Dix-neuvième année - Nouvelle édition. Les Hors-Textes de Tramezzinimag :

24 septembre 2007

Unde origo, inde salus !


En novembre 1966, 279 ans et 6 jours après son élévation au fronton de la basilique de la Salute, au moment de ces folles journées où le monde craignit pour l'avenir de Venise submergée par plusieurs mètres d'eau, la chute d'Eve, tombée du fronton où elle était juchée depuis plus de trois siècles, passa inaperçue. Elle s'abattit en mille morceaux sur le parvis inondé de la Salute.
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L'année d'après, un panneau à l'entrée du campo au bord du Grand canal faisait sourire "Pericolo, caduta angeli" (Danger, chute d'anges). Il exprimait pourtant tout le désarroi des vénitiens d'alors. La ville tombait en ruine. Il fallait réagir. En fait l'histoire est bien jolie mais elle est fausse. Elle fut inventée par des journalistes. elle porta cependant ses fruits puisque quelques mois plus tard, la France s'organisa pour sauver la Salute et finança les travaux de restauration de cette somptueuse basilique élevée par Longhena dès 1631 et consacrée le 9 novembre 1687.

Vous connaissez l'histoire. La peste sévissait à nouveau. C'est l'ambassadeur de Mantoue qui l'y a introduite, sans le savoir, en venant implorer les secours de la Sérénissime devant le siège de sa ville par l'Empereur Ferdinand. En dépit de la quarantaine qu'on lui impose avec sa suite dans l'île de San Clemente, l'émissaire contamine un menuisier venu aménager l'appartement qui lui avait été dévolu. Quelques jours plus tard, l'ambassadeur rend son dernier soupir, suivi de peu par le pauvre menuisier. entre juillet et octobre, on dénombre près de 50.000 morts à Venise. Les hôpitaux débordent. Les cadavres sont jetés par les fenêtres dans les canaux et dans les rues. On assiste à des scènes de pillage et la police décimée a du mal à maintenir l'ordre. Une puanteur horrible se répand sur la ville. 


Le patriarche fait exposer le Saint-Sacrement toute une semaine dans la cathédrale de San Pietro in Castello. En vain. C'est alors qu'on se souvient au Sénat que la grande peste de 1576 fut brusquement stoppée après que la République ait fait édifier le temple votif du Rédempteur à la Giudecca. Le Sénat décide par 106 voix contre un bulletin nul et une abstention, de transporter en procession quinze samedis consécutifs l'image de la Vierge autour de la basilique San Marco. 
Lors de la première procession, le doge fait le vœu solennel de consacrer un sanctuaire à la Madone sous le vocable de Santa Maria della Salute. Le vocable italien "salute" signifiant à la fois la santé et le salut. Le 26 octobre, le serment est solennellement répété par le patriarche et le doge. Hélas cette cérémonie qui attira tout ce que Venise possédait encore de bien portants n'apaisa pas le fléau. Le mois de novembre vit 11966 victimes succomber à la terrible maladie dont 595 pour le seul jour de la San Todoro, le plus ancien patron de la ville. Pourtant le projet tient. Une commission est chargée d'étudier le meilleur emplacement pour la future église. Il la faut visible de partout et de loin. C'est le couvent de la Santa Trinita qui va être retenu. Exceptionnellement situé, à l'entrée du Grand canal, tout à côté de la dogana del mare. 

Le Sénat expédie les moines à Murano et les démolitions commencent. Un pont de bateaux permet de rejoindre depuis San Moïse, (à l'emplacement actuel de l'hôtel Bauer-Grunenwald), le sanctuaire provisoire en bois, installé au milieu du chantier. Le 1er avril, une procession vient pour la cérémonie de la première pierre, doge et sénat en tête, dans le vacarme des canons et des cloches. Dans une niche, la pierre gravée d'une dédicace votive est déposée avec une médaille d'or, dix médailles d'argent et douze de bronze, toutes frappées du même sceau : la piazzetta surmontée d'une vierge en triomphe sur une face et sur l'autre, le doge présentant la future église. Pour sceller cette pierre, outre le doge et le patriarche, il y avait l'ambassadeur du roi Louis XIII, l'un des seuls diplomates à n'avoir pas fui, qui fut invité à participer au geste symbolique. 
Hélas, le lendemain, le doge Nicolo Contarini est frappé à son tour et meurt dans son palais. Quelques semaines après, c'est au tour du patriarche de rendre l'âme, frappé par la terrible maladie. Le Sénat cependant poursuit sa tâche et désigne de nouveaux membres pour la commission chargée maintenant de décider de l'architecte. Onze projets seront examinés. Certains ne pourront pas être défendus, leurs auteurs mourant avant de pouvoir venir présenter à la commission leurs plans. Deux sont retenus. L'un, de Rubertini et Fracao, est une sorte de projet palladien, un Redentore géant. Le second projet, celui de Baldassare Longhena, fils d'un tailleur de pierre tessinois (ils le sont tous à Venise), est présenté par son auteur comme une "machine ronde, vierge, digne, belle, telle qu'il n'en existe nulle part en ce monde." 

Comme toujours en Italie, une longue polémique attisée d'injures, de rumeurs, et de bagarres va suivre. Bataille d'experts, conflits entre les tenants de la modernité et les conservateurs. Finalement, Longhena est sélectionné. Dès ce moment-là, la peste va ralentir sa terrible progression et dès le début de l'été 1631, le nombre de victimes diminue. Le 28 novembre, le doge Francesco Erizzo proclame officiellement la ville libérée du fléau. Le bilan est lourd : 128.000 morts en onze mois. Une gigantesque procession d'action de grâce part alors de San Marco et par le traditionnel pont de bateau se rend sur le chantier de la Salute. On en est à la plantation des pilotis qui soutiendront le bâtiment. 1.106.657 pieux en chêne seront ainsi enfoncés en cercles sur les 2666 mètres carrés de superficie. Cela prendra 26 mois exactement et des centaines d'ouvriers. Longhena qui n'avait que trente deux ans lors du début des travaux, ne verra pas son chef-d’œuvre terminé. 
© photographie de Gigi - 2007.
Il faudra cinquante six ans pour en venir à bout, à cause des guerres qui vont se succéder mais aussi du nombre incroyable de sculptures et de reliefs qu'il faudra faire tailler... L'église est consacrée le 9 novembre 1687. Cinq ans après la mort de l'architecte. Heureusement pour lui, il n'entendit jamais les critiques qui depuis toujours se manifestent à l'encontre de sa basilique : trop baroque, trop vulgaire, trop lourde, trop de styles mélangés... "J'ai voulu offrir une couronne à la Vierge" disait Baldassare Longhena en défendant son église.
Quelques siècles plus tard, les vénitiens restés fidèles à leur vœu continuent de se rendre, très nombreux, chaque année en procession à la basilique. Et les mots gravés au cœur du pavement de marbre polychrome, autour de la rose de pierre qui en forme le centre, en sont un rappel : "Unde origo, inde salus" ("D'où je tire mon origine, de là me vient mon salut"). Allusion à l'antique tradition qui fait coïncider l'anniversaire de la naissance de Venise avec celui de l'Annonciation. Rappel aussi de ce vœu lointain de leurs ancêtres. Depuis près de quatre siècles Venise place ici sa sauvegarde. En 1970, Venise avait juré de sauver la Salute en danger, et c'est la France qui l'y a aidée, prolongeant ainsi le geste de son ambassadeur, qui par un matin de printemps en 1631, en posa la première pierre...

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