On me
demandait l'autre jour de parler des endroits où j'ai vécu à Venise
quand j'étais étudiant. Cette petite rétrospective (que je vais essayer
de rendre le moins nostalgique possible pour ne pas donner l'impression
de trop vivre dans ce passé vénitien qui continue d'orienter toute mon
existence, et pour ne pas inquiéter certaines de mes lectrices qui
finissent par penser que je suis un homme bien triste !), m'amuse en
fait. N'y voyez ni regret ni introspection. C'est un petit jeu de piste
qui ramène à la surface bien des souvenirs, le plus souvent heureux.
.
En
arrivant à Venise, mon premier chez moi ne faisait même pas 15 m². Il
s'agissait d'un petit réduit fraîchement blanchi à la chaux meublé d'un
lit étroit, d'une penderie et d'une chaise. Baptisée chambre
par la propriétaire de l'auberge, la pièce donnait sur un puits de jour
d'où remontaient à heures régulières des remugles d'égouts assez
désagréables. Mais c'était chez moi. J'y ai séjourné deux mois. La signora Biasin m'avait laissé décorer les murs de cartes postales et de photos. Il y a avait cette madone de Bellini qu'on peut admirer à San Zaccaria, une reproduction de la Tempête de Giorgione,
le plan de Venise, et quelques photos de ma famille et de mes amis.
J'ai passé là des heures merveilleuses. Mon premier logis vénitien, mais
aussi mon premier lieu de vie hors du giron familial ! .
Puis j'ai commencé à travailler dans la pensione.
L'université allait commencer, j'avais décidé de rester à Venise. En
échange des heures passées à l'accueil et à aider pour le ménage des
chambres, on avait mis à ma disposition un magazzino au 1875 calle dell'Aseo, au rez-de-chaussée de l'immeuble où les Biasin
avaient leur appartement - transformé en annexe officieuse -. La belle
façade de briques moulurées avait une certaine allure dans cette rue
étroite qui part de la Strada Nova, juste à l'angle du Teatro Italia.
Mon logis possédait deux fenêtres qui s'ouvraient sur un jardin rempli
d'oiseaux et où les enfants venaient jouer après l'école. Cela sentait
bon. Je n'étais pas encore installé dans un véritable appartement. Loin
de là. Pourtant je m'y sentais bien. Il fallait pour y accéder, suivre
un long couloir encombré par les poubelles de toute la maison. C'était
une pièce carrée avec un évier de buanderie et une cuisinière qui
servait aussi de chauffage. Un recoin avait été aménagé avec des
toilettes et un lavabo. J'allais au premier pour me doucher. Un
canapé-lit, un fauteuil, un bureau, deux chaises et une bibliothèque
composaient mon mobilier. J'y ajoutais tapis, tentures, quelques lampes
de-ci- de-là et le magazzino se transforma en quelques semaines en un
sympathique studio d'étudiant.
.
Vous pouvez imaginer mon bonheur. Je restais là près de deux ans jusqu'à ce que je rencontre Giuliano G., alors galeriste à la Fenice. Avec l'appui du peintre Arbit Blatas
et le soutien du consul de France de l'époque, je fus embauché dans la
galerie. Ce ne fut pas une sinécure - j'en reparlerai - mais cela me
valut l'usage d'un appartement plus grand, Fondamenta delle Capuccine,
près de Sant'Alvise. L'immeuble fort ancien abritait autrefois l'atelier
d'un artisan. L'appartement qui me fut dévolu avait trois grandes
fenêtres situées assez haut qui donnaient sur les terrains de sport de
la paroisse. Après le chant des oiseaux, je vécus au rythme des parties
de foot et de basket. Après mon joli petit taudis du ghetto, le "chalet"
représentait le luxe. Je partageais l'entrée de la maison avec un vieux
monsieur terriblement sourd qui ne parlait qu'en dialecte. Très haut de
plafond, tapissé de lambris comme un chalet de montagne, mon
appartement avait une vraie cheminée, des poutres apparentes et un
mobilier très confortable. J'avais une vraie cuisine et une vraie salle
de bain ! La chambre était juste assez grande pour contenir un grand
lit. Il y faisait doux en hiver et frais en été. Tout était
ingénieusement agencé et joliment décoré. C'est dans cet appartement que
la petite Rosa, ma
jolie chatte grise a fait ses premiers pas de chat indépendant... Les
mois ont passés. J'ai vécu dans mon petit chalet suisse deux hivers
agréables. Puis mes relations avec mon employeur devenant assez
difficiles, j'ai déménagé pour Dorsoduro. Des amis persans, étudiants en
architecture quittaient l'appartement qu'ils occupaient en collocation.
