perdues. Il faudrait se plonger dans les archives des journaux de l'époque. Emile Faure en possédait quelques unes que lui avait envoyé notre jeune héros. Elles doivent croupir au fond d'une malle quelque part dans le grenier d'une maison de famille. Il y a si longtemps...

La correspondance délivrée par le jeune aviateur ne comportait ni timbre spécial ni aucune marque particulière pour commémorer l'évènement et signifier qu'il s'agissait d'un envoi PAR AVION. Seule l'oblitération marquée "Bologna Campo d'Aviazione, 19 Sett. 11" apparaissait sur des timbres ordinaires de 40 centimes, mais cela suffisait pour faire de ces envois des raretés philatéliques. Une seule est à ce jour répertoriée, elle est exposée au Metropolitan de New York ou au British Museum de Londres, je ne sais plus très bien. 

Quelques semaines plus tard, le 29 octobre, naîtra le lancement régulier de la poste aérienne italienne avec une mention obligatoire spéciale. Le ministère ordonna un essai Milan -  Turin - Milan, avant de déployer ce nouveau service dans tout le royaume, entre 1912 et 1918. Le jeune et tonitruant avait ouvert la route.


Les NH Grimani et Foscari, maire et député de Venise en 1911
Il fut reçut en grande pompe à la mairie de Venise par le Sindaco de l'époque, NH Filippo Grimani et le député NH Piero Foscari, président du Touring Club d'Italie qui lui remit une médaile d'or en souvenir de ce premier transport de courrier par voie aérienne. La notice publiée par les journaux de l'époque mentionne qu'un parchemin magnifiquement orné accompagnait la fameuse médaille...


"Les anges (dit-on), eux, ne savent souvent point
s'ils vont parmi des vivants ou des morts. Le courant éternel
entraîne tous les âges par les deux empires.
Ici et là, sa rumeur les domine.
À tout prendre, ils n'ont plus besoin de nous, les élus de la mort précoce;
on se sèvre des choses terrestres, doucement, comme du sein
maternel on se détache en grandissant. Mais nous
qui avons besoin de mystères si grands,
pour qui l'heureux progrès si souvent naît du deuil,
sans eux pourrions-nous être?
Est-ce en vain que jadis la première musique
pour pleurer Linos osa forcer la dureté de la matière inerte?
Si bien qu'alors, dans l'espace effrayé,
que, jeune et presque dieu, il quittait pour toujours,
le vide, ébranlé, connut soudain la vibration
qui nous devint extase, réconfort, secours."

Rainer Maria Rilke