Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

30 août 2006

Esquisses vénitiennes

J'ai dormi, cette première nuit, dans un tel silence qu'il me semble que je ne me réveillerai jamais tout à fait. Cependant l'air matinal rafraîchit mes yeux, mais les choses qu'ils voient contribuent à me maintenir, dans un demi-rêve : ces eaux muettes, ces pierres taciturnes, ce ciel lumineux, – tout le décor de la ville enchantée où la noire gondole qui me mène paraît signifier, par sa forme funéraire, qu'on est mort au reste du monde.
N'est-ce pas, en effet, ici un lieu étrange par sa singulière beauté? Son nom seul provoque l'esprit à des idées de volupté et de mélancolie. Dites : "Venise", et vous croirez entendre comme du verre qui se brise sous le silence de la lune.... "Venise", et c'est comme une étoffe de soie qui se déchire dans un rayon de soleil... "Venise", et toutes les couleurs se confondent en une changeante transparence... N'est-ce pas un lieu de sortilège, de magie et d'illusion ?

Ce ne sont pourtant ni des ombres, ni des fantômes qui l'habitent, mais des hommes, et des hommes qui naissent et meurent, qui vivent et qui mangent, car ma gondole croise des barques chargées de légumes et de fruits, et l'eau roule des feuilles et des écorces. Sur les marches de ce petit quai, on entasse des paniers de poissons et de coquillages. Des gens marchandent ces nourritures. Ils n'ont l'air ni étonnés ni anxieux d'être là. Je voudrais leur parler et leur avouer mon angoisse. Ah ! qu'ils m'apaisent et me rassurent, qu'ils me convainquent que tu n'es pas un rêve fragile et vain, ô Ville enchantée, que tu ne vas pas, comme une vision de sommeil, te dissoudre et t'évaporer; que tu n'es pas seulement un mirage passager de ta lagune, un peu de lumière et de couleur entre le ciel et les eaux, - car j'ai peur, j'ai peur, si je fermais un instant les yeux, de ne plus, en les rouvrant, retrouver à ta place, ô Ville marine, que l'étendue des ondes désertes au-dessus desquelles planerait le vol de bronze, Venise, de ton Lion ailé !
Henry de Régnier
"Esquisses vénitiennes",
in - Revue de Paris, 1er août 1905
posted by lorenzo at 00:17

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