Je visitais les lieux. .
La
maison située calle Navarro, entre les Zattere et San Vio, me plut dès
que j'en franchis le seuil. L'appartement était situé au dernier étage.
Appartenant à Federico A., étudiant en médecine, il était occupé, outre son jeune propriétaire, par les deux persans et une étudiante en lettres, prénommée Betti.
Une vaste cuisine à l'ancienne, pièce commune de la tribu, trois
grandes chambres bien éclairées et le grenier aménagé qui servait de
tanière à Federico. Après un grand nettoyage (mes deux amis fumaient beaucoup et n'ouvraient jamais les fenêtres de leur chambre),
mon nouveau logis pris pimpante figure. Une armoire et une commode pour
mes vêtements , un divan pour dormir, un fauteuil, un bureau, et des
étagères pour mes livres. Je venais d'acquérir la première pièce de ma
petite collection d'art contemporain, un magnifique bronze d'Augusto Mürer,
ce faune à la flûte qui m'a depuis suivi dans tous mes déménagements.
C'est calle Navarro que j'ai découvert mon désir d'écrire et ma passion
pour Venise. Installé devant la fenêtre de ma chambre, face aux toits du
quartier, avec le campanile de Santo Stefano en face, les oiseaux qui
pépiaient sur les rebords des toitures de l'autre côté de la rue, ce
décor inspira mes premières nouvelles et aussi les articles que le
journal Sud-Ouest me commanda, à l'époque où Pierre Veilletet en était le rédacteur en chef. .
Puis
ce fut le retour en France. La manifestation que je décidais
d'organiser à Bordeaux en hommage à Venise ne devait me retenir que
quelques semaines. Noël passa et j'étais encore à Bordeaux. Celle qui
allait devenir ma femme me mit en demeure de choisir. Il me fallait
décider. Nous aurions pu nous marier et partir vivre en Italie. Le
consul m'y encourageait, persuadé qu'avec mes connaissances, mes
compétences et n'importe quel concours du quai d'Orsay qu'il m'aurait
aidé à préparer, je deviendrais un jour per forza consul, quand
ce poste qui ne demeurerait pas éternellement politique, serait confié à
des enseignants ou à des attachés culturels. Ce visionnaire avait vu
juste. Quelques années après son départ, c'est l'attaché culturel, et le
lecteur d'italien, qui occupèrent tour à tour la charge, bien dénudée
et version allégée, de représentant de la France à Venise...
Mais ce ne
fut pas mon destin. La vie, les habitudes, quatre merveilleux enfants,
allaient m'éloigner définitivement de la Sérénissime. Fort
heureusement les liens du sang me permirent de ne jamais m'en éloigner
trop longtemps et la jolie petite maison de la Toletta permit pendant
quelques années ma cure vénitienne. Mais des impératifs patrimoniaux et
la disparition de notre dernière parente nous fermèrent définitivement
la porte de cette maison et de son merveilleux jardin. Je retourne
toujours à Venise mais je n'ai plus de lieu où poser mes affaires,
déballer mes livres, qui soit mien. Je sais que ce n'est que temporaire,
"Dieu voulant" comme on dit chez moi...
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