06 septembre 2009

Les vieux vénitiens


«...Gosses, adolescents, vieillards, dans ce flot : je me revois gamin, au milieu des vieux : je me vois vieux au milieu des gamins. ombres de vieillards, partout, en nombre. Dans les autres villes on ne les voit pas, ils restent chez eux ; ceux qui le peuvent sortent en voiture. Ici, les voici dehors parmi nous, les vieux, ces étranges êtres invisibles dans la ville d'aujourd'hui. Mal assurés sur leurs jambes, pauvres ou non, droits, tordus, bancals, un peu fous. Dans la rue, à pied, à deux pas, à côté de vous. Je suis tellement impatient, mais l'un des vieux me sourit, celui-ce juste à côté voudrait me parler. L'un vous parle, vous parlez à un autre. Il y en a toujours un, plus d'un, qui parle tout seul : il parle et se répond. "Où sommes-nous, où sommes-nous...?", répète celui qui se traîne avec deux cannes, lentement, lentement sur le pont. Ça fait de la peine, les vieux souffrent, font souffrir, ils ne sont pas beaux, ils sont laids... Mais au moins, ils sont ici dehors, avec nous, avec les autres, ils essaient eux aussi de sortir ; s'ils peuvent - pour peu qu'ils le puissent - bouger. L'un arrive jusqu'au pont et s'arrête, c'est trop difficile à traverser : il s'arrête sur le banc à rêver, il regarde les gens, les pigeons, les enfants. Du moins il regarde, voit, observe : il est là un peu avec les autres. Regarder est important - toute la ville regarde et se regarde, bavarde, raconte.
On ne fait rien d'autre que regarder, observer, échanger quelques mots ou, qui sait, un millier de mots. A la maison, plus tard, tous recommencent à raconter et à se raconter, mais surtout eux, les vieux :" j'ai vu celui-ci, j'ai vu celui-là ; il était de bonne humeur, il était mal luné ; il m'a dit ça, il ne m'a pas dit ça... Nous qui sommes moins vieux, il y a une chose que nous ne nous disons pas : c'est que d'ici peu nous serons nous aussi comme eux, les estropiés de l'Évangile qui s'arrêtent au pont.»
Paolo Barbaro
Extrait du Petit guide sentimental de Venise
(Éditions du Seuil)


5 commentaires:

Enitram a dit…

Quelle émotion ce texte! Tout de suite il me fait penser à la très émouvante chanson de Jacques Brel, "les vieux" et un petit livre, "les encombrants" de Marie Sabine Roger, qui m'a interpellée jusqu'aux larmes...Car la vieillesse, ça n'arrive pas qu'aux autres!
Et que diable! Aimons nos anciens, ne les parquons pas dans des maisons de retraite ou autres mouroirs......
La vie de famille élargie a disparue avec à la clé une façon de vivre plus égoïste....
Cela paraît moins triste de vieillir à Venise???

maite a dit…

Tout paraît moins triste à Venise ; du moins on voudrait s'en persuader. Quand on lit "Il Gazzettino", il y a malheureusement les mêmes faits divers que partout ailleurs. Je crois cependant que les Italiens ont plus le sens de la famille que nous et qu'ils ont ainsi plus de considération pour leurs "anciens" .

Anonyme a dit…

Merci Lorenzo de nous transmettre ce texte très émouvant.
Non pas mourir à Venise, mais y vieillir !
Gabriella

Pascale Chapus a dit…

Ne pas dire :
Venise appartient aux touristes aux foresti...
Passons quelques heures Campo San Margherita, Campo Giacomo dell' Orio,regardons les enfants, les chiens, les vieux, les pigeons, les gens munis de leurs charettes pour la pescheria...Venise existe, Venise est vivante, Veniste est riche de son passé, de son présent et de tous ces jeunes qui préparent leurs études à l'Université...

Lorenzo a dit…

C'est tout à fait vrai, aussi.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vos commentaires :