de Paolo Barbaro
..."Ville du futur", écrivent, sur Venise et les îles, mes amis spécialistes. Qui, bien sûr, habitent ailleurs, viennent ici une fois par an. Ils expliquent : circulation bien répartie entre rues et canaux; regroupement par insulae, vie de quartier, tout autre chose qu'à Milan.
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C'est possible. Mais la circulation, je ne la vois pas ; îles ou insulae sont à la fois délabrées et englouties ; vie de quartier, il n'y a pas un chat. Est-ce vraiment ça, la ville du futur ? Oui, une présence, il y en a une, là au coin, la dernière qui attend (les autres sont déjà en Amérique) : l'orbite gauche est vide, l’œil droit a été peint par un fou... Elle vacille, ma dernière statue, sous les coups de la bora. Le vent arrache la peau, s'engouffre entre les murs resserrés, force les entrées du dédale. Entrer ou renoncer ? Je touche le mur de brique, friable, tendre et humide : l'accès s'ouvre, nous aspire. C'est bien elle, la ville "sex-femelle" d'Apollinaire et de tous ceux qui l'effleurent avec un peu d'amour, le soir qu'il faut. "Soir dément", comme on dit ici, froid et désert : un quelconque dimanche d'hiver, première lune du nouveau janvier.
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C'est possible. Mais la circulation, je ne la vois pas ; îles ou insulae sont à la fois délabrées et englouties ; vie de quartier, il n'y a pas un chat. Est-ce vraiment ça, la ville du futur ? Oui, une présence, il y en a une, là au coin, la dernière qui attend (les autres sont déjà en Amérique) : l'orbite gauche est vide, l’œil droit a été peint par un fou... Elle vacille, ma dernière statue, sous les coups de la bora. Le vent arrache la peau, s'engouffre entre les murs resserrés, force les entrées du dédale. Entrer ou renoncer ? Je touche le mur de brique, friable, tendre et humide : l'accès s'ouvre, nous aspire. C'est bien elle, la ville "sex-femelle" d'Apollinaire et de tous ceux qui l'effleurent avec un peu d'amour, le soir qu'il faut. "Soir dément", comme on dit ici, froid et désert : un quelconque dimanche d'hiver, première lune du nouveau janvier.
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Un restaurant à moitié ouvert ; sans enseigne ni publicité. A l'intérieur, guère plus qu'une soupente : dominé par deux femmes de l'île, énormes, la voix rauque, toujours en mouvement, des mains comme des battoirs.
Des tables de bois, de vieux buffets, une photo de groupe avec les drapeaux des régates : la vieille auberge que nous croyons disparue. Sur le banc, de petits poissons frits, de la polenta, du vin blanc. Malgré le tourisme, quelque chose demeure, pour la raison que c'est une ville démentielle, selon les spécialistes : malgré des millions de "présences", elle n'est pas encore touristique au sens propre, logique, occidental. Les plus beaux soirs de l'année - ceux d'hiver -, elle se libère, prise dans une sorte de coma, inhospitalière ; en rien touristique. Le maximum de la désolation est atteint au moment des fêtes plus populaires : entre Noël et le nouvel An - ni un bateau, ni un café, ni un WC, ni un théâtre, ni un cinéma. Le résultat est la totale disponibilité - plus besoin de réserver - durant des jours et des nuits, d'une ville entière, fantomatique, eau et pierres, tout compris. La dernière du monde, habitée juste ce qu'il faut : pour ne pas vous laisser tout à fait seul, quelqu'un continue à allumer la lumière, ça et là dans les maisons.
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Une ombre me précède, à présent ; puis se retrouve à mes côtés, me suit. L'homme observe porte après porte : il cherche un numéro, explique-t-il, communal. Mais ici, ce n'est pas le lieu où trouver des numéros, qui forment l'essence du monde moderne ; communaux ou pas, les numéros continuent à monter ou à descendre, en avant et en arrière, sans logique : à Venise, ils augmentent avec les années, ou avec les siècles, et non en suivant les rues. Celui qui arrive en premier a son numéro en premier; comme au paradis ou peut-être en enfer. Mais alors, demande l'ombre à elle-même, pourquoi perdre du temps, pourquoi continuer ? Et un instant après : quelle année était-ce ? Nous ne cherchons plus un numéro, nous cherchons une année, ou un fil. Et alors, passe un couple enlacé : le fil, eux, ils l'ont trouvé. On dit que les amours à Venise sont brèves ; en tout cas, à ce que l'on voit, elles sont intenses. Maintenant, nous nous suivons un peu tous : eux deux, l'ombre, les deux jeunes gens, les femmes russes, les numéros de maison, tous attirés par un son, une flûte, flûte enchantée, dans la profondeur des calli... Quelqu'un s'arrête sur le pont, écoute. Tout comme un autre en bas sur la barque, du canal : nos sosies, dans l'eau. La musique, c'est Mozart, sous les murs de la Fenice : la flûte se répand dans la ville silencieuse, nous fait revenir à l'esprit - nous fait espérer - un printemps dans ce soir d'hiver.
Extrait de "Lunaisons vénitiennes" (Éditions la Découverte, 1992).
Paolo Barbaro, Ennio Gallo de son vrai nom, est originaire de Vénétie et vit à Venise. Comme nombre d’autres écrivains italiens réputés, citons ici Primo Levi ou Emilio Gadda, Paolo Barbaro partage sa vie entre l’écriture littéraire et l’exercice d’une profession technique, il est en effet également ingénieur spécialisé en hydraulique. Ce qui du reste explique de son angle d’attaque de Venise qu’il explore depuis les années 1980 à travers l’écriture littéraire. Lunaisons vénitiennes (La découverte 1992; 10/18, Odyssée 1997) est l’exploration poétique de Venise durant une année. A raison de deux chapitres par mois, il explore les paysages et lieux de la cité des doges, îles, campi, ponts, quais ... avec une attention particulière aux problèmes écologiques de la lagune. Aussi n’est-ce pas la Venise touristique qui s’expose ici, mais une Venise au quotidien, avec ce qu’elle peut aussi avoir d’âpre, de froid et d’inhospitalier. Paolo Barbaro nous invite à porter sur Venise un regard plus responsable.
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