A la mémoire de Jessie Laffitte.
Mademoiselle Laffitte était ma voisine. Elle a vécu 53 ans dans l'immeuble où j'ai mon cabinet. Jamais mariée, elle s'est consacrée à ses frères et sœurs après la mort de leurs parents et développa une maison de haute-couture que tous les bordelais connaissent. A 87 ans, usée mais parfaitement consciente de ses actes, elle décida de s'installer dans une maison de retraite, ne pouvant plus demeurer seule dans son appartement du dernier étage. Trop grand. Trop compliqué. En quelques semaines, elle a tout trié, partagé, vendu et s'est préparée courageusement à changer de vie. Ce fut en réalité un déchirement pour elle.
Malheureusement, ayant mal présagé de ses forces, pressée par une propriétaire insistante, "bête comme ses pieds et hystérique" (comme avec malice elle parlait d'elle), âpre au gain comme trop souvent et qui lorgnait depuis longtemps sur l'appartement et son départ trop prompt, la fatigue et l'énervement des dernières semaines, tout cela a eu raison de son cœur.
Avant de quitter l'immeuble, elle avait tenu à me faire un petit cadeau, un petit pot à crème, jolie pièce de forme en chantilly pour ajouter à ma collection de porcelaines du XVIIIe siècle. Un geste inattendu et charmant. Le paquet était lui-même ravissant. Mademoiselle Laffitte était un être raffiné à la conversation délicieuse.
Elle s'est éteinte dans les bras de sa sœur, vendredi soir, à peine arrivée dans sa nouvelle maison. Paix à son âme.
Ces quelques lignes, qui trônent dans le bureau du directeur d'une maison de retraite dont je suis l'un des administrateurs, sont présents ici comme un hommage à cette vieille dame très digne.
Heureux ceux qui comprennent mon pas hésitant et ma main tremblante.Heureux ceux qui savent qu'aujourd'hui, mes oreilles vont peiner pour les entendre.Heureux ceux qui paraissent accepter ma vue basse et mon esprit ralenti.Heureux ceux qui détournent les yeux quand à table, j'ai renversé mon café.Heureux ceux qui, en souriant gaiement, s'arrêtent pour bavarder un peu avec moi.Heureux ceux qui ne disent jamais : "c'est la seconde fois de la journée que vousme racontez cette histoire".Heureux ceux qui ont le don de me faire évoquer les jours d'autrefois.Heureux ceux qui font de moi un être aimé, respecté et non abandonné.Heureux ceux qui devinent que je ne trouve plus la force de porter ma croix.Heureux ceux qui adoucissent, par leur amour, les jours qui me restent à vivre, en ce dernier voyage vers la Maison du Père.
posted by lorenzo at 19:41
